Dirigée par l'évêque despotique Gaudry, la population de Laon s'est soulevée dans le sang et le feu en 1112, aboutissant à l'assassinat barbare de ce dernier et de ses partisans. Les bourgeois locaux prononcent l'avènement d'une "commune" afin d'obtenir une autonomie dans la gestion de la ville, système qui aboutit à une période faste pour la cité de l'Aisne.
Juchée sur son plateau, Laon n'a pas toujours été la ville tranquille que l'on connaît aujourd'hui. Fière cité marchande et siège d'un puissant évêché au Moyen Âge, elle s'est violemment soulevée contre son administrateur en 1112, le sinistre évêque Gaudry. Celui-ci a bien essayé de se dissimuler dans un tonneau, mais la foule l'a sauvagement assassiné quand elle l'a découvert.
"Nul doute que l'on pourrait aujourd'hui, avec un pareil scénario, réaliser un film, voire une série télévisée concurrente de Games of Thrones. Tout y est : le sexe, le sang, la violence aveugle, le feu et une belle collection de méchants," résume Alain Saint-Denis, professeur émérite d'histoire médiévale à l'Université de Bourgogne.
Les insurgés proclament alors une commune, qui permet à la ville haute de gagner son autonomie au sein du royaume de France... Avant d'être réprimés dans le sang quelques années plus tard par le roi de France Louis VI le Gros. Cette révolte de Laon, dont la nouvelle s'est répandue dans toute l'Europe à cause de sa barbarie, est connue dans ses moindres détails grâce au chroniqueur Guibert de Nogent, moine présent lors des événements.
Le roi, l'Église et les marchands
Conscients de sa position stratégique, Mérovingiens et Carolingiens ont mis Laon en valeur, faisant d'elle le siège d'un évêché richement doté et d'une cathédrale romane, consacrée par Charlemagne lui-même en l'an 800. Laon est intimement liée au roi de France, qui possède personnellement l'abbaye Saint-Jean, qui accueille de nos jours la préfecture de l'Aisne.
"Depuis le Xe siècle, Laon jouit d'une forte croissance économique liée à la mise en valeur de nouveaux sols, relate Alain Saint-Denis. La région connaît aussi un certain réchauffement entre les Xe et XIIIe siècle, propice à l'agriculture. "Cela permet le développement d'un vignoble d'illustre renommée à l'époque, puisque le vin est consommé jusqu'en Angleterre et en Frise. Laon produit aussi du lin et de la laine."
Cette prospérité fait émerger au sein de la population laonnoise une bourgeoisie marchande. Malgré leur poids économique, ces notables pèsent peu sur les décisions : la ville haute reste aux mains du roi et de l'évêque. Et, au début du XIIIe siècle, un étrange personnage est nommé évêque de Laon.
Gaudry, "l'évêque rapace"
Élu en 1106 pour occuper la cathèdre de Laon, "Gaudry est un proche du roi d'Angleterre et issu d'une grande famille de nobles. C'est avant tout un guerrier," révèle Alain Saint-Denis.
On a fait de Gaudry un évêque sur le tard, et il a gardé son comportement de guerrier : pour lui, le pouvoir ne peut s'exercer que par un rapport de force, par la violence. Dès son arrivée, il engage un bras de fer avec la population locale.
Alain Saint-Denisprofesseur émérite d'histoire médiévale à l'Université de Bourgogne
Taxé d'arriviste, car il a peu d'expérience pour le poste, Gaudry se révèle rapidement être davantage obnubilé par le pouvoir et la richesse que par les valeurs chrétiennes. "Désireux de conserver et d'accroître ses privilèges, Gaudry fait preuve d'une rapacité insatiable, juge Alain Saint-Denis, avant d'énumérer les faits d'armes de l'évêque : Il joue par exemple sur la valeur de la monnaie en variant sa composition métallique et mène une politique très agressive de fiscalité afin de s'enrichir personnellement. Il traduit en justice les notables qui lui font de l'ombre, manipule, fomente des assassinats." En 1110, Gaudry fait notamment tuer son rival Gérald de Querzy, le représentant du roi, alors que celui-ci était en prière dans la cathédrale.
La commune de Laon
En 1111, inquiets d'une probable révolte due au comportement de Gaudry, les grandes familles bourgeoises de Laon, maîtresses du dynamisme économique de la ville, profitent d'un déplacement de l'évêque pour arracher des avantages fiscaux et former une commune.
