Déjà opérationnelle, celle qui pourrait devenir la plus grande ferme verticale d'Europe, selon ses concepteurs, s'est installée à Château-Thierry, dans l'Aisne. À la pointe de la technologie, elle produit déjà 50 000 plantes et promet d'en livrer 100 tonnes dans toute la France, à l'horizon 2021.
Très en vogue au Japon, le concept de la ferme verticale a le vent en poupe en France. Théorisé en 1999 par le microbiologiste Dickson Despommier, professeur à l'université de New York, il se veut être une solution crédible pour répondre aux exigences de l'alimentation urbaine.
En 2050, l'humanité devrait compter plus de 9 milliards d'individus, dont les deux tiers vivront en ville, soit 2,5 milliards de nouveaux urbains par rapport à aujourd'hui, selon l'ONU.
À ces chiffres s'ajoute la raréfaction des terres agricoles dans les territoires urbains et le transport des fruits et légumes qui polluent la planète.
En permettant de produire davantage sur une plus petite surface, l'agriculture verticale serait donc "la" solution aux exigences économiques et environnementales. Elle est fondée sur la superposition des cultures en hauteur, sur plusieurs étages et permet ainsi un gain d'espace considérable et une production accrue. Pour ce faire, les fermes utilisent des systèmes productifs sophistiqués afin de contrôler et de maîtriser l'ensemble des paramètres de culture.
Un système entièrement automatisé
La première ferme verticale est née à Singapour en 2012. Depuis, plusieurs projets ont vu le jour un peu partout dans le monde et en France. Gilles Dreyfus et Nicolas Seguy se sont lancés dans l'aventure en ouvrant leur première ferme verticale au Portugal en 2016. Aujourd'hui, les voilà à Épaux-Bézu, près de Château-Thierry, dans l'Aisne. Les co-fondateurs se sont installés dans un hangar de plus de 3 000 m² au sol, à l'intérieur duquel les cultures sont réalisées en environnement contrôlé."C'est un système entièrement automatisé qui permet de maîtriser l'ensemble des paramètres de culture. Nutrition, photosynthèse et climat, explique Gilles Dreyfus, président de Jungle, on arrive donc à une qualité de produit exceptionnelle".
Cultivés en hydroponie, les végétaux poussent hors-sol à l'aide d'un substrat irrigué au goutte à goutte par un mélange d'eau et de nutriments. "Tout l'environnement des végétaux est sous contrôle. La photo synthèse produite normalement par le soleil se fait à travers des leds. C'est la couleur qui va donner et modifier le goût. Le climat aussi est reproduit. Température, humidité, Co2, circulation de l'air et simulation du vent. Et comme tout est maîtrisé, on arrive à des cycles de croissance plus courts, donc des récoltes plus importantes. Au niveau équation économique, c'est intéressant. Un autre avantage, c'est qu'on n'a pas besoin de se protéger puisqu'on maîtrise l'environnement. On utilise 0 pesticide, herbicide ou fongicide".
L'enseigne n'est pas estampillée bio, puisque la culture hors-sol est interdite dans le cahier des charges de l'Agriculture Biologique. Pour autant, Gilles Dreyfus insiste sur la transparence et la traçabilité de ses produits. "On n'a surtout pas le label bio. On veut se dédouaner du bio, même s'il y a des agriculteurs qui font des choses formidables. On estime qu'on est complémentaire. Je laisserai juger les consommateurs. Pendant trois mois de l’année, on est sur les mêmes qualités de produits et on reste en France. On répond à une problématique. Il faut que ça ait un sens économique. On est à 5% plus cher que le conventionnel et 20% moins cher que le bio. On n’est pas en train de révolutionner l'agriculture, on propose une autre catégorie de produits.".
Les produits sont frais assurés pendant 4 jours grâce à un système de bac avec rétention d'eau et sont vendus entre 1,50 € et 1,99 € pour un pot.
L'agriculture, une nouvelle industrie ?
Si Jungle voit dans ses fermes verticales, le moyen de répondre aux nouvelles exigences des consommateurs et aux enjeux environnementaux, cette vision de l'agriculture ne fait pas l'unanimité."Rien ne remplacera l'environnement de la plante, affirme Nicolas Guillou, un ancien ingénieur reconverti en maraîcher bio dans la Somme. C'est une nouvelle industrie qui émerge sous couvert d'écologie mais c'est une industrie. On essaie de maîtriser la plante, on instrumentalise les choses. On donne à la salade ce dont elle a besoin. Elle a vraiment le minimum".
La facture énergétique de ces fermes verticales est également pointée du doigt. À l'utilisation des LED, il faut ajouter, la ventilation et le chauffage, des matières premières importantes pour le fonctionnement de l'hydroponie. "C'est vrai qu'il y a une limitation du gaspillage en eau, reconnaît Nicolas Guillou, mais par contre, ce n'est pas écologique parce que la dépense énergétique est très limite pour faire pousser des salades artificiellement".
"Le risque, c'est qu'on ait des aliments standards"
Quant à la variété de la production, elle aussi, est remise en cause. Gilles Dreyfus lui-même, reconnaît les limites du système. Toutes les plantes ne sont pas adaptables à ce système. "C'est sûr qu'on ne va pas faire pousser des pommes de terre dans notre ferme, ça nous coûterait trop cher. Il faut que ça ait un sens économique"."Moi je pense que ce n'est pas le bon rapport à la nature, s'inquiète Nicolas Guillou. Le risque, c'est qu'on ait des aliments standards puisqu'il n'y a plus de sélections naturelles. Or on sait que le manque de diversité dans l'assiette, c'est valable pour tous les aliments, à force de les sélectionner, l'aspect nutritif n'a pas d'importance, ça amène des problèmes de santé. Les gens ont le sentiment d'être nourris, ils ne se nourrissent plus. C'est pervers parce que ça a des effets sur la santé à cause de l'absence de nutriments".
Un local à grande échelle
Autre point de litige, la proximité. Les avantages environnementaux de ces fermes verticales dépendent de la distance parcourue par les aliments de la ferme au consommateur. C'est le cas de la ferme de Jungle qui s'est installé à Château-Thierry pour être près de Paris. "Vu les volumes de production, ça ne va pas nourrir les quelques communes alentour" se demande le maraîcher.Actuellement, la ferme emploie 19 salariés et produit des herbes aromatiques (coriandre, persil, basilic ...), des salades (laitue, roquette) et des jeunes pousses (radis pourpre, moutarde, wasabi ...). De nouveaux produits sont à l'étude comme les épinards ou la mâche et bientôt les petits fruits. Le tout est distribué dans 3 magasins Monoprix parisiens, en attendant un déploiement national sur 2400 points de vente Intermarché, à partir du 1er janvier 2021, date à laquelle la ferme picarde sera en pleine capacité de sa production.
Deux autres fermes devraient bientôt naître, l'une dans l'Ouest de la France en 2021 et l'autre dans le Sud en 2022. Gilles Dreyfus prévoit de passer de 70 000 € de chiffre d'affaire en 2020 à 10 millions d'euros en 2022.