Ils ont 27 ans et en 2021 ont tous les deux démissionné de leurs emplois pour se lancer dans l'entrepreneuriat. La Rémoise Inès Saadallah et son compagnon, Axel Delannoy, ont lancé Cygnes. Leur entreprise de fabrication de collants hyper résistants s'envole sur le marché faisant même grincer les dents de certains industriels bien en place.
"Armés" d'un tranchoir à saucisson, d'une courgette et d'un de leur collant, les deux cofondateurs de l'entreprise Cygnes réalisent des tests de résistance. "C'est la première fois que je le pratique, précise Axel Delannoy, en regardant son associée. J'espère que cela va fonctionner !" La courgette dans le collant, la lame coupe le légume et pas le collant. Mission réussie !
Installée récemment dans les locaux du quartier Clairmarais à Reims, la toute jeune entreprise avait besoin de place pour son stock, besoin de bureaux pour ses salariés. Signe que l'idée de départ de ces deux jeunes entrepreneurs a fait son chemin. Et même atteint, en un temps record, une première étape : celle de convaincre sur un marché très concurrentiel.
"Pas dans le sens du business"
Inès Saadallah et Axel Delannoy se rencontrent à l'école de commerce de Marseille puis s'installent à Paris où ils travaillent comme consultants en conseil stratégie marketing. Juste avant le confinement de 2020, ils participent à une réunion de famille. "Toutes les femmes de ma famille se sont mises à se plaindre de leurs collants, explique Inès Saadallah cofondatrice de l'entreprise Cygnes. Elles disaient que c'était des produits jetables et qu'aucune marque ne les satisfaisait. Et en plus ça coûtait cher. Le lendemain, je rentrais chez moi et mon collant était bon à jeter. Je me suis dit qu'il y avait quelque chose à faire. Je me suis souvenue d'un reportage d'Arte visionné 10 ans auparavant sur l'obsolescence programmée et les collants faisaient partie de leur sujet. J'en ai tout de suite parlé à Axel, mon associé, et l'aventure a débuté".
Nous avons contacté beaucoup d'industriels du collant. La majorité, si ce n'est presque tous, nous ont rit au nez.
Inès Saadallah, cofondatrice de l'entreprise Cygnes
Le collant, ou plus exactement le bas, est pourtant, au tout début de son existence, fin des années 30, un vêtement très résistant. "Au fil du temps, la qualité de ce produit a été détériorée et ils ont été fabriqués pour ne pas durer, reprend Inès. La durée moyenne de vie d'un seul collant est de trois fois. On le produit, le porte trois fois et il est jeté, incinéré. Il n'y a aucune façon de le recycler. Il faut savoir que c'est très énergivore à la production. Il faut 750 litres d'eau pour pouvoir produire un seul collant. Une aberration écologique et économique".
Leur étude client vient éclaircir, un peu plus encore, leur idée de départ. 1500 personnes y répondent. "Là, nous avons eu des chiffres sur le budget moyen d'une personne, 150 euros par hiver, précise encore Inès. Et la durée de vie très limitée par collant. Je n'en avais pas du tout conscience. C'est ce qui nous a poussés à vouloir révolutionner ce marché et à trouver le moyen de produire un collant qui dure vraiment". L'autre pari : trouver des partenaires français. Car si leur objectif premier est de défier la résistance de ce produit, il est aussi de produire en France. L'Italie étant le leader en la matière, la tâche est de taille. Propulsés dans l'univers de la production à tout prix, les deux associés ne s'attendent pas du tout à la réaction des professionnels du milieu.
"Nous avons contacté beaucoup d'industriels du collant. La majorité, si ce n'est presque tous, nous a ri au nez, se souvient la cofondatrice rémoise. Ils nous ont dit que cela (leur idée de collant résistant) n'allait pas dans le sens du business, leur objectif étant de faire du volume. Ils avaient beaucoup de machines à faire tourner et du personnel recruter qu'il fallait occuper. Donc en allongeant la durée de vie des collants, ça allait à l'encontre de leur activité". À force de recherches, Inès et Axel contactent un fabricant français qui accepte de les rencontrer, puis de travailler avec eux. "D'innover, chose qu'on ne lui avait jamais proposé de faire. Avec toutes les recherches que nous avions faites en amont avec Axel, sur les matières premières, le marché, nous lui avons proposé différentes matières premières avec lesquelles il a accepté de travailler pour tester sur ses machines et produire un collant".
