DOSSIER. Précipitations records, sols argileux, aménagements obsolètes... Pourquoi le Pas-de-Calais fait face à des inondations exceptionnelles ?

Deux semaines de pluies, presque sans discontinuer et ces inondations qui touchent tout le département avec des centaines d'habitants sinistrés ou évacués. Le Pas-de-Calais fait face à une crue jamais égalée. Quels éléments permettent d'expliquer ces crues inédites?

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C’est un jour sans fin. De l’eau, partout, tout le temps. Lorsqu’une faible décrue s’amorce dans la vallée de l’Aa, c’est la Liane qui voit son niveau monter brusquement. Des vagues de crues et de décrues successives comme si l'eau jouait avec la patience des habitants. Chantal Bayart vit depuis 40 ans à Andres, une petite commune au sud de Calais. Sa cuisine et sa salle de bains sont inondées. Elle tente de sauver son salon et sa chambre, armée d'un aspirateur pour évacuer l’eau vers son extérieur. “Quatre jours, sans dormir, où il faut éponger, essorer, aspirer. Je n’en peux plus, je suis fatiguée, j’en ai marre” confie la septuagénaire. Son jardin s’est transformé en étang. De l’eau jusqu’aux cuisses, parfois plus. “C’est ça le pire. Quand on pompe et qu’on évacue, on a l'impression que ça revient vers nous. L’eau s’infiltre partout. Rien ne s’évacue vraiment. Dès qu'il pleut de nouveau, ça fait peur.”

Dans le Pas-de-Calais, l’eau est devenue un ennemi contre lequel luttent les habitants, les élus et les secours depuis maintenant deux semaines. Mais quels sont les éléments factuels qui permettent d’expliquer une telle catastrophe ? Pourquoi la région est-elle particulièrement touchée par les inondations ? 

 Le syndicat mixte des wateringues est tellement inexistant qu’on le compare à la fricadelle, tout le monde connaît le nom mais personne ne sait ce qu’il y a dedans

Allan Turpin, maire d'Andres

Un phénomène naturel et météorologique 

Tout commence avec une pluie intense, concentrée aux mêmes endroits. Le bilan des précipitations est révélateur. Entre le 2 novembre, date des premières pluies diluviennes, et le dernier bilan, Météo France mesure 354 mm à Bainghen, 236,5 mm à Boulogne, 280 mm à Nielles… En bref, l’équivalent de trois mois entiers de pluies continues est tombé en deux semaines de temps. C’est la première explication : le phénomène naturel et météorologique. “C'est normal pour la région, habituée aux dépressions et aux averses, surtout en automne. Mais en revanche, les jours de pluies sont habituellement suivis d’une accalmie provoquée par la présence d’un anticyclone. Ce n’est pas le cas pour ces deux dernières semaines. Alors, un phénomène d’averses, a priori assez banal, devient persistant et donc exceptionnel. Le robinet reste ouvert en continu, sans aucun répit anticyclonique” précise Jean-Michel Meunier, prévisionniste Météo-France. Depuis le début de la crise, au moins un référent Météo-France est d’ailleurs présent auprès des cellules de crise montées quotidiennement par la préfecture du Pas-de-Calais. “Nous sommes dans une zone de passage d’un courant sud-ouest à ouest présent au-dessus de la Manche. La température de l’eau de mer est encore assez douce en ce moment, ce qui crée les conditions d’une évaporation rapide, la zone se charge en humidité puis retombe sous forme d’intempéries” explique le prévisionniste. 

La géographie régionale, propice aux inondations 

Les sols sont ensuite gorgés d'eau, les rivières et canaux saturés. C'est l'autre élément qui permet d’expliquer de telles inondations : la topographie régionale. 

La Liane, la Hem et l’Aa, les rivières qui ont débordé, prennent leurs sources respectives à une centaine de mètres d’altitude. Lorsqu’il pleut beaucoup sur ces zones, l’eau s’écoule rapidement vers l’aval.

D’un côté, la vallée de la Liane, autour de Boulogne sur mer. De l’autre, les estuaires de l’Aa et de la Hem qui débouchent sur la plaine maritime entre Calais et Dunkerque. Dans les deux cas, des terrains plats et des sols argileux, imperméables. L’eau s’y écoule difficilement et stagne, surtout lorsqu'ils sont déjà saturés d'eau comme c'est le cas à cause de la pluie.

Mais ce n'est pas la seule explication. “C’est aussi un signe que l’eau reprend ses droits” selon Francis Meilliez, géologue. “Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’homme s’est efforcé de construire sur ces zones inondables. Les eaux ont été détournées, des terrains entiers ont été imperméabilisés. Par exemple, nous avons construit des zones industrielles avec de grands parkings bétonnés qui retiennent l'eau. Alors qu'historiquement, ce sont des zones humides, où l'eau est partout. Il faut donc se poser la question : qui n’est pas à sa place ? L’eau ou l’homme ?” reprend Francis Meilliez. 

