L’histoire du dimanche - L'infernal "week-end à Zuydcoote" de Robert Merle pendant la Seconde Guerre mondiale

Avant d’être un écrivain à succès, Robert Merle a vécu l’enfer de la Seconde Guerre mondiale. L'épisode de la poche de Dunkerque l’a tellement marqué qu’il s’en est inspiré pour écrire son premier roman, "Un week-end à Zuydcoote", pour lequel il a reçu le prix Goncourt en 1949.

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Vous le connaissez peut-être pour son roman post-apocalyptique Malevil ou pour sa saga historique de treize tomes Fortune de France, mais il faut savoir que l'immense carrière littéraire de Robert Merle a pris racine sur la plage de Zuydcoote, près de Dunkerque, au cœur de la Seconde Guerre mondiale.

Piégé dans la poche de Dunkerque

Alors qu'il est agent de liaison avec les forces britanniques, Robert Merle vit de l'intérieur la déroute de l’armée française dans le nord de la France au printemps 1940. À la fin du mois de mai, mises en défaite par l'armée allemande, les troupes françaises et britanniques se retrouvent acculées et encerclées près de Dunkerque. La seule échappatoire est de partir par la mer. La retraite vers le Royaume-Uni s’organise alors : c’est l'opération Dynamo.

Pendant neuf jours, des centaines de milliers de soldats attendent sur la plage de Zuydcoote l'occasion de pouvoir embarquer sur l'un des bateaux qui assurent la liaison. Chacun joue du coude pour trouver une place sur les navires. Robert Merle est l'un d'eux. En 1974, de retour sur cette plage, il livre ses souvenirs devant les caméras de l'ORTF pour un documentaire intitulé La bataille de France : "À Dunkerque, ils s'embarquaient par unité constituée, avec tous leurs chefs. Or, justement, ici, les centaines de milliers d'hommes qui étaient là n'avaient plus leurs chefs, n'avaient plus leurs armes, n'étaient plus disciplinés, ils n'avaient aucune chance de s'embarquer là-bas. Alors ils restaient là, en essayant, en espérant."

La retraite prend du temps, et l'armée allemande n'a pas dit son dernier mot. L'artillerie et les bombardiers se déchaînent. Merle assiste, impuissant, à la destruction des bateaux censés lui sauver la vie, et à la mort des soldats qui avaient embarqué dessus.

Face à l'horreur de la guerre

"Ça, c'était affreux. Vous voyez le bateau exploser, flamber, les types tomber à la mort, en face, se souvient-il. Il y a eu un gros bateau, un gros cargo anglais, ce gros cargo s'est enflammé. Tous les hommes étaient massés à l'arrière, n'osaient pas sauter, parce que c'était très haut au-dessus de l’eau. Et en même temps, je crois qu’ils étaient à moitié asphyxiés déjà par la fumée, de sorte qu'on avait l’impression qu'ils allaient brûler vifs. En fait, il y en a eu beaucoup de brûlés. Il y en a qui se jetaient à l’eau, mais ce n'était pas profond là où le bateau s'était échoué. Alors ça faisait peur, ils se demandaient s'ils n’allaient pas se fracasser. Ils étaient pris entre le feu qui les dévorait et la perspective d'une chute vertigineuse, avec peut-être la mort au bout."

Un face à face avec l'horreur de la guerre qui tranche avec la douceur du printemps sur la côte d'Opale. "C’était kafkaïen, il y avait quelque chose d'absurde, parce qu'en même temps, il faisait très beau. Il faisait un temps absolument magnifique (…). Et là-dessus, il y avait les stukas (avions de combat allemands, ndlr) qui bombardaient".

Robert Merle ne fera finalement pas partie des plus de 300 000 hommes rapatriés en Angleterre. Comme 35 000 autres hommes, il sera fait prisonnier par les Allemands. Il restera en captivité jusqu’en 1943.

Un roman pour témoigner

Avant de reprendre son activité de professeur, qu'il exerçait avant la guerre, Merle commence l'écriture de son premier roman, inspiré de cette expérience sur les plages du Nord. Il sera publié en 1949.

Le titre, Week-end à Zuydcoote, est teinté d'ironie, laissant croire à un récit léger de vacances sur la côte d’Opale. Cette dissonance entre le chaos de la retraite et le décor presque idyllique rythme d'ailleurs le roman : "Les bottes de Maillat […] s'enfonçaient dans le sable fin des dunes. Il y avait tant de monde partout qu'il devait parfois enjamber des corps comme sur une plage à la mode. C'était saugrenu, tous ces hommes en gros drap kaki, sales et mal rasés, et à qui les dunes, la mer, le ciel radieux au-dessus d'eux donnaient une allure d'estivants."

Week-end à Zuydcoote raconte cet improbable épisode à travers l'histoire d'une bande de quatre copains français qui attendent des journées entières de savoir quel sort leur sera réservé. Il y raconte avec justesse l'absurdité des instants d’amitié, et presque de détente, interrompus par des tirs d'obus qui ramènent brutalement les soldats à la réalité de la guerre.

Un récit brillant, cynique et insolent

Dans le journal Carrefour du 19 octobre 1949, il précise : "Les quatre personnages principaux du livre [...], je ne les ai pas rencontrés à Zuydcoote. Presque tous les événements qui surviennent, pendant ces deux jours, je ne les ai ni vécus ni observés, [...] je les ai faits avec ce que j'ai observé, entendu autour de moi quand j’étais prisonnier. Ce sont des éléments refondus, recréés."

