Le Ballet de Lorraine s’insurge contre la modification annoncée du mode de versement des subventions de la Région Grand Est à partir de 2023. Pour le Centre Chorégraphique National de Nancy, elle équivaut à une coupe franche dans son budget, qui pourrait mettre en péril ses créations. La Région assure qu'elle fera du cas par cas.
Tristan Ihne reçoit dans sa loge exigüe de l’Opéra de Nancy, où il danse deux pièces pendant quatre jours. Il sort juste d’une représentation pour les scolaires l’après-midi. La veille, il a assuré la première de No Oco de Loïc Touzé, suivie de celle de Static Shot de Maud Le Pladec. Dans cette dernière, le danseur suisse flambe en survêtement jaune, pris dans une extase hip-hop collective ultra intense.
Le ton du jeune homme est doux mais ferme. Lunettes à monture noire, sweat à capuche et baskets blanches, chaque mot est pesé. L'artiste chorégraphique, qui danse depuis quatorze ans au Ballet de Lorraine, est délégué syndical du Syndicat Français des Artistes Interprètes (affiliée à la CGT Spectacle). Il mène parallèlement à son métier une réflexion permanente sur le monde de la danse et la place de l’artiste dans la société : "j’aurais pu faire toute ma carrière sans ouvrir la bouche, mais j’ai fait le choix de parler pour faire avancer les choses".
En 2020, il a écrit un long plaidoyer pour son métier et la défense de l’emploi permanent, où il écrit notamment qu' "on a toujours appris aux danseurs•ses à se taire. Dès la formation, il n’est jamais demandé à un danseur ou une danseuse de parler. Nous devons prendre la parole et prendre part aux décisions. Nous devons occuper une place de sujets et non d’objets consommables et/ou désirables".
100.000 euros, c’est trois danseurs en moins
Pierre-Yves Mas, administrateur du Ballet de Lorraine
Tristan est embauché en CDI au Ballet de Lorraine, une association subventionnée à 80%. "La structure emploie une cinquantaine de salariés, et on en fait vivre au moins autant" explique Pierre-Yves Mas, l’administrateur.
Le danseur, au bout de quatorze ans de carrière, touche 2.170 euros net par mois. L’artiste justifie ses propos, convention collective en main : "nous sommes bien moins payés que les musiciens par exemple, alors que nos carrières sont plus courtes, on ne danse plus au-delà de 45 ans, la question de la reconversion fait partie intégrante de notre carrière, et même de notre formation".
Baisse des effectif continue
Le délégué syndical regrette une baisse constante des effectifs depuis des années : "nous nous sommes entendus avec la direction du Ballet sur 26 danseurs, et dans les faits, nous sommes plutôt 24. La conséquence, c’est que les danseurs en contrat d’insertion professionnelle viennent systématiquement en renfort… Ce qui est une bonne chose pour eux, mais ils ne sont pas payés comme nous".
L’artiste fait le constat que "les ballets permanents sont fragiles… Le risque principal des baisses de dotation, c’est qu’on va moins danser". Et moins danser signifie moins de créations, et un répertoire qui risque de s’appauvrir : "moins de productions par saison, moins de décors, moins de costumes, c’est toute la filière qui va souffrir".
Dans un communiqué publié mercredi 19 octobre 2022 en fin de journée, le Président de la Région Grand Est, Jean Rottner, confirmait son plan : "dans un contexte national d’inflation la Région ne baisse pas son soutien, elle garantit, bien au contraire, les subventions à hauteur de 90% en fonctionnement. Les 10% restants sont assurés par l’investissement. (...) Depuis 2018, le budget culturel régional est en évolution, passant de 21 millions d’euros en investissement à 29 millions d’euros en 2023 (…) De plus, en 2023, la Région prévoit d’investir près de 41 millions d’euros pour assurer le fonctionnement des structures culturelles".
La décision de la Région Grand Est étonne les responsables du Ballet : "mais on va investir dans quoi ? Nous ne sommes pas propriétaire de nos locaux, qui appartiennent à la ville de Nancy. Nous avons déjà acheté des projecteurs à LED !" . Dans une lettre adressée à Jean Rottner, le président de la Région, et distribuée chaque soir aux spectateurs, la direction exprime "un véhément désaccord" et estime que "cette coupe sans précédent ne peut avoir que des sévères conséquences sur notre travail artistique comme nos ambitions". Le budget du CCN de Nancy s’élève à 4 millions d’euros, dont un million d’euros versé de la Région Grand Est.
Petter Jacobsson, le directeur général du Ballet de Lorraine, s’étrangle : "il n’y a eu aucun dialogue en amont, personne n’est venu nous voir pour discuter avec nous et voir comment envisager les choses. J’ai l’impression que la Région ne comprend pas comment on fonctionne, c’est une vision court-termiste de notre métier. Pour le nouveau spectacle d’avril 2023, on commence les répétitions dans quinze jours, comment on va faire si on doit se passer de certains salariés ?".
Du sur-mesure selon la Région Grand Est
Jointe par téléphone vendredi 21 octobre 2022, Martine Lizola, conseillère régionale et présidente de la commission culture et mémoire, a tenu à rassurer les opérateurs concernés par les annonces. Elle précise "que la conversion d'une partie des dotations en investissement n'est pas une obligation mais un objectif, qu'il s'agit de réfléchir et de construire ensemble : à un orchestre dont la grande partie du budget serait affectée à sa masse salariale, il parait difficile de demander de consacrer 10% de la subvention en investissement".
L'élue explique que "nous allons chercher ensemble une ingénierie budgétaire, de même que nous mettons en place un fond de transition énergétique culturel de trois millions d'euros, nous renforcerons également le conventionnement à trois ans avec les opérateurs, et nous lancerons une campagne d'incitation au mécénat auprès des entreprises". Elle affirme que "les opérateurs qui ne pourront pas consacrer 10% de leur subvention en investissement conserveront la totalité de celle-ci. Le président Rottner veut faire du sur-mesure et je m'y attellerai, en rencontrant dans les prochaines semaines tous les opérateurs du Grand Est que nous finançons. Je suis optimiste !".
Dialogue avec la Région Grand Est ?
Informé des précisions données par Martine Lizola, Pierre-Yves Mas a réagi : "nous attendons de discuter avec elle, nous la recevrons avec plaisir".
Avec plusieurs danseurs, Tristan a pris le train à 7h jeudi 20 octobre 2022 pour manifester devant le Conseil Régional à Metz où se tenait l’assemblée plénière qui discutait de la baisse de subvention de sa structure : "on a reçu le soutien des danseurs de Metz, et on reçoit des messages de toute la France. On avait dansé la veille pour la première, mais il fallait être là".