Attention, celle-ci n'est pas à confondre avec la Commune de Paris de 1871 : celle de Laon est une initiative de la bourgeoisie et sa définition est tout autre selon Alain Saint-Denis : "La commune, au Moyen Âge, c'est la reconnaissance d'une institution autonome destinée à administrer la justice. Ce pouvoir judiciaire autonome est octroyé aux habitants d'une ville par le roi et l'évêque moyennant des contreparties financières importantes. La Justice pouvait alors être rendue par un corps de magistrats composé de jurés. La commune d'Amiens, proclamée pacifiquement à la même époque, a posé des prémices de démocratie. Beauvais, Saint-Quentin ou encore Noyon se sont aussi vues accorder des communes sans violence."
À son retour dans la cité, Gaudry est mis devant le fait accompli et s'estime lésé. Alors qu'il fait part au roi Louis VI le Gros de sa volonté de briser la commune "avant Pâques 1112", les familles influentes de Laon complotent pour organiser son assassinat.
La mort du tyran
Le jeudi 25 avril, ces conjurés réunissent une foule devant la maison fortifiée de Gaudry, là où se dresse aujourd'hui le palais épiscopal abritant le palais de Justice de Laon. Vers quinze heures, ces hommes armés d'épées, de piques, de haches doubles et autres épieux pénètrent dans l'enceinte de la demeure, forçant la porte et escaladant les murs aux cris de "commune, commune !"
Seul avec son archidiacre qui prend la fuite, Gaudry se rue vers ses assaillants, déterminé à se défendre à l'épée. Sa maison est incendiée, ses officiers assassinés jusque dans leurs domiciles, rapporte le moine Guibert de Nogent dans ses écrits, forcément en faveur de l'Église.
Débordé, Gaudry bat en retraite. Il se pare des vêtements d'un de ses serviteurs et demande à l'un d'eux de l'enfermer dans un tonneau de son cellier. Malheureusement pour lui, il est découvert par les insurgés qui le tirent de la barrique par les cheveux. Le despote connaît une fin atroce : roué de coups malgré ses supplications - il tente même d'acheter ses bourreaux - Gaudry est emmené dans une ruelle où il est tué à coup de hache et son corps mis en pièce.
Le meneur de ses assassins, un certain Theudegaud, lui tranche même le doigt afin de lui prendre sa bague d'évêque. Les restes de la dépouille du prélat sont ensuite livrés à la foule, alors que le feu se propage à la cathédrale et à une partie de la ville. Les derniers soutiens de Gaudry prennent la fuite, souvent déguisés, et leurs demeures sont pillées.
L'institution de paix
La rumeur de l'assassinat de l'évêque parcourt le royaume et même le continent. Averti, le roi de France Louis VI craint de voir l'anarchie se propager dans le Laonnois et réprime brutalement les insurgés en envoyant son sénéchal enquêter sur place. "Il ne pouvait pas tolérer qu'une partie de la population remette ainsi en cause son autorité et celle de l'Église", souligne Alain Saint-Denis. Louis VI place ainsi à Laon un nouvel évêque issu de son entourage, le 4 août 1112.
Une fois la paix revenue dans le pays de Laon, le roi accorde à la cité une Institution pacis, une "institution de paix", le 26 août 1128.
C'est un contrat que le roi passe avec la population... Sauf qu'il ne porte pas le nom de "commune" pour ne pas froisser le clergé, encore choqué du meurtre de Gaudry. Cette institution de paix crée les conditions exceptionnelles du développement qu'ont connu Laon et ses campagnes pendant toute la fin du XIIe et au XIIIe.
Alain Saint-Denisprofesseur émérite d'histoire médiévale à l'Université de Bourgogne
Cette concession du roi vient récompenser la bourgeoisie pour son rôle indiscutable dans le dynamisme de la ville : ils obtiennent notamment des avantages fiscaux et juridiques et les taxes versées aux seigneurs de la ville deviennent fixes et ne dépendent plus de leurs humeurs. C'est au cours de cette période faste que débutent les travaux de la cathédrale gothique de Laon.
La prospérité du Laonnois périclite au XIVe et, avec elle, l'institution de paix. Une première famine s'installe en 1310-1315, enclenchée par une succession d'années très humides qui fait chuter la production agricole, alliée à l'augmentation de la densité de population, qui atteint plus de 300 habitants au km² dans le pays de Laon. Aidés par ce déclin économique, les évêques ont finalement raison de l'institution de paix, qui est abandonnée au cours du XIVe siècle.