Luxembourg : une note confidentielle d'une association d’anciens élus révèle que le travail frontalier détruit des emplois en Lorraine

Dans une note parue en octobre 2022 et restée confidentielle jusque-là, l’association "au-delà les frontières" effectue la démonstration cinglante que dans l’agglomération de Thionville (Moselle), le travail frontalier a détruit des emplois locaux depuis quinze ans.

Elle fait peu parler d’elle. Son site n’est plus à jour, sa boite mail en panne, son Facebook guère alimenté, pourtant l’association au-delà les frontières distille régulièrement quelques synthèses propres à relancer le débat sur les effets pervers du travail frontalier au Luxembourg.

Présidée selon son site web par Dominique Gros, l’ancien maire socialiste de Metz, elle compte également parmi ses membres André Rossinot (ancien maire centriste de Nancy), et Alain Casoni, maire honoraire communiste de Villerupt.

Plus il y a de frontaliers et moins il y a d’emplois

Association "au delà les frontières"

La note intitulée "Communauté d’Agglomération de Thionville-Portes de France, Croissance de la population, des frontaliers et du nombre de logements mais décroissance des emplois", que nous nous sommes procurée, contient des éléments statistiques qui vont largement à contre-courant du discours dominant sur le Luxembourg et son modèle économique.

Datée d’octobre 2022, elle fustige en introduction nos confrères luxembourgeois du Quotidien, qui estimaient le 27 septembre dernier que "jamais la dynamique économique n’avait connu pareille croissance sur le territoire" de Thionville.

S’appuyant sur une étude de l’INSEE du 2 février 2022, et en "observant les données emplois par code NACE de la Communauté d’Agglomération de Thionville-Portes de France depuis 2006 on observe effectivement une forte baisse des emplois".

Plus de frontaliers, moins d'emplois en Lorraine

Le document propose une lecture radicale du phénomène frontalier, et liste ses effets délétères. Si la population, le nombre de frontaliers et de logements augmentent, 2.198 emplois auraient été perdus sur la période 2006-2020, soit 13,5% de la population active. Les agences de travail temporaires auraient subi les plus lourdes pertes, avec un millier d’emplois en moins.

Plus étonnant, le transport ferroviaire aurait aussi subi une saignée, passant de 711 à 325 emplois, ainsi que "l’atonie du secteur des activités grossistes alimentaires (qui) ne manquent pas d’interpeller au regard de la bonne santé de la restauration et des supermarchés et hypermarchés. La société de distribution luxembourgeoise Provençale est sur ce secteur facilement identifiable". Il n’est pas rare de la croiser même à Nancy. Avec un chauffeur frontalier au volant…

Parmi les secteurs qui tirent leur épingle du jeu, la restauration, traditionnelle et rapide, qui gagne 150 emplois. Certaines activités connaissent même un développement phénoménal. Selon l’association, le secteur "coiffure et soins de beauté" dans l’agglomération thionvilloise a vu ses effectifs passer de 6 à… 146 emplois en quinze ans !

Mais la magie cosmétique masque mal une réalité que les élus en place ne peuvent plus mettre sous le tapis : le Luxembourg déstabilise profondément les territoires frontaliers, car "il n’est pas certain que l’extension du nombre de jours de tolérance fiscale pour le télétravail ou le détachement des frontaliers français travaillant au Luxembourg soit une excellente nouvelle pour le niveau de l’emploi et des recettes budgétaires des territoires français frontaliers concernés. Mais c’est assurément une très bonne nouvelle pour les recettes du Luxembourg et le taux de croissance à venir des frontaliers".

L’association pointe également du doigt le travail détaché, dont le Luxembourg serait le champion d’Europe : "il y aurait eu ainsi, en 2018, 4.500 frontaliers exerçant une activité en territoire français frontalier pour le compte d’une entreprise installée au Luxembourg. Or, ces détachements, réalisés à 90% dans les pays frontaliers voisins du Luxembourg, correspondent aux secteurs d’activité dont les emplois ont le plus baissé sur l’Agglomération de Thionville". Autrement dit, il semble bien qu’une majorité de frontaliers "partent avec leur emploi sous le bras" : on va travailler au Luxembourg… pour être détaché en France.

