L'histoire du dimanche - Comment de petits paysans picards sont devenus des maîtres serruriers reconnus dans le monde entier

Le Vimeu est considéré comme le berceau de la serrurerie en France. Quatre siècles de savoir-faire multiséculaire qui s’est transmis de génération en génération. De grands noms de la serrurerie sont toujours implantés dans la région. Nous avons interrogé les descendants de ces pionniers qui nous livrent leur mémoire familiale.

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C’est dans le Vimeu, en baie de Somme, que la serrurerie a commencé à se développer en France au 17e siècle. Mais il faut encore remonter le temps pour comprendre les origines de ce savoir-faire : à l’époque de l’Antiquité.

Des origines ancestrales

Jean-Mary Thomas, passionné par le patrimoine local et l’histoire de la serrurerie, a fait sa propre enquête, qu’il retrace dans un livre Ouvert, Fermé, publié en 2016. "La baie de Somme était le passage des envahisseurs, des Vikings, en particulier. Les habitants ont dû, très tôt, apprendre à se défendre. Ils ont appris à forger des armes. Le combustible, le charbon de bois, était fabriqué dans la forêt d'Eu et de Crécy. La baie de Somme était aussi un axe de commerce, de métaux notamment depuis le 6e siècle. C’était un passage obligé pour les trafics. Les Vimeusiens se sont spécialisés dans la forge et le travail du fer. Ils ont appris à maîtriser le métal", explique Jean-Mary Thomas.

Situé dans la partie ouest de la Picardie et délimitée par deux vallées, celle de la Somme au nord et celle de la Bresle au sud, le territoire du Vimeu est traversé par une rivière, la Vimeuse, dont il tire son nom. Sa situation géographique, la présence d’eau, de bois a favorisé le développement du métier de forgeron.

Pour occuper leur temps l’hiver et s’assurer un petit pécule, les paysans de ce petit territoire picard, forgeait le fer et petit à petit, ils ont commencé à fabriquer des serrures. "Les paysans travaillaient dans ce qu’on appelait des boutiques, une petite pièce en bord de route. On en comptait environ 500 de Saint-Valery à Mers, en passant par Abbeville. Il y avait des serruriers partout", indique Jean-Mary Thomas.

Petit à petit, la maîtrise s’affine et le travail se précise. "Le travail était minutieux. On ne mettait pas une demi-heure pour fabriquer une serrure mais dix jours, parfois deux mois. On parlait de secret de fabrication, un mécanisme aussi minutieux que l’horlogerie", précise le passionné.

Un artisanat florissant

La croissance des villes et le rapport à la propriété se transforment peu à peu. Les besoins, liés à la protection du "chez-soi", évoluent. C’est Louis XIV qui, pour équiper le château de Versailles, devient le premier plus important client du Vimeu. "Versailles, c’était des milliers et des dizaines de milliers de serrures et de crémones. Les grossistes parisiens se fournissaient chez les petits serruriers du Vimeu. La proto-industrie naît à cette époque, c’est-à-dire que la production est vendue uniquement à l’extérieur de la région", explique Jean-Mary Thomas. Les marchands de serrures cherchaient alors une main d’œuvre qualifiée qu’ils trouvent chez les paysans vimeusiens. La consommation parisienne en serrures est d'autant plus forte que la capitale est le lieu d'une redistribution vers les autres villes du royaume.

Serrurier devient un métier noble. L’appellation exacte est d’ailleurs "Maître serrurier". Le travail dans les boutiques du Vimeu s'organise parfois avec un maître, des compagnons, des apprentis et des commis, mais le plus souvent, l'atelier est familial et l’épouse du maître y travaille aussi. L’apprentissage des enfants commence à 12 ans et dure quatre à cinq ans car les compétences à acquérir sont nombreuses. La boutique est lieu de la transmission des savoirs.