Nous avons vendu plus de 15 000 collants en une saison. Cela a été très vite, très fort pour nous.
Inès Saadallah, cofondatrice de l'entreprise Cygnes
Plus d'un an de recherches et de développement est nécessaire avant de pouvoir se lancer. En 2021 le collant ultrarésistant fabriqué en France est prêt à être commercialisé. Les deux associés y ont laissé toutes leurs économies et lancent une campagne de financement participatif en novembre 2021. Ils rencontrent, alors, leurs 500 premiers clients. Marketing, communication, ils gèrent tout à deux. Des efforts récompensés par un démarrage en trombe, et les premières commandes sont livrées pour Noël 2021.
Du Pont de Nemours y renonce, Cygnes les produit à nouveau
Les premiers retours clients arrivent. Le site internet est créé et la présence sur l'ensemble des réseaux sociaux indispensable. Avec un produit de saison, Cygnes ne peut pas se permettre de rater ses hivers. "Nous n'avions pas prévu que cela allait répondre autant, reprend Inès, donc nous avons été souvent en rupture de stock. Nous avons vendu plus de 15 000 collants en une saison. Cela a été très vite, très fort pour nous".
Une histoire qui rappelle celle de l'entreprise américaine Du Pont de Nemours. En 1935, leur équipe de chimistes conçoit une nouvelle fibre, appelée Nylon. Les premiers bas nylon sont très prisés car très résistants. Les femmes des années 40 gardent leurs bas tout l'hiver. Mais, les ventes du produit stagnent ainsi que sa production et la société américaine révise sa copie car, dans le même temps, les industriels du textile s'inquiètent. Ils pensent que cette découverte met en péril tout un pan de leur économie. Du Pont de Nemours décide alors de remanier la formule chimique et notamment de réduire les additifs qui permettent la résistance du nylon aux ultraviolets et à l'oxygène de l'air. Résultat, les bas filent à nouveau, et les ventes repartent. Le début d'une obsolescence programmée qui n'a eu de cesse de progresser.
Plus tôt que prévu nous avons fait face à un nombre grandissant des commandes sur notre site internet. On a des boutiques qui souhaitent nous distribuer et certaines qui le font déjà.
Inès Saadallah, cofondatrice de l'entreprise Cygnes
En 2021, les cofondateurs de Cygnes s'attaquent, sans le savoir, à une économie bien organisée. Le collant, depuis longtemps, est un produit consommé et jeté. Sa fabrication est excessivement consommatrice d'eau et d'énergie. Les composants sont issus du pétrole. En faire, à nouveau, un vêtement ultrarésistant c'est dire stop à ces pratiques. C'est aussi s'attirer les foudres d'une économie du textile et de la mode, à plusieurs reprises montrée du doigt par des associations ou des médias.
Car si les fibres utilisées par l'entreprise rémoise Cygne sont encore, pour l'heure, issues du pétrole, sa qualité de résistance, en fait un atout majeur dans l'amélioration des pratiques environnementales. Plus résistant, le collant se garde plus longtemps. Il est donc moins acheté et moins produit. Mais alors, comment une entreprise peut durer dans ce contexte-là ?
"C'est difficile encore de convaincre certains clients qui n'ont pas l'habitude d'acheter des collants plus chers que la moyenne, dit encore Inès Saadallah. On est sur un prix plus élevé qu'un collant traditionnel, mais on essaye de leur dire que le coût à l'usage est beaucoup plus intéressant". Convaincre d'acheter plus cher, c'est-à-dire en moyenne 35 euros le collant : sans doute le plus grand défi à remporter pour les deux associés. Pas simple lorsque ce produit s'achète à partir de 5 euros en grande surface.