En conclusion, l’association estime que "plus il y a de frontaliers et moins il y a d’emplois": "certes, du point de vue des habitants, l’essentiel est sans doute de trouver l’offre de service dont elle a besoin, que ce service soit rendu depuis Thionville ou le Luxembourg. Certes, que le plombier ou le maçon ait une feuille de paye luxembourgeoise importe peu aux maîtres d’ouvrages, voire même peut constituer un avantage en termes de coûts. Mais du point de vue du territoire et de ses ressources, la photographie est moins belle. Force est de constater que si la croissance du nombre de frontaliers génère une croissance de la population, de son niveau de vie et stimule le marché du logement, elle ne permet pas de nourrir le tissu économique de l’Agglomération Porte de France -Thionville. A l’inverse, tout montre que cette dynamique frontalière participe de la désagrégation de son tissu économique depuis 2006, en cohérence avec les études de l’INSEE".

Rétrocession fiscale et équité

Alain Casoni, maire de Villerupt pendant quarante ans, vice-président de au-delà les frontières précise que "l’association n’est pas contre le travail frontalier, ça fait partie de l’histoire de nos territoires". Il fait le constat d’une "inéquité entre les territoires frontaliers… parce que le chemin pris actuellement n’est pas bon : il faut répartir les richesses afin de ne plus être seulement des cités dortoirs". Il milite toujours pour une rétrocession fiscale car "les six commissions intergouvernementales franco-luxembourgeoises n’ont jamais rien donné en terme de co-développement".

La rétrocession d’une partie des impôts payés par les frontaliers lorrains au Luxembourg reste en effet une chimère. Alors que le Grand-Duché a signé des accords en ce sens avec la Belgique et l’Allemagne, la France n’a rien obtenu de tel. Or, ces financements permettraient justement selon l’association de compenser une partie des effets négatifs de l’attractivité du Luxembourg sur la Lorraine. Mais selon Isabelle Rauch, députée Horizons de Moselle, la mesure serait contreproductive. Elle estime que "le territoire nord mosellan a une dynamique avec l'installation de Knauf ou Kubota, et le projet multimodal d'Illange". Selon l'élue, l'extension du télétravail au Luxembourg, imposé en France "va ramener de la fiscalité en Lorraine" : "il faut être réaliste, et continuer à discuter avec nos partenaires luxembourgeois. Nous obtenons des résultats, nous avons l'oreille du gouvernement, nous devons continuer".

Le cas Eckert

Christian Eckert, ancien Secrétaire d’Etat chargé du Budget et des Comptes publics sous François Hollande, a fait partie de l’association au-delà les frontières à ses débuts. Il l’a quittée l’année dernière : "ma position n’est plus celle majoritaire". L’ancien maire de Trieux, cité minière du Pays-Haut où la majorité de la population active travaille au Luxembourg n’a jamais cru à la rétrocession fiscale pour équilibrer les relations économiques avec le voisin : "il n’en veut pas, et n’en voudra sans doute jamais, par contre il est partant pour des projets en co-financement sur le territoire frontalier, on a réussi à faire avec eux le contournement d’Audun-le-Tiche, des parkings relais, des espaces de co-working".

L’agrégé de mathématiques se souvient qu’il a essayé de mettre en place une zone à fiscalité particulière pour le Pays-Haut et la Moselle : "on l’a baptisé zone franche, même si ce n’était pas le cas. Il s’agissait d’adapter la fiscalité sur cinq ans pour faciliter l’installation et le développement d’entreprises dans nos secteurs". Porté en 2017 pour la loi de finances 2018, le projet a disparu avec la victoire d’Emmanuel Macron.

Depuis, l’ancien ministre s’est retiré de la vie politique, mais il donne volontiers son avis sur le phénomène frontalier, qui le passionne. Il partage le constat d’un assèchement économique prononcé, dû "au dumping fiscal des entreprises qui s’installent au Luxembourg uniquement pour payer moins de charges, les frontaliers s’y retrouvent aussi en salaires et prestations familiales, il faut le reconnaître". Il est partisan d’un dialogue avec le Luxembourg sur les thématiques de la formation et du développement, "mais ça ne sert à rien d’essayer de leur tordre le bras".

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