L'essor de l'industrie de la serrure

Au 18e siècle, de nouvelles techniques apparaissent avec l’évolution des modes de vie. Les ateliers s’agrandissent. On y fabrique des serrures de portail et portes cochères, des verrous, des serrures de portes. La production est très variée et devient plus complexe. La nouveauté, ce sont les serrures d’armoires et de tiroirs. Chaque village a sa spécialité. Les serrures de sûreté sont surtout fabriquées à Feuquières, les cadenas à Fressenneville, les becs-de-cane (petites serrures qui ne ferment pas à clef et qu'on ouvre en tournant un bouton en olive ou plat) à Belloy, Béthencourt et Friville, et les clés à Dargnies et à Woincourt.

La révolution industrielle a accéléré la production dans le Vimeu. "Les grossistes et quincailliers parisiens sont venus s’y installer. Ils ont investi leurs capitaux après la Révolution française, au 19e siècle. Ils ont construit des fonderies. Certains serruriers locaux aussi ont créé leur usine. Les autres ont intégré ces nouvelles entreprises." Le Vimeu s’impose alors dans la production de serrures à grande échelle.

Des entreprises familiales multiséculaires

Laperche, Debeaurain, Guerville Riquier, FTH Thirard, Couillet, Bricard, Picard, ces noms sont restés ancrés dans le Vimeu et représentent un des patrimoines du territoire. Ces familles sont les pionnières de l’industrie de la serrurerie en France. Des entreprises familiales multiséculaires qui ont, pour la plupart été rachetées par de grands groupes français ou étrangers. Mais nous avons pu nous entretenir avec les descendants de fondateurs d’entreprises qui ont conservé leur statut familial.

"Deux siècles après les premiers pas de mes ancêtres, nous sommes toujours là"

Vincent Cahon-Couillet, directeur de l'entreprise Robert Couillet et Cie

Vincent Cahon-Couillet est le 8e du nom. Directeur de l’entreprise de serrurerie Robert Couillet et Cie, à Yzengremer, il a fait des recherches sur l’origine de son aïeul. "Il semblerait que Hilaire Ducastel avait 17 ans quand il a créé l’usine en 1811. Il était originaire de Dargnies, un village à quelques kilomètres d’Yzengremer. D’après les documents que nous avons retrouvés, il était le descendant d’une lignée de serruriers. Au début, il avait monté de petits ateliers de forge et de montage", nous raconte Vincent Cahon-Couillet.

À la fin du 19e siècle, une descendante Ducastel épouse monsieur Couillet et l’entreprise s’agrandit. En 1890, la famille construit un grand bâtiment pour y installer l’usine et les bureaux. "C’est toujours le bâtiment principal de notre société. Un bâtiment industriel typique de l’époque, en briques. Deux siècles après les premiers pas de mes ancêtres, le travail se poursuit. Nous sommes toujours là, dans le Vimeu, dans une petite structure qui trouve sa place au milieu des grands groupes de serrureries", assure le directeur de l’entreprise. L’usine et ses huit salariés fabriquent, aujourd’hui, des systèmes de fermeture avec une clé carrée et triangulaire destinés à la quincaillerie industrielle.

"Avant son décès, mon grand-père était devenu le petit roi du cadenas."

Jean-Pierre Chivot, PDG de l’entreprise de serrurerie Thirard FTH

D’autres pionniers sont arrivés plus tard, au début du 20e siècle. C’est le cas de Fernand Thirard qui fonde son entreprise de cadenas en 1920 à Fressenneville. "Mon grand-père travaillait à Paris, chez Citroën. Il rentre 'au pays', certainement dans l’idée de créer sa propre entreprise. À Fressenneville, la spécialité, c’était les cadenas. Il y avait entre 80 et 90 artisans dans le village. Au départ, Fernand fait de l’artisanat, tout à la main", indique Jean-Pierre Chivot, PDG de l’entreprise de serrurerie Thirard FTH, toujours basée à Fressenneville. La production n’est alors pas très importante et la Seconde Guerre mondiale ralentit encore le marché. "Pendant la guerre, mon grand-père continuait à travailler. Ses clients lui fournissaient des bons-matières pour acheter de la tôle d’acier et de laiton pour fabriquer les cadenas", explique t-il.

