L'école des femmes peintres d'Obersteinbach

Durant la période allemande, avant 1918, Obersteinbach en Alsace du Nord a accueilli une école de peinture pour femmes. Un pan d'histoire oublié, remis en lumière par le groupe d'histoire locale.
 

Obersteinbach, tout au nord du Bas-Rhin, est un petit village idyllique, adossé à la forêt qui trace la frontière avec l'Allemagne. Loin des grands axes, veillé par des rochers de grès et de somptueuses ruines de château fort, c'est un paradis pour les randonneurs et les amateurs d'air pur.

Pourtant, de 1896 jusqu'à la fin de la Première guerre mondiale, cette petite commune de moins de 230 habitants était devenue, deux fois par an, un haut lieu culturel. Elle attirait des femmes peintres de toute l'Allemagne. "A l'époque, soudain, des dames de la ville, élégantes, sont venues pour peindre" raconte Christelle Ullmann-Zerafa, membre de l'association d'histoire Patrimoine d'ici qui a remis en lumière cette période tombée dans l'oubli. "Elles s'installaient à l'orée de la forêt et dans les prés, et sortaient leur chevalet et leur toile. Elles étaient attirées par ce village forestier, mais aussi par les paysans qui travaillaient aux champs." Du bout de leur pinceau, elles voulaient reproduire "la vie réelle, telle qu'elle était."
 


A l'origine de cet engouement pour Obersteinbach, un homme, Franz Hein. Ce peintre originaire d'Allemagne du Nord, féru d'histoire et de légendes médiévales, pratiquait tout autant la peinture à l'huile que la gravure sur bois et la lithographie. Il enseignait à l'académie des beaux arts de Karlsruhe (Bade-Wurtemberg), très réputée en cette fin du 19e siècle, qui attirait des élèves de toute l'Allemagne. A l'époque, les peintres souhaitaient sortir de leurs ateliers pour trouver de nouveaux motifs, en plein air, à la campagne. Certains enseignants de Karlsruhe et leurs élèves avaient jeté leur dévolu sur le proche village de Grötzingen (Bade-Wurtemberg), où une colonie de peintres s'est créée dès 1890. Franz Hein, lui, cherchait ailleurs. "C'était un homme passionné, enthousiaste" explique Christelle Ullmann-Zerafa. "Il a sillonné les Vosges à la recherche d'un lieu qui lui permettrait d'exprimer sa force artistique intérieure." En découvrant la ruine du château du Wasigenstein et, quelques kilomètres en contrebas, le petit village d'Obersteinbach, il a eu un véritable coup de cœur. Ses impressions de voyage, consignées par la suite dans un livre autobiographique, ont permis à l'association Patrimoine d'ici de mieux comprendre ses motivations, et l'enchaînement des événements.
 

Désireux de partager avec d'autres ce lieu qui répondait tant à ses attentes, Franz Hein s'est mis à y organiser deux fois l'an sa propre colonie de peintres (Malerkolonie). Mais, fait inédit pour l'époque, il l'a principalement destinée aux femmes. Non pas des oisives à la recherche d'un passe-temps, mais de vraies artistes, dont beaucoup fréquentaient l'académie de Karlsruhe, et voulaient apprendre toutes les techniques possibles, du crayon à l'aquarelle. "A l'époque, c'était une période de transition pour les femmes" précise Christelle Ullmann-Zerafa. Les jeunes femmes venues à Obersteinbach recherchaient d'autres voies et d'autres buts que d'être simplement femme au foyer et mère de famille. "Elles voulaient exprimer leur personnalité à travers leur art. L'une d'elles a dit : "Je ne suis pas un homme, je ne suis pas une femme, je suis une artiste. Et je veux vivre de ma peinture."
 

Je ne suis pas un homme, je ne suis pas une femme. Je suis une artiste. Et je veux vivre de ma peinture.

L'une des femmes peintres venues à Obersteinbach


A chaque nouvelle Malerkolonie, les jeunes femmes arrivaient en train jusqu'à Lembach (Bas-Rhin), puis effectuaient les derniers kilomètres en calèche. A Obersteinbach, la plupart logeait dans l'auberge Fricker-Sensfelder (aujourd'hui hôtel Anthon). "La calèche arrivaient jusque dans la cour, et les chambres étaient modernes pour l'époque" raconte Christelle Ullmann-Zerafa. Rapidement, les aubergistes ont constaté qu'il était très intéressant pour eux d'accueillir ainsi des artistes. "On sait que par la suite, madame Fricker a même fait construire une véranda", pour leur permettre de peindre à l'intérieur, par mauvais temps. Et le soir, Franz Hein y donnait des cours ou des conférences.
 

Dans le village, leur présence était bien accueillie. Les habitants, plutôt flattés par leur présence et l'intérêt qu'elles leur portaient, surnommaient ces jeunes femmes "Lehrmaidle" (apprenties) ou "Molwiewer" (femmes peintres). Et ainsi, durant une bonne vingtaine d'années, deux fois par an, Obersteinbach devenait "the place to be", et voyait ses arbres, ses sentiers, ses vaches et ses rochers tutélaires immortalisés par un pinceau, un crayon ou une gouge. 

En 1918, la Malerkolonie a brusquement pris fin. A l'issue de la Première guerre mondiale, tous les Allemands présents en Alsace ont dû repartir, et à quelques centaines de mètres d'Obersteinbach, en forêt, la frontière avec l'Allemagne a été rétablie. Puis toute l'histoire de la Malerkolonie, creuset de modernité et de liberté, est tombée dans l'oubli.

