Deux reporters ont enquêté durant quatre ans sur le projet d’enfouissement de déchets radioactifs à Bure, entre la Meuse et la Haute-Marne. Après un premier livre en 2017 et quelques mises à jour, ils publient une bande dessinée engagée au titre évocateur, "Cent mille ans".
« C’est l’un de ces petits villages qui n’a jamais eu droit à sa carte postale. » Le décor est planté. Dès la quatrième de couverture de la bande dessinée Cent mille ans, Bure ou le scandale enfoui des déchets nucléaires (la Revue dessinée, Seuil), sortie le 15 octobre, les chiffres donnent le tournis : dans ce bourg meusien, 85.000 m3 de déchets radioactifs doivent être enfouis à 500 m sous terre. En tout, 265 km de galeries verront le jour, soit une superficie équivalente au métro parisien. Le laboratoire de recherche sur l'enfouissement des déchets nucléaires a été créé en 1999 à Bure. La durée des travaux, initiés au début des années 2000, est estimée à plus d’un siècle.Pierre Bonneau, Gaspard d’Allens et Cécile Guillard assument un parti pris anti-Cigéo (les deux journalistes écrivent pour Reporterre, un site centré sur les questions environnementales et sociales). Pour autant, leur enquête n’en est pas moins documentée, puisque plus de dix pages d’annexes complètent les dessins de Cécile Guillard. La jeune illustratrice, qui a débuté par un reportage pour la revue dessinée, a poursuivi le projet auprès des deux journalistes. Touchée par un « regard rigoureux et sensible sur le monde » et par l’accueil des habitants sur place, elle donne vie aux acteurs de cette histoire hors du commun.
Tout au long de l'ouvrage, l'illustratrice mêle une technique traditionnelle à l'encre de chine, lavis, pinceaux, plumes et colorisation numérique pour retracer quatre ans d’enquête, dont deux années d'immersion. Ecrite à quatre mains d’abord dans un premier ouvrage, Bure, la bataille du nucléaire (Seuil), l’adaptation en bande-dessinée est aussi un moyen pour les trois auteurs de rendre accessible un sujet technique et éminemment politique. Rencontre avec les deux scénaristes.
Est-ce qu’il y a un aspect de votre enquête qui vous a particulièrement marqués ?
Gaspard d'Allens : Pour ma part, c’est la sensation que la population dans le sud de la Meuse, l’humain dans ce projet titanesque, est quantité négligeable. En fait, ce qui m’intéressait durant cette enquête, c’est de savoir comment fait-on pour vivre à proximité d’une future poubelle nucléaire ? Que ressent-on ? C’est un philosophe, Günther Anders qui parle de condition atomique, c’est-à-dire de la manière dont le nucléaire façonne les esprits et les corps. Je me souviens de paroles assez fortes de riverains qui disaient : « Mais attendez, si mon village devient une poubelle, moi-même qu’est-ce que je suis ? Un déchet ? » Ce qui m’a le plus frappé, c’est ça : le désarroi des habitants et des habitantes sur place.
Une deuxième chose m’a marquée. C’est une certaine forme de cynisme de la part des hommes politiques vis-à-vis de ce projet, qu’ils se renvoient un peu comme une patate chaude. Dans la BD, nous racontons une anecdote qui se déroule en février 1999. C’est une rencontre au sommet de l’Etat, entre Bettina Laville, la conseillère environnement du Premier ministre de l’époque, Lionel Jospin, et l’Eodra, l’association qui rassemble des élus de Lorraine et de Champagne-Ardenne opposés à l’enfouissement des déchets radioactifs.
Parmi eux, Claude Kaiser explique pourquoi le projet ne doit pas se faire. Bettina Laville lui répond : « Je vous arrête tout de suite, je connais vos arguments par cœur et je vais même vous faire une confidence, le Premier ministre est d’accord avec vous. » Eux pensent alors que le projet va être abandonné, mais elle leur dit que « non, le projet est vital pour l’industrie nucléaire. » Elle rajoute : « En revanche, vous pouvez peut-être essayer de faire quelque chose, comme rassembler 10.000 personnes dans la rue et nous verrons ce que nous pourrons faire. » A ce moment-là, tout le monde sait que rassembler autant de monde dans la Meuse sera très compliqué. C’est aussi pour cela que ce département a été choisi.
Pierre Bonneau : Ce qui m'a marqué, c’est la nouvelle annexion industrielle d’un territoire en proie à une désindustrialisation forte depuis 30 à 40 ans. Cela s’exprime par une manne d’argent colossale déversée en 25 ans pour un projet industriel qui n’a pas encore vu le jour, soit près d’un milliard d’euros donné aux territoires de la Meuse et de la Haute-Marne. Il y a aussi un paternalisme local un petit peu fou, comme par exemple lors d’un conseil municipal qui se déroule dans un village de la Meuse au sujet d'un forage au Bois Lejuc, sur lequel l’Andra (l'agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs) doit construire une infrastructure. On voit à quel point les négociations sont tronquées, notamment grâce à un document (présent en annexe dans la BD), qui récapitule ce qu’il se joue dans les petites magouilles locales pour implanter le projet. L’Andra promet près d’1,5 million d’euros à la commune par an, ainsi que des emplois durant toute la durée des travaux (c’est-à-dire 135 ans). On est dans un délire absolu !
