Les rues de Nancy voient régulièrement apparaître sur leur mobilier urbain et leur signalétique routière un petit personnage en costume et chapeau melon. Bouquet de fleurs à la main ou le cœur en bandoulière, il joue aussi du trombone à coulisse et du violon, quand il ne trimballe pas ses dessins dans un carton. Histoire d’une traque qui vire à l'obsession pour l’auteur du présent papier.
La chasse avait commencé pendant le confinement. Un premier personnage apparaît au pied de l’appartement où j’avais trouvé refuge. La boucle autorisée autour de mon meublé n’offre que peu de variantes de promenade. Dans un rayon de trois cents mètres autour de la rue de Mulhouse, j’en découvre une demi-douzaine d’autres. Le même ou presque, dans des postures et avec des accessoires différents.
Les éléments identiques : chapeau melon, costume, cravate, sourire bravache. Chaque autocollant (ou sticker) ne mesure pas plus de quatre ou cinq centimètres de haut. En noir et blanc, soigneusement découpé. L’impression est précise, le papier fin mais suffisamment costaud pour résister aux assauts du temps. Parfois le personnage au chapeau est violoniste ou trompettiste, accroché à un ballon qui s’envole. Il livre aussi des pizzas non loin du pont-levis de Malzéville. Il s’enivre rue Saint Dizier. Sur la place Carnot, il tient ses dessins dans un carton. Hors du temps, irréel, et pourtant ancré comme une bouée dans un quotidien qui étouffe du virus.
Je rêvais alors d’une carte de la ville où le créateur recenserait ses collages. Forcément, un tel document devait exister quelque part
L'auteur de ce papier
Comment identifier l’artiste qui l’avait conçu ? La première piste évidente, d’autant qu’un personnage y trône à l’entrée, renvoie vers l’École nationale supérieure d’arts et de design (ENSAD) de Nancy. Un étudiant, forcément ! SMS immédiatement envoyé à la chargée de com avec quelques photos. Elle interroge son réseau et ses élèves, et quelques jours plus tard, la réponse : rien. Non loin de l’école, le bonhomme joue du violon sur une boîte aux lettres de la rue de la Garenne : bien sûr, l’auteur doit habiter là ! Un coup de sonnette plus tard, une vieille dame souriante éteint l’espoir. L’artiste ne vit pas ici.
"Le mort et la boussole"
Avec l’élargissement du périmètre de promenade autorisé, les découvertes se succèdent à grande vitesse. Il fanfaronne autour du parc de la Pépinière, près de la MJC Lillebonne… et même en bas de chez moi ! Mon nouvel appartement est cerné par deux personnages qui semblent se répondre. Tous sont collés dans Nancy intra-muros, majoritairement sur du mobilier urbain ou des lampadaires, parfois des plaques publicitaires. Seule exception : un exemplaire sur la porte d’une librairie de BD messine, mais le patron ne sait rien non plus du mystérieux colleur de stickers.
Au départ, je pensais que chaque personnage était unique, collé en un seul exemplaire dans un endroit précis. Je rêvais alors d’une carte de la ville où le créateur recenserait ses collages. Forcément, un tel document devait exister quelque part. Et puis je me suis aperçu en relisant les photos que le même personnage pouvait se trouver deux fois ou plus dans la cité.
Je me mets alors à les classer et à dessiner ma propre carte. Je trace ensuite des diagonales pour deviner les emplacements manquants à ma collection, remake moderne du "La mort et la boussole" de Jorge Luis Borges. Mais les coordonnées obtenues débouchent sur des lieux inaccessibles ou d'obscurs labyrinthes. À aucun des endroits où aboutissent mes traits, je ne trouve de nouveau personnage… mais j’en découvre tout de même dans des lieux déjà explorés mille fois, ce qui laisse supposer que l’œuvre est toujours en cours. Que l’artiste sort encore la nuit pour coller ses melons sur les réverbères nancéiens. Je tente même de calculer le prochain dévoilement d’un personnage, en fonction des dates de mes découvertes passées. Mais mes tentatives cabalistiques s’échouent dans l'infini comme le sable sur la grève.
Le confinement cesse enfin. Au détour d’un itinéraire déjà largement labouré, un personnage tromboniste apparaît derrière l’hôpital central. Aussitôt, j'envoie sa photo par SMS à un professeur de l’école de musique de Vandœuvre, féru de cet instrument : "tiens, ça m’a fait penser à toi, j’espère que tu vas bien, bon week-end et à bientôt". Retour du SMS : "je connais celui qui pose ces autocollants, c’est un ami, il conçoit toutes les affiches de mes concerts".
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