Des aménagements insuffisants

2006, 2009, 2015, 2019,2021... Il n'est pas rare que les rivières débordent dans la région. Mais beaucoup se souviennent de la crue de l'Aa en Mars 2002, jusqu'ici la plus violente. À l’époque, plus d'un mètre d'eau dans les rues, 1200 logements touchés, 40 millions d'euros de dégâts... En conséquence, plusieurs études sont lancées pour tenter de prévenir le risque inondation, comme les projets Ararat 1 et 2. Des syndicats mixtes, composés d'intercommunalités, se sont aussi constitués. Dès lors, des aménagements sont construits. Certaines pâtures sont désormais destinées à recueillir l'eau des crues, détournée des rivières par un système de vannes. Ce sont les champs d'inondations contrôlés, il y en a dix tout au long de l'Aa.

Des digues poussent aussi un peu partout le long des fleuves. Autour de Blendecques, par exemple, des remparts couverts de pelouse encerclent certains quartiers pour les protéger d’une crue éventuelle. Des aménagements plutôt efficaces au début de l'épisode pluvieux, dès le 2 novembre, les dégâts sont limités. "La bascule" comme l'appelle Agnès Boutel, "intervient à partir du 6 novembre. Toutes les infrastructures ont été dépassées, l'eau est montée trop haut" analyse la directrice du SmageAa (Syndicat Mixte pour l'aménagement et la gestion des eaux de l'Aa). Ces aménagements sont construits sur la référence des événements de 2002. Cette fois, largement insuffisant pour contenir l'intensité et la durée des crues en cours. “Dès lors, c’est comme s’il n’y avait eu aucune structure de protection, ça a été complètement inefficace” explique Agnès Boutel. Un aveu d’impuissance alors que des centaines d’habitations sont toujours inondées. “Le pire est arrivé” selon la directrice.

Le réseau des watergangs en question

Lorsque le pire arrive, que les rivières débordent, les marais situés sur l'aval des bassins-versants de l’Aa et de la Hem, jouent le rôle d’un poumon. Ils aspirent puis rejettent l’eau vers la mer grâce à un système hydraulique complexe. Des milliers de canaux, sur 1500 km et 5000 hectares, fonctionnent comme de petites veines. Dans la région, ils sont appelés Watergangs. Mais cette fois, ces canaux ont aussi débordé partout et inondent des villages entiers. C'est le cas à Andres, où Allan Turpin est maire depuis deux ans. La rivièrette et la rivière neuve, deux watergangs qui traversent sa commune, ont débordé. Une vingtaine de maisons touchée et d'innombrables champs noyés sur plusieurs hectares. Il contemple, ironique : “on se croirait au bord de la mer”. Car le vent pousse l’eau et forme de petites vaguelettes. “Le watergang a pris trop d’eau, trop vite” souligne l’édile. Selon lui, le réseau est sous-dimensionné. 

C'est aussi l'analyse publiée dans un rapport de la cour régionale des comptes, daté de septembre 2023, deux mois seulement avant les inondations. L'objet de l'enquête : le syndicat mixte des wateringues, gestionnaire du réseau de canaux. Selon les magistrats, “les canaux à transférer sont globalement en mauvais état. Un nombre limité d’entre eux est susceptible de déborder et de créer des inondations.” Un constat dressé sur une période stable en matière de précipitations. Alors en novembre, les canaux ont, pour la quasi-totalité, logiquement débordé. Le rapport préconise aussi “des travaux de restauration et de curage.” Au milieu d’un champ, une tractopelle est bloquée par les eaux. Le signe que des travaux sont entrepris par le syndicat mixte. Mais le maire réplique “deux semaines seulement avant les inondations ! C’est beaucoup trop tard ! De toute façon, le syndicat est tellement inexistant qu’on le compare à la fricadelle, tout le monde connaît le nom mais personne ne sait ce qu’il y a dedans.” Nous avons essayé de joindre le syndicat mixte des Wateringues, à trois reprises, sans réponse.

Un phénomène voué à se répéter ? 

Si la décrue est amorcée par endroits, elle s’annonce lente, difficile, pénible. Beaucoup d’acteurs locaux, habitants et secouristes, réclament désormais une réponse politique, comme après les crues de 2002 et la création de nouveaux aménagements. Car la crainte, c’est que ces phénomènes ne se répètent avec le changement climatique. “Le changement climatique n’est pas la cause de ces fortes précipitations mais vient plutôt accentuer le phénomène et son intensité. A l’avenir, ces épisodes climatiques seront donc probablement plus fréquents” pointe le Jean-Michel Meunier, prévisionniste Météo-France. Alors, le maire d’Andres par exemple, demande que des travaux sur les watergangs soient réalisés. “Aujourd’hui, on n’a toujours pas passé un coup de pelle. On veut des fossés de tamponnement et des bassins de rétention pour réduire la vitesse d’arrivée de l’eau en bas des vallées. Des études ont été réalisées, il faut le faire, tout le monde est d’accord alors faisons le !" peste l’édile, impatient.

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