D’ailleurs vous développez l’idée que le territoire n’a pas été choisi au hasard, notamment dans cette note de 1990 où Philippe Rouvillois, l’administrateur général du commissariat à l’énergie atomique, déclare : « Il apparaît de plus en plus que la contrainte principale est la capacité de la population locale à accepter le principe de stockage beaucoup plus que les avantages techniques relatifs aux différents types de sols. » Autrement dit, que les contraintes géologiques sont passées au second plan et que la priorité est l’acceptation du projet localement...
PB : C’est pour cela que le laboratoire de recherche de l’Andra n’est pas qu’un laboratoire de recherche sur le confinement géologique. Bien sûr, il sert à cela aussi, mais c’est avant-tout un laboratoire de recherche sur le consentement social et l’acceptabilité sociale. Cette phrase résume bien le cynisme de toute une génération de gouvernants et d’administrateurs qui ont convenu d’imposer à bas bruit ce projet. C’est pour cela que le deuxième titre de l’ouvrage est « le scandale enfoui des déchets nucléaires ».
Vous assumez clairement un parti pris du côté des opposants au projet Cigéo. Ne craignez-vous pas que ça vous soit reproché ?
GA : On assume un parti pris, une forme de journalisme engagé. Pour autant, les règles de base journalistiques, qui sont de recouper des sources, sont respectées. Moi-même, je suis journaliste chez Reporterre et j’ai ma carte de presse. On ne s’est pas placés au-dessus de la mêlée. Pour nous, il y avait plus de sens à vivre en immersion pendant deux ans, en tissant des liens avec les habitants, que de faire un reportage hors-sol et de manière plus neutre. Nous avons noué des liens forts, des amitiés parfois, pour bien comprendre comment le projet s’implantait. Nous assumons ce regard engagé, tout en ayant étayé nos informations.
PB : Sur un projet aussi titanesque et aussi peu médiatisé jusqu’à il y a quelques temps, on ne peut pas comprendre si on ne vit pas sur place, si on ne s’ancre pas dans les lieux, si on ne vit pas certains moments de la vie quotidienne au sein de ces territoires. C’est aussi de cette manière-là que nous avons pu recueillir la parole de certains riverains. Puis il y a eu bien sûr l’enquête, où nous avons contacté des politiques, des scientifiques et l’Andra bien sûr, dont nous avons retranscrit la réponse à la fin de l’ouvrage.
Ces annexes sont-elles aussi le moyen de prouver votre rigueur journalistique ?
PB : Oui, et puis elles permettent un complément d’informations en gardant un récit fluide et vivant. Il y a des aspects que nous n'avons pas pu développer dans le récit que nous mettons dans les annexes. Par exemple, nous avons interviewé un expert indépendant suisse Marcos Buser, géologue, expert du stockage des déchets radioactifs et ancien membre de la Commission fédérale de sécurité nucléaire en Suisse. Il est devenu opposant lui-même aujourd’hui au projet au regard des faits ! Au regard de l’analyse des faits, de l’analyse des lacunes du projet Cigéo, de l’ancienne mine de sel d’Asse en Allemagne où se trouve une véritable piscine radioactive, avec des infiltrations dans les nappes, cela va coûter des milliards pour retirer ces déchets... On est sur des trucs aberrants rien que sur l’analyse des faits… si on en tire toutes les conclusions, on ne peut que constater que le projet est aberrant ! Ce n’est pas être militant.
Est-ce que le format de la bande-dessinée vous permet de rendre plus digestes tous les aspects techniques de cette enquête ?
GA : C’est l'objectif même de la BD : élargir le débat pour que l’on parle enfin de ce territoire. La plupart des Français ne savent même pas placer la Meuse sur une carte. La bande-dessinée permet d’élargir le débat parce que mine de rien, même si on regarde les débats institutionnels en cours sur la filière nucléaire, on voit que le débat est inexistant. Et pourtant, les projets nucléaires avancent.
PB : L’idée est aussi de montrer que la question de la gestion des déchets nucléaires et celle des politiques énergétiques ne sont pas uniquement techniques, arides, que l’on ramène à un débat de gestionnaire, sur les chiffres, les coûts, les risques. Cela engage très profondément des choix de société, avec des conséquences sociales, territoriales. Cela crée un certain type de société. C’est aussi cela que permet la BD en ancrant ces débats dans des personnages et des paysages plus vivants.
D’ailleurs, est-ce qu’en filigrane, le message que vous voulez faire passer n’est pas : « Attention, si vous ne vous mobilisez pas, cela peut aussi se produire sur votre territoire » ?
GA : Oui, cette BD, c’est aussi une chronique de la résistance. Comme le disait Pierre, le nucléaire est un ordre social, une manière de gouverner. Si Bure a été choisi, c’est justement parce que les résistances ont été beaucoup moins fortes que dans l’Ain, les Deux-Sèvres ou dans le Gard où des vignerons ont défilé avec leur fusil. Là-bas, il n’y a pas eu de laboratoire, tout a été très vite abandonné. Il faut aussi pointer le rôle des élus locaux, qui ont soutenu le projet en Meuse et en Haute-Marne, comme notamment Gérard Longuet, ancien ministre de l’Industrie, sénateur, qui a, encore aujourd'hui, une très grande influence.