Après-guerre, les capitaux rentrent à nouveau et le patron de l’entreprise installe la première presse automatique du Vimeu, qui permet une automatisation de la production. "Quand mon grand-père est mort dans les années 1960, il n’y avait pas un quincailler qui ne le connaissait pas. Il avait développé son entreprise sur le plan technique et créé un réseau commercial en France et dans les colonies, en Afrique, en particulier. Avant son décès, il était devenu le petit roi du cadenas", s’amuse Jean-Pierre Chivot.

La femme de Fernand, puis son fils, l’actuel directeur de l’entreprise, reprennent les rênes de FTH. Celui-ci diversifie la production. "L’entreprise n’était pas viable si elle restait en monoproduction. Nous avons lancé nos modèles de serrures pour le bâtiment dans les années 1990. Nous avons créé des cylindres de sureté, qui sont à l’intérieur des serrures et nous avons développé notre clientèle professionnelle (EDF, gaz, pompiers...) Nous sommes également entrés dans le monde du luxe en leur sous-traitant des cadenas et des fermoirs pour les sacs à main, par exemple", énonce le directeur de Thirard FTH. Ses deux fils sont entrés dans l’entreprise et développent les filiales à l’étranger. L’usine compte actuellement 300 salariés à Fressenneville. "Nous sommes restés indépendant. Nous fabriquons encore nos propres machines d’assemblage et nous ne sommes liés à aucun groupe. Notre capital est toujours détenu par la famille", indique fièrement le chef d’entreprise.

Innovations du Vimeu

De nombreuses inventions sont nées dans ce territoire picard. L’entreprise Picard Serrures, fondée en 1720 était, à son origine, une quincaillerie spécialisée dans le négoce des produits du bâtiment. C’est dans un de ses ateliers, situés à Feuquières-en-Vimeu, que naît la pompe Vigie-Picard à clé ronde destinée aux serrures à combinaison de passe partout, en 1926. L’ouverture de la serrure se fait grâce à un mouvement de pression élastique suivi d’un mouvement de rotation. Depuis 100 ans, cette entreprise s’est imposée sur le marché de la haute-sécurité. L’usine produit des serrures et des portes blindées.

La société Fichet quant à elle, est créée en 1825 à Paris par Alexandre Fichet. Il fait construire de petits ateliers à Oust-Marest, au début du 20e siècle. En 1840, Fichet crée son premier coffre-fort avec une double paroi entièrement en acier et serrure commandée par une clé. En 1879, elle construit sa première chambre forte bancaire. Cette innovation la propulsera parmi les plus grandes sociétés de la Belle Époque. On raconte même qu'après la chute de l'URSS les nouveaux dirigeants ont eu toutes les difficultés à mettre la main sur les archives ultra sensibles du KGB, soigneusement protégées dans un Fichet.

Au cours de l’histoire, les entreprises de serrurerie du Vimeu n’ont cessé de faire évoluer la serrurerie et de s’adapter aux nouvelles technologies. Ces petites usines du 19e siècle se sont agrandies et ouvrent désormais de nouveaux horizons à la sécurité des bâtiments avec, par exemple, les verrous biométriques qui fonctionnent grâce à la reconnaissance d’une empreinte digitale ou d’une rétine, ou les serrures connectées qui permettent d’ouvrir une porte à distance.

La permanence de ce système productif local tient à la transmission de génération en génération du savoir-faire par les artisans et les ouvriers du Vimeu et une certaine force de caractère propre au Picard, d’après Jean-Mary Thomas. "La tradition s’est maintenue grâce à la ténacité de l’entrepreneur vimeusien, qui ne lâche jamais prise. Pendant les moments difficiles, il fait le dos rond et repart avec une autre idée", explique le passionné.

L’industrie de la serrurerie ne s’est jamais essoufflée durant ces quatre siècles. Actuellement, on compte 14 entreprises de serrurerie dans le Vimeu et 1 200 salariés et la plupart d’entre elles ont conservé leur nom d’origine, celui du fondateur, malgré les rachats successifs. Le Vimeu produit aujourd’hui 80 % de la serrurerie française. Et Jean-Mary Thomas, de conclure : "C’est rare de trouver une région où vous avez, au même endroit, un secteur industriel, agricole, pêche et maintenant du tourisme. Il n’y a qu’ici !"

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