Depuis le XVIe siècle, la citadelle de Doullens a eu plusieurs utilisations que l'on pensait toutes connaître. Deux historiens de la Somme révèlent dans un ouvrage qu'elle a abrité en 1944 une annexe du camp de concentration de Buchenwald avec 2500 déportés.
Respirer enfin. Sûrement leur premier réflexe, après ces quelques jours passés entassés dans des wagons de marchandises scellés qui empestent l'urine et les excréments. Le convoi a parcouru plus de 800 kilomètres depuis le camp de Buchenwald dans le centre de l'Allemagne.
Que ressentent-ils alors en découvrant les briques rouges des murs de la citadelle ? Du soulagement, après avoir vécu l'enfer concentrationnaire ? Un espoir d'évasion ? Ou de l'abattement de se retrouver encore plus loin de chez eux, de l'autre côté de l'Europe ?
Ils sont deux mille cinq cents. Des Polonais, des Russes, des Ukrainiens ou encore des Allemands. Pendant six mois, ils seront soumis à l'autorité de 120 SS et 270 soldats de Wehrmacht et de la Luftwaffe au sein d'un kommando de construction, la SS Baubrigade V, à Doullens. La seule hors d'Allemagne.
Matricule 45502
Trois traces fragiles attestent leur histoire ; trois inscriptions à la craie sur des murs de la citadelle : HF Leipzig, HF 1944 et 45502.
HF Leipzig et HF 1944 font référence à l'usine Hugo Schneider AG située dans la ville de Jean-Sébastien Bach. À l'origine, cette entreprise est spécialisée dans la fabrication d'objets en métal, comme des lampes. Mais après l'arrivée de Hitler au pouvoir, la production est redirigée vers les équipements militaires. Pendant la guerre, la Hasag, comme on l'appelle, emploie des travailleurs forcés, Juifs polonais pour la plupart.
Parmi eux, Jozef Wysocki, déporté à Buchenwald sous le matricule 45502... "Ces trois graffitis viennent montrer effectivement le passage de ces déportés ici à Doullens. C'est très impressionnant parce que c'est de la craie et l'état de conservation est absolument fantastique", s'émeut Pauline Secchioni, co-autrice de l'ouvrage La citadelle de Doullens et les ombres de Buchenwald aux éditions Somme patrimoine.
Forcés à construire des rampes de lancements de V1
À Buchenwald et dans ses 139 camps extérieurs, Jozef Wysocki et ses camarades d'infortune travaillaient pour l'industrie d'armement allemande. Dans la Somme, ces corps déjà exténués doivent déterrer les bombes alliées non-explosées, déblayer les villes et construire des fortifications et des sites de lancements de fusées V1 et V2.
La citadelle accueille alors depuis août 1943 la station météo du Flak Regiment 155, un régiment d’artillerie antiaérienne, responsable de toutes les bases de lancement des missiles entre le nord de la France et le Cotentin.
Les déportés de Buchenwald sont rapidement divisés par groupe de 500 à 700 hommes et envoyés dans quatre contingents extérieurs : à Hesdin, Licques, Rouen et Aumale. Dix sites sont sélectionnés pour construire les rampes de lancements des fusées tueuses.
Bien que discrète, leur présence attire l'attention des locaux : "Dans les plus lointains souvenirs des Doullennais, on a ces souvenirs de prisonniers russes [ndlr : en réalité polonais ou ukrainiens] qui étaient affectés à la citadelle de Doullens", explique Gilles Prilaux, co-auteur de l'ouvrage La citadelle de Doullens et les ombres de Buchenwald, "mais ce n'était pas des prisonniers, c'étaient des déportés, c'était quand même autre chose".
Record d'évasions à Doullens
L'ambiance dans la région est de plus en plus tendue en ce printemps 1944. La défaite du Reich se dessine depuis plusieurs mois. Péronne, Albert ou encore Longueau, les bombardements anglo-américains sur la Somme, dont le Journal d'Amiens se fait l'écho, font de nombreuses victimes. La pluie de bombes sur la prison d'Amiens le 18 février a coûté la vie à une centaine de détenus et quelques soldats allemands.
