La pièce "l'entrée en résistance" fait salle comble à Tomblaine. Elle met en scène un garde forestier contraint de sacrifier la forêt au nom de la rentabilité. Elle met à nu, pour mieux les combattre, les mécanismes qui poussent les salariés des entreprises au désespoir.
L'espace Jean Jaurès de Tomblaine (Meurthe-et-Moselle) a fait salle comble mardi 7 novembre 2023 pour la représentation de la pièce "l'entrée en résistance". Elle est l'œuvre du chercheur Christophe Dejours, du comédien Jean-Pierre Bodin et l’auteure-réalisatrice Alexandrine Brisson.
Jouée à l'invitation des syndicats CGT, FSU et Solidaires, cette pièce raconte comment la gouvernance des chiffres et les impératifs de rentabilité engendrent la souffrance au travail. Souffrance qui mène tout droit aux pathologies mentales et aux pensées suicidaires, voire à l'acte ultime.
"L'entrée en résistance" raconte la descente aux enfers et la lente aliénation d'un garde forestier joué avec une saisissante humanité par l'acteur Jean Bodin. Cet agent territorial de l'Office national des forêts (ONF), soucieux de mener une gestion harmonieuse de la parcelle de forêt dont il a la charge, se voit contraint de "faire du chiffre" en exploitant au maximum les bois au détriment du fragile équilibre qu'il a su entretenir au fil des années. La loi du marché passe par la tronçonneuse.
Présent sur scène, le psychologue clinicien et chercheur Christophe Dejours, spécialiste des rapports entre l'homme et le travail, intervient à intervalles réguliers pour expliquer les mécanismes délétères qui sont à l'œuvre et comment ils agissent sur les agents contraints par la hiérarchie à faire des choses que leur morale réprouve : "j'explique comment le travail peut amener les gens au suicide. Comment les formes d'actions revendicatrices deviennent difficiles, voire impossibles à mener. Comment ceux qui s'opposent aux directives subissent des formes de représailles. On les persécute, on les pousse à la faute et cela a parfois des conséquences tragiques."
Selon le chercheur, la souffrance éthique commence quand j'accepte de commettre des actes que je réprouve avec, au bout, le risque de déclencher une pathologie mentale et même le désir de se supprimer. Pour échapper à la souffrance, le forestier sur scène va pratiquer l'arrêt de la pensée. "Il met son sens moral en veilleuse." En un mot, il s'éteint au sens propre comme au sens figuré.
Les arbres sont un peu ma famille.
Extrait du monologue du garde forestier
Le système qui permet la mise à contribution de la forêt pour la rentabilité néolibérale au détriment de l’humanité porte un nom : le New Public Management. Cette doctrine se manifeste par ce que Christophe Dejours nomme : l'acrasie sthénique. Il s'agit d'une pensée sans pensée, ce sont des slogans truffés d'anglicismes relayés par les directions de la communication au sein des entreprises qu'elles soient publiques ou privées.
Quand le grotesque le dispute au tragique
Sur scène, Jean Bodin endosse le costume du consultant-bonimenteur et du happyness manager sautillant. La salle éclate de rire devant les propositions de tournois de baby-foot, de crêpes party proposés à des agents désabusés. On sent le vécu partagé par de nombreux spectateurs. Mais le rire est aussi amer, car derrière le Grand-Guignol, des arbres et des hommes tombent. Le garde forestier menace de tomber lui aussi au milieu de sa parcelle lorsqu'il sort son arme de service du coffre. Il n'ira pas au bout de son geste de colère et finira par sortir transformé de cette expérience ultime. Il entre en résistance.
Prudence et discrétion
Cette résistance est une voie fertile. Elle emprunte d'autres chemins que les actions revendicatives de masses frontales qui n'ont plus prise sur les évènements. Le rapport de force n'est plus en faveur des salariés. La résistance doit s'exercer dans la discrétion et la prudence.
Désobéir à plusieurs dans ces collectifs crée de l'entraide, de la prévenance et même de l'admiration les uns pour les autres. Cela protège la santé des gens et crée une fraternelle compagnie.
Christophe Dejours, psychologue clinicien
Christophe Dejours s'avance sur scène et explique : "à ce stade, on passe du niveau éthique au niveau politique. Des îlots de résistance s'installent dans toutes les entreprises privées et publiques. Des magistrats, des avocats du travail aussi entrent en résistance. Il faut tout de même donner le change à la dictature du chiffre, à la gouvernance par les nombres."
En clair, il faut parfois laisser brûler le garage pour sauver la maison. La résistance s'exerce toujours dans la discrétion et à plusieurs : sur le terrain, au fond d'une salle de café, dans le partage des expériences individuelles et l'élaboration de stratégies collectives.
Dans la salle, des spectateurs reconnaissent des situations vécues et sont particulièrement touchés par le drame et la renaissance de ce garde forestier au bout du rouleau. C'est le cas de Fabrice [le prénom a été changé. NDLR], victime d'un burn-out. En 2010, à l'issue d'une réforme, l'agent s'est vu imposer la gestion de trois communes supplémentaires, soit 1700 hectares de forêt répartis sur trente-trois cantons. Sa santé n'y a pas résisté.
J'étais dans mon véhicule de service et je n'avais qu'une idée en tête, c'était de précipiter la voiture dans un arbre.
Fabrice, garde forestier
Yannick Baraban, militant au syndicat Snupfen- Solidaires en tire une leçon : ne jamais rester seul avec sa souffrance et résister. Le prix en sera peut-être une évolution de carrière bloquée, mais ce n'est pas cher payé pour conserver intacte son intégrité physique et morale. Selon le syndicaliste, ces quinze dernières années, cinquante-deux agents se sont suicidés pour raisons professionnelles.