Une réussite et des pressions
"Plus tôt que prévu, nous avons fait face à un nombre grandissant des commandes sur notre site internet. On a des boutiques qui souhaitent nous distribuer et certaines qui le font déjà. Nous avons aussi des entreprises qui viennent nous voir pour fournir leur personnel avec nos produits". La réussite est là, fulgurante. Un collant réalisé avec du fil utilisé pour les vêtements d'escalade, il fallait y penser. Aujourd'hui, après leur avoir ri au nez, le milieu les regarde de plus près, voire leur met la pression. Inès et Axel n'imaginent pas que ce coup de téléphone reçu un beau jour par un soi-disant média, est, en fait, la manœuvre d'une entreprise concurrente. Ils ont presque tout dit à ce faux journaliste et quelques jours plus tard ils reçoivent une mise en demeure pour concurrence déloyale. Une tentative pour les impressionner car ce courrier, mis entre les mains de leur avocat, est très vite écarté. Un coup de semonce et le sentiment, pour les deux entrepreneurs, d'être sur la bonne piste.
Depuis, ils restent très discrets. Ne donnent plus aucune information sur l'entreprise française qui tricote leurs collants. Ni même sur l'origine du fil.
Consignés et recyclés
En deux saisons, l'entreprise Cygnes s'est imposée sur le marché du collant. Mais Inès et Axel avaient aussi, dès le départ, construit leur projet en pensant à l'après utilisation. Il ne fallait pas que leurs collants, comme les autres, soient jetés. "Nous l'idée, ça a été de lui donner une seconde vie, précise Axel Delannoy, co-fondateur de l'entreprise Cygnes. On récupère nos collants pour la matière première dans un premier temps. Puis pour les recycler ou les upcycler (en faisant d'autres produits ndlr). Nous avions intégré tout cela au business plan de Cygnes. Nous avons des convictions très fortes d'un point de vue écologique. Nous pensons au développement d'un monde plus résilient et nous nous sommes tout de suite imposé cela."
Nous voulons garder notre production 100% made in France. On souhaite participer à la ré-industrialisation du textile en France. Alors pourquoi pas fabriquer en région Grand Est.
Inès Saadallah, co-fondatrice de l'entreprise rémoise Cygnes
À chaque collant acheté, le client se voit donc proposer de le renvoyer gratuitement à l'entreprise lorsqu'il est en fin de vie. Un système de consigne inexistant aujourd'hui en France pour ce produit. "Et personne n'y croyait. On nous avait dit cela ne va pas fonctionner. Nous avons été incitatifs, nous payons pour eux la consigne et, au final, cela a très rapidement plu à notre clientèle. C'est un peu une conviction écologique et sociétale de se dire que l'on peut faire de ce produit autre chose de sympa".
Aujourd'hui, dans la pièce de stockage des produits neufs, se trouvent aussi les sacs postaux retours des collants usagés. Tous sont triés par opacité pour être ensuite lavés et transformés.
"On avait imaginé des chouchous pour les cheveux, des bandeaux et également des pochons pour y ranger les collants, précise encore Axel. Nous travaillons sur plusieurs prototypes de bandeaux, le chouchou et le pochon sont finalisés. L'idée est de dire que derrière chaque collant il y a au moins une dizaine de produits connexes. Rien n'est jeté. C'est aussi un plaisir de pouvoir le faire avec les salariés et l'équipe de l'Eveil. L'Esat, établissement ou service d'aide par le travail, de Cormontreuil est un véritable moteur dans ce projet".
L'avenir se rêve en Grand Est
Les défis engagés ont été relevés. Le pari d'un monde industriel meilleur est possible et tout cela donne des ailes aux deux co-fondateurs de l'entreprise Cygnes. Mais il faut se préparer à grandir pour faire un plus long voyage. Être costauds financièrement pour lancer une production plus importante et développer son équipe de salariés. "Ce sont des enjeux de production et beaucoup nous recommandent de la délocaliser, explique encore Inès Saadallah. Ce n'est pas ce que l'on souhaite faire. Nous voulons garder notre production 100% made in France. On souhaite participer à la ré-industrialisation du textile en France. Alors pourquoi pas fabriquer en région Grand Est. C'est quelque chose que l'on est déjà en train de creuser".
Mais au fait, pourquoi Cygnes ? "Parce qu'il a fallu trouver une marque non déposée, sourit Inès. Et puis parce que le cygne a une seule ou un seul compagnon toute sa vie. Nous espérons qu'il en sera de même avec nos produits. Que nos clients nous resteront fidèles".