Bientôt, à Obersteinbach, plus personne n'évoquait cet incroyable pan d'histoire sociale et artistique. Personne, sauf… Mina Ullmann, la mère de Christelle Ullmann-Zerafa. Décédée en 2018, à l'âge de 103 ans, elle avait une mémoire infaillible, et savait encore que ses parents, boulangers, avaient régulièrement hébergé des femmes peintres dans leur chambre d'amis  (Fremdezimmer). En effet, lorsque l'auberge Fricker-Sensfelder était au complet, certaines artistes dormaient chez l'habitant.

Sa vie durant, Mina Ullmann avait collectionné tous les objets possibles en lien avec l'histoire de la Malerkolonie. "Elle a toujours dit aux membres de l'association Patrimoine d'ici : Faites quelque chose de cette histoire. Vous faites des recherches sur tout, mais rien sur cette colonie de peintres" se souvient Christelle Ullmann-Zerafa, qui regrette que leurs recherches aient seulement abouti après la disparition de sa mère.
 

Lorsque, enfin, l'association s'est véritablement penchée sur le sujet, elle n'avait que peu d'indices : le récit et quelques reproductions de tableaux rassemblées par Mina Ullmann, ainsi que l'autobiographie de Franz Hein. Puis s'est ajoutée une quinzaine de petits tableaux originaux, portraits et vues d'Obersteinbach, retrouvée dans une cave. Fait intéressant, cette cave était celle du grand-père d'Evelyne Flaig-Berring (autre membre de l'association), qui avait racheté l'auberge Fricker-Sensfelder dès 1929. Ces tableaux, dont l'un représente la fille adolescente de la famille Fricker, étaient probablement des cadeaux laissés aux aubergistes par leurs hôtes. "Durant soixante ans, ils ont traîné à la cave, entre les pommes et les pommes de terre" raconte Evelyne Flaig-Berring. "Avec l'association, on a commencé à s'y intéresser. On a reconnu certains modèles des portraits, et certaines des maisons reproduites… Et ça a commencé comme ça."

Pendant plus d'une année, les membres de l'association se sont retrouvés chaque semaine. Ils ont fait des recherches sur Internet et visité des musées en Allemagne. La rencontre de deux historiens allemands et d'un photographe, qui a pu leur fournir de nombreuses photos de tableaux peints à Obersteinbach et éparpillés dans des musées, leur a permis, peu à peu, de reconstituer les pièces du puzzle.
 

Il en est sorti un livre bilingue, français-allemand "Die Malerkolonie Obersteinbach, colonie de peintres, 1896-1918", richement illustré, et proposé à la vente dans les restaurants et commerces du secteur. Mais également un circuit balisé autour du village, une bonne heure de balade en libre accès, agrémentée de panneaux reproduisant les tableaux les plus marquants dans le décor qui les a vus naître. Quelques tableaux originaux, principalement de Franz Hein lui-même, sont à voir à la Maison des châteaux forts, et d'autres dans la salle à manger d'Alsace-village, l'hôtel au naturel tenu par la famille de Christelle Ullmann-Zerafa.  
 

Pour nous, c'est l'aboutissement de quelque chose qui est dans les cartons depuis très longtemps.

Christelle Ullmann-Zerafa, membre de Patrimoine d'ici

 


En parallèle, et jusqu'en novembre, le musée historique et industriel de Reichshoffen propose également une petite exposition sur le sujet. Et rappelle qu'à côté de toutes ces femmes peintres issues de toute l'Allemagne d'alors, quelques-unes étaient des Alsaciennes. La première, Sabine Hackenschmidt, fille du pasteur du proche village de Windstein (Bas-Rhin), a participé à la Malerkolonie dès 1902, et fini sa carrière en 1938 comme assistante aux musées de Strasbourg. L'autre, c'est Amélie de Dietrich, issue de la grande famille d'industriels, et élève de Franz Hein de 1898 à 1899. "On sait que Madame de Dietrich est allée à Obersteinbach en avant-garde, avec sa gouvernante, pour trouver une chambre pour sa fille" raconte Lise Pommois, animatrice du musée et conceptrice de l'exposition. "Et ensuite, tout le clan de Dietrich est arrivé en grande pompe. Donc ça a fait du bruit dans le village." A force de ténacité, Lise Pommois a réussi à retrouver trois tableaux peints par Amélie : un rocher, et deux reproductions de bâtiments du village de Sturtzelbronn (Moselle), situé à quelques kilomètres d'Obersteinbach. Le reste des œuvres exposées est de la main de Franz Hein.     
 


Mais pour Patrimoine d'ici, l'aventure n'est pas terminée, loin de là. Car de fil en aiguille, leurs recherches les ont mis sur la trace de l'arrière-petite fille du fondateur de la Malerkolonie, Franziska, qui vit près de Leipzig. "J'ai eu son adresse par un éditeur", explique Uwe Finkbeiner, un autre membre de l'association. Lorsqu'il l'a contactée, "elle était très heureuse que son aïeul soit ainsi honoré." Elle a même promis de leur confier un album de famille, qui contient plus de 153 photographies originales de la Malerkolonie à Obersteinbach. Une belle occasion pour en apprendre encore bien davantage sur le passé artistique du village. "Et bien sûr, on en fera quelque chose" se réjouit Christelle Ullmann-Zerafa. "Exposition ou livre, on ne le sait pas encore, mais d'avance, ça nous enthousiasme." Car il s'agit avant tout de transmettre ce dynamisme aux jeunes générations. Faire revivre des souvenirs, certes, mais avec l'espoir de raviver, d'une manière ou d'une autre, la vocation artistique de ce village unique en son genre. "Ce serait génial qu'il y ait à nouveau un tel esprit artistique à Obersteinbach" sourit Christelle Ullmann-Zerafa.  

Et l'an prochain, une exposition présentant l'ensemble des œuvres et reproductions retrouvées est prévue à Dahn (Palatinat) du 19 août au 26 septembre 2021.


 
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