Malgré cela, le personnage principal, le soldat Maillat, fait écho en plusieurs points à son créateur. Comme Robert Merle, il est érudit, lettré, et parle anglais. Tout au long du livre, Maillat s'interroge sur le sens de ce qu'il est en train de vivre, avec beaucoup de désillusion et une bonne dose de cynisme.

C'est évident que je serais plus heureux, si j'y croyais, à la guerre, et à toutes les raisons qu'on me donne pour la faire. Mais je n'y crois pas, c'est tout. Pour moi, la guerre est absurde. Et pas telle ou telle guerre. Toutes les guerres. Dans l'absolu. Sans exception. Sans régime de faveur. Autrement dit, il n'y a pas de guerre juste, ou de guerre sacrée, ou de guerre pour la bonne cause. Une guerre, par définition, c'est absurde.

Extrait de "Week-end à Zuydcoote", de Robert Merle

La force du récit réside en grande partie dans la justesse du ton et du propos. Alors même qu'il est écrit à la sortie de la guerre, Merle se refuse à livrer une fable héroïque : pas question d'encenser la bravoure militaire, le sacrifice pour la nation ou les idéaux patriotiques. Il explore en profondeur les sentiments intimes de ces soldats mobilisés, qui ne sont pas des militaires de carrière. Leurs doutes, leurs peurs, leurs regrets, leurs tourments intérieurs. C'est peut-être cette audace qui lui a valu d’obtenir le prix Goncourt pour ce roman en 1949, même si elle a choqué à l'époque.

La critique parue dans le journal Ce soir du 12 octobre 1949 montre bien la difficulté des contemporains de Merle à accepter que l'on puisse aller à ce point à contre-courant du roman national que la société française tentait de construire après la guerre. "Si Robert Merle a bien vu et bien rendu les péripéties de ce drame, il s'est grossièrement trompé quand il a voulu traduire la mentalité de ceux qui le vécurent", assure le journaliste.

"Maillat n'a pas plu à tout le monde. On lui fait grief d’être un indifférent. Comme si, en 1940, il n'y avait pas eu des milliers de types comme lui qui trouvaient absurdes la guerre, la défaite. Maintenant, les juges qui tranchent de ces problèmes, qu'ils soient d’un bord ou de l'autre, n'admettent pas qu'on ne voie aucune justification à la guerre. Et pourtant, dans une nouvelle guerre, des hommes comme Maillat, il y en aurait autant qu'en 1940", rétorquait Robert Merle dans le journal Carrefour du 19 octobre 1949. Une analyse presque prophétique quand on sait que quelques décennies plus tard, avec la guerre d'Algérie pour la France et la guerre au Vietnam pour les États-Unis, la question de l'absurdité et du caractère vain de la guerre sera au cœur des débats.

Dans la commune même de Zuydcoote, le roman fait polémique. "Il y a eu un vrai conflit sur la commune à l'époque car l'abbé s'est insurgé, il a écrit pour contester le prix Goncourt, pour critiquer l'ouvrage, qui ne donne pas toujours une image très valorisante des soldats, ni même de la stratégie globale de la guerre. On y voit la désorganisation, le chaos", explique Paul Christophe, député du Nord et ancien maire de Zuydcoote.

Un film à succès avec Belmondo

Le livre a été adapté au cinéma en 1964 par le réalisateur Henri Verneuil, avec Jean-Paul Belmondo dans le rôle du personnage principal. Le film, une coproduction franco-italienne, a rencontré un grand succès populaire et n'a pas provoqué de levée de bouclier.

En 2014, à l'occasion des 50 ans de la sortie du film, la mairie de Zuydcoote a organisé une exposition axée sur les figurants de l'époque. "Mon plaisir, ça a été de voir les gens se reconnaître sur les photos, les montrer à leurs petits-enfants, se souvient Paul Christophe. Le film a fait vivre le nom Zuydcoote à travers le monde, il a été diffusé un peu partout. Il fait intrinsèquement partie de l'histoire de la commune."

D'après l'élu, Robert Merle s'était d'ailleurs battu pour conserver le nom de Zuydcoote dans le titre. "Les éditeurs trouvaient que ce n'était pas très vendeur, ils auraient préféré évoquer Dunkerque, mais Merle y tenait beaucoup, parce qu'il avait été sur cette plage", raconte-t-il. Au début des années 1990, il y est même revenu pour inaugurer la salle communale qui porte son nom.

L'écrivain continuera tout au long de sa carrière littéraire de s'inspirer de ses expériences personnelles. Parmi la vingtaine d'ouvrages qu'il publiera ensuite, plusieurs feront référence à la guerre, aux rapports sociaux et à l'enfermement réel ou métaphorique.

En 2013, près de dix ans après sa mort, les éditions de Fallois publieront un de ses écrits inédits, Un dernier été à Primerol, dans lequel il parle avec nostalgie de la vie dans un village de Provence, brutalement bouleversée par l'arrivée de la guerre. Il s'agit en fait de la toute première œuvre littéraire de Robert Merle, qu'il a écrit entre 1940 et 1943, alors qu'il était prisonnier des Allemands. Le texte, resté caché au grand public pendant 70 ans, est à mi-chemin entre l'autobiographie et le roman. D'après son fils, il n'en avait jamais parlé à personne.

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