Elles sont femmes, elles aiment le rugby et veulent jouer. Mais sur les terrains les railleries sont nombreuses : dans les années 60, ce sport est l’affaire des seuls hommes. Le rugby féminin en est à ses débuts, et la société quelque peu misogyne de l’époque ne sait pas encore de quoi ces joueuses sont capables
Le rugby féminin fait son apparition en France dans les années 60, mais dans les années 20 quelques femmes téméraires avaient déjà tenté d’y jouer : appelé jeu de la barette, il s’agissait d’une version édulcorée du rugby, adaptée à la pratique féminine. Sous le feu des critiques, la tentative va tourner court.
C’est au sein des universités et des lycées que le rugby fait son retour : en 1965, pour soutenir la campagne de lutte contre la faim dans le monde, lancée par l’Unicef, quelques étudiantes et lycéennes décident d’organiser des matchs de rugby féminin pour récolter des fonds. Le succès est au rendez-vous, les filles se prennent au jeu, et plusieurs équipes féminines se forment dans la foulée de cette initiative.
Alors que la minijupe vient de débarquer en France et que les femmes ont tout juste le droit de travailler sans l’autorisation de leur mari, ces joueuses de rugby bousculent des codes gravés dans le marbre.
La virilité dans son sens le plus large n’est plus l’apanage des seuls hommes
un journaliste confronté à l’évidence, mais à contrecœurextrait d’un reportage du journal télévisé de Bretagne actualités le 5 mai1965
Eh oui, au cœur des sixties il souffle comme un air de liberté sur la gent féminine. Non contentes de conduire des voitures ou d’accéder à des métiers d’hommes, voilà que les femmes se mettent à jouer au rugby, le sport viril par excellence !
Des dames en short sur un terrain, aux prises avec un ballon ovale : l’idée est incongrue, le spectacle de ces cuisses féminines en action attire (pour admirer le beau jeu bien sûr), et fait beaucoup rire le public.
Mais très vite des hommes s’en inquiètent. Comment ces femmes – de constitution fragile par nature – pourraient-elles survivre à ce sport, dédié traditionnellement à de solides gaillards ? À prendre des coups, ne risquent-elles pas de compromettre de futures maternités ?
Autre source d’inquiétude, leur féminité. Lorsqu’elles ont la bonne idée de s’équiper d’un short à volants, on leur sait gré de faire un effort. Mais ces jambes noires de terre à force de labourer des terrains boueux et ces corps à corps brutaux… Tout cela est par trop éloigné de la grâce féminine requise. Il y a urgence à les protéger contre elles-mêmes, imaginez mesdames que vous soyez parées d’oreilles de chou-fleur !
Sans compter le risque d’une virilisation des traits féminins, il n’est pas raisonnable de laisser la jeune fille française se transformer en garçon manqué.
L’arrivée du rugby féminin en France déclenche rapidement une véritable levée de boucliers masculins. La presse se moque, dénigre et s’indigne. Aux traditionnels poncifs concernant leur féminité, s’ajoute une attaque en règle de leur pratique sportive : agressive et rageuse, ponctuée de coups bas vengeurs et de déchaînements intempestifs, si loin de la rude beauté virile du jeu masculin... Pour les instances du rugby, ces dames dénaturent un sport fait pour et par les hommes. Du côté des pouvoirs publics l’heure est à la sévère mise en garde, il est mis en avant la nécessité impérieuse de préserver les femmes d’un sport si dangereux et si peu adapté à leur constitution.
Ce faisant, trop occupés à sauver le "vrai" rugby du joug féminin, fort peu de ces hommes se sont aperçus que passion rimait avec détermination, même pour ces dames. Et qu’elles aussi avaient le sens du placage.
Combattues, mais combattantes
Le Toulouse Fémina Sport, les Violettes de Bourg-en-Bresse, les Coquelicots de Tournus ou les Oursonnes de Tarbes pour ne citer que ces quelques équipes : des pionnières de tous horizons, mères de famille, jeunes filles ou jeunes femmes, grâce à qui le rugby féminin a gagné ses lettres de noblesse.
La passion chevillée au corps et l’enthousiasme en bandoulière, elles ont ignoré les préjugés, le mépris et la condescendance, juste pour gagner le droit à pratiquer leur sport.
Je pense que le rugby – sport de contact exigeant des qualités d'endurance, de robustesse foncière et de virilité – est contre-indiqué pour les jeunes filles et les femmes pour des raisons physiologiques évidentes. Je vous demande instamment de ne pas aider, ni à plus forte raison patronner, les équipes de rugby féminin.
Marceau Crespin, Ministre de la Jeunesse et des SportsExtrait d'une lettre adressée aux préfets de région le 6 octobre 1972
On essaie de leur interdire les pelouses, l'accès à la fédération française de rugby
Édifiant, non ? Mais la messe n’est pas dite. Les joueuses de rugby ont pris l’habitude de batailler pour se faire respecter, et pas uniquement sur les terrains. Depuis 1969, elles demandent à la Fédération Française de Rugby de les accueillir, en vain.
On leur interdit l’accès aux pelouses ? Peu importe, elles feront des pâtures leurs terrains de jeu. On leur ferme les portes de la Fédération ? Qu’à cela ne tienne, elles créent en 1970 l’Association Française de Rugby Féminin, présidée par Claude Izoard puis Henri Fléchon. . Car fait remarquable à cette époque où la misogynie est de règle, il se trouve des hommes courageux pour les suivre et les entraîner envers et contre tout.
On veut les faire taire ? La réaction ne se fait pas attendre, dès 1971 elles parviennent à mettre sur pied le premier Championnat de France de rugby féminin : 320 licenciées sur le territoire, 22 équipes constituées, chapeau bas mesdames !
Les « clandestines » du ballon ovale écrivent leur histoire avec une énergie redoutable, sans subventions, et toujours en butte aux critiques qui s’abattent sur leur sport.
Mais à cœur vaillant rien d’impossible, en mai 1982 la première équipe de France féminine voit le jour sous l’impulsion d’Henri Fléchon. Parmi les quinze, les sœurs Fraysse, Viviane Bérodier, les sœurs Champeil, Annick Jambon... Judith Benassayag en est la capitaine, Claude Izoard et Jacky Leterre les entraîneurs.
Cerise sur le gâteau, un mois plus tard les joueuses remportent 4 à 0 leur premier match international contre la Hollande !
1982 : enfin reconnues
Un petit miracle se produit dans la foulée de ce match historique, un protocole d’accord est signé entre l’AFRF et la FFR : l’Association du Rugby Féminin devient Fédération Française de Rugby Féminin, 1982 marque la fin de la clandestinité pour les joueuses !
Deux fédérations pour un seul sport c’est un peu beaucoup, mais les portes de la FFR leur restent closes. Ce n’est qu’en 1989 qu’elles vont s’ouvrir aux féminines, après 30 ans d’un combat acharné… Finalement, pas si misogyne que ça, la FFR ! Pour les JO, elles devront attendre 2016, mais elles y sont habituées.
Aujourd’hui l’équipe de France de rugby féminin compte parmi les meilleures du monde. Avec 26465 licenciées la relève est assurée, et toujours aussi motivée.
Prochaine étape avant les JO, du 21 octobre au 4 novembre en Nouvelle Zélande : le Women XV, première édition d’une compétition majeure pour le rugby féminin. L’entame pour les Françaises c’est le 21 octobre contre la Nouvelle Zélande, championne du monde en titre. À vos crampons !