Pourtant, les évasions sont encore rares les premiers mois. D'autant plus compliquées par la barrière de la langue : selon Gilles Prilaux, "pour éviter la communication avec les populations locales, l'un des grands principes de sélection des déportés de Buchenwald pour être affectés à Doullens, était de ne pas parler français. On sait que quelques-uns ont triché et sont parvenus à communiquer et même à s'évader grâce au fait qu'ils parlaient un petit peu français".
Alexander Dawigora, originaire de Pologne n'a pas eu cette chance. Sa carte de déporté, conservée dans les archives allemandes, indique "durch Flucht erschossen", fusillé pour évasion. Ils sont en tout onze malheureux, rattrapés par leurs geôliers. "Malheureusement, on n'a pas leurs cadavres, on ne trouve pas leurs sépultures, on ne sait même pas s'ils ont été enterrés. (...) Leur présence ici n'était pas connue, donc on ne sait pas ce que les Allemands ont fait des corps, s'ils les ont enterrés dans la citadelle, à l'extérieur, s'ils ont été ramenés en Allemagne pour des expérimentations ou autres, on n'a aucune idée", précise Pauline Secchioni.
Après le Débarquement le 6 juin, les tentatives se multiplient, une centaine dans les premiers jours : Doullens devient même la SS Baubrigade qui "a connu le plus d'évasions, car les Alliés étaient à nos portes", assure Gilles Prilaux.
Une situation qui agace particulièrement Gerhard Weigel. Ingénieur de formation, ce SS-Sturmbannführer, est un national-socialiste de la première heure. À seulement 36 ans, il dirige la SS Baubrigade V d'une main de fer. Il choisit 350 déportés et les renvoie à Buchenwald, synonyme de mort. La menace n'impressionne pas ceux qui restent, constate Gilles Prilaux : "Ça n'a pas suffi. Tout plutôt que repartir là-bas. Les tentatives d'évasion vont s'accélérer."
Nom de code NOBALLX1E7
Malgré les précautions allemandes, la citadelle a été repérée par le renseignement américain. Son poste de commandement de missiles V1 en a fait une cible prioritaire, sous le nom de code NOBALLX1E7. Le 5 juillet, quinze bombardiers B26 larguent à l'aveugle (au-dessus des nuages) des bombes d'une tonne chacune. Quelques secondes trop tôt malheureusement ; le village de Gézaincourt est détruit.
Le lendemain, l'US Air Force retente sa chance avec pas moins de trente-cinq B26. Trop tard cette fois. Les bombes ne touchent qu'une partie des remparts et surtout le centre-ville de Doullens. Si le blockhaus du centre de commandement est intact, la peur a définitivement changé de camp.
Des blessés exécutés à la grenade
Quatre semaines plus tard, la décision est prise d'évacuer. Les déportés remontent dans les trains de la mort vers Buchenwald, via Lille, théâtre d'une nouvelle tragédie. Le convoi est touché par une bombe alliée : 27 déportés sont tués sur le coup et quinze autres blessés. Des blessés que les Allemands vont cruellement assassiner à la grenade à main dans un bunker.
Les survivants sont répartis dans les SS Baubrigade III et IV et dans une SS Eisenbahnbaubrigade, spécialisée dans la remise en état des voies de chemin de fer. C'en est fini de la SS Baubrigade V.
Le 11 avril 1945, le 20e corps de la 3e Armée du général George Patton libère le camp de Buchenwald. De sa visite le lendemain, le général Dwight D. Eisenhower, chef des armées alliées, écrira quelques années plus tard : "Rien ne m’aura jamais plus bouleversé que cette vue."
Après la guerre, le SS Sturmbannführer Weigel travaillera comme ingénieur pour la compagnie d'électricité AEG. Entendu comme simple témoin en 1969 et 1972 lors des deux procès concernant les SS Baubrigaden, il s'éteint finalement le 13 juillet 1998 sans jamais avoir été inquiété par la justice.