Certains lieux, marqués par l'histoire, sombrent petit à petit dans l'oubli. Ça a failli être le cas de la citadelle de Doullens qui aurait pu être détruite à la fin des années 1960. Mais les Amis de la citadelle veillent désormais à ce que la mémoire de l'édifice soit conservée.
Elle a bien failli être détruite, à la fin des années 1960. Rasée, pour construire des logements HLM à la place. Et c’eût été bien dommage, car la citadelle de Doullens renferme de nombreuses histoires. De forteresse en prison, ses murs ont vu défiler de nombreuses personnalités, illustres ou anonymes, avant de sombrer dans la désolation. Jusqu'à ce qu'un beau jour un colonel de la base militaire voisine qui passait par là soit séduit par l’édifice et fonde l’association des amis de la citadelle qui depuis, œuvre à réhabiliter les lieux et leur histoire centenaire.
Il était une fois, en 1477...
"J’aime bien commencer l’histoire de la citadelle par la bataille de Nancy, en 1477, entame Fabrice Dehaene, vice-président de l’association des amis de la citadelle qui anime régulièrement des visites guidées sur le site. Parce que c’est lors de cette bataille que meurt Charles le Téméraire, le dernier duc de Bourgogne, et ça change tout." Son adversaire victorieux, Louis XI, s’empare alors d’une partie de l’État bourguignon qui s’étale jusqu’aux actuels Hauts-de-France.
Pendant ce temps l’unique descendante du défunt, sa fille Marie de Bourgogne, épouse Maximilien de Habsbourg. De cette alliance naîtra, deux générations plus tard, Charles Quint, qui héritera de l’Espagne et de son empire colonial, dont les Pays-Bas qui à l'époque descendent jusqu’à Arras.
Le royaume de France compte alors une nouvelle frontière avec l’Espagne, en plus de celle des Pyrénées, et François Ier décide de construire des places fortes tout le long de cette frontière qui passe par Hesdin et Arras.
Une citadelle italienne
C’est la première phase de la citadelle de Doullens. Un architecte italien se colle à la construction de l’édifice en lieu et place de l’ancien château féodal primitif et de ses fortifications. Mais en 1595, les Espagnols, revanchards, attaquent Doullens et remportent la ville ainsi que sa citadelle. Deux ans plus tard, c’est au tour d’Amiens de tomber et une partie de l’actuelle Picardie devient espagnole. "Doullens a longtemps été une ville frontière, ajoute l’ancien professeur d’histoire, mais ça dépend de quel côté on se place."
Finalement, en 1598, les Espagnols rendent Doullens à la France, lors de la paix de Vervins. Tout ça pour ça… Le nouveau souverain, Henri IV, fait appel à un architecte français cette fois-ci : Jean Errard. "Il a considéré qu’une citadelle prise n’était pas imprenable", sourit Jean-Claude Marzec, également membre de l'association. Le bâtisseur originaire de Bar-le-Duc développera une construction en étoile qui préfigure les structures caractéristiques de Vauban.
Il a mis en pratique des concepts extrêmement modernes pour contrer la puissance grandissante des canons, et contribué à généraliser un modèle unique.
La prison du bâtard légitimé
Le problème, c’est qu’en 1659, le traité des Pyrénées repousse la frontière française aux portes de Lille et la citadelle de Doullens, naturellement, perd une partie de sa raison d’être. Une partie seulement. "Il faut bien comprendre que dans une monarchie absolue comme celle de Louis XIV, les garnisons militaires jouent également un rôle de maintien de l’ordre dans le royaume", rappelle Fabrice Dehaene. C’est ainsi que la citadelle va peu à peu se changer en prison. Pendant plusieurs siècles elle servira de résidence surveillée pour personnes de haute considération, envoyées loin du pouvoir central.
Ce sera le cas de Louis-Auguste de Bourbon, duc du Maine et premier prisonnier célèbre de la citadelle de Doullens. Fils bâtard de Louis XIV, légitimé dans le testament de son père, il se voit confier la régence du futur Louis XV, alors trop jeune pour accéder au pouvoir. Immédiatement, une partie de la noblesse française s’emploie à casser le testament et évincer ce "sang impur" du trône. En réaction, la femme de Louis-Auguste complote avec l’Espagne – encore elle – et fomente un projet d’empoisonnement de Philippe d’Orléans, qui mène la fronde contre le bâtard. Le complot déjoué, le duc du Maine sera enfermé à Doullens.
Prisonniers illustres
C’est lors de la Terreur, juste après la Révolution française que la citadelle acquerra son titre de prison politique. "La France au XIXe siècle est un véritable volcan entre les républicains, les monarchistes, les bonapartistes, explique Fabrice Dehaene. Jusqu’au Second empire, en 1852, on voit s’installer un régime de plus en plus liberticide qui chercher à museler les idées révolutionnaires."
Pendant la Deuxième République, de grands penseurs socialistes séjourneront à la citadelle, isolés pour contrer l’influence grandissante de leurs idées jugées subversives par le pouvoir en place. Auguste Blanqui, Armand Barbès, François-Vincent Raspail ou encore Pierre-Joseph Proudhon y seront enfermés, dans des conditions relativement acceptables.
Bien sûr il y a eu des tentatives d’évasion, des suicides, des mutineries et des bagarres entre prisonniers de bords politiques différents, mais les détenus étaient plutôt bien nourris, pouvaient se promener et bénéficiaient d’un droit de visite relativement large, leurs familles logeant à l’hôtel des quatre Fils Aymon de Doullens.
Au gré des directeurs, des espaces de libertés apparaissent et disparaissent. "On a retrouvé l’histoire d’un prisonnier nommé Reverchon, accusé d’être trop complaisant avec le directeur par ses codétenus, raconte Fabrice Dehaene, qui écrit actuellement un dictionnaire alphabétique des détenu(e)s, déporté(e)s, prisonniers et prisonnières de la citadelle. Il a fait l’objet d’un procès à charge des autres prisonniers qui l’ont finalement amnistié."
"L’histoire de Charles Boch aussi, est amusante, rebondit Jean-Claude Marzec. Un jour, son frère, brasseur et vigneron, demande l’autorisation de le visiter. L’autorisation est acceptée et il débarque sur une charrette avec plusieurs barriques qu’il apporte à Charles Boch. La prison ne dit rien et l’affaire se transforme en banquet entre prisonniers. Ce qui est drôle, c’est que plusieurs années après sa sortie, Charles Boch deviendra le plus jeune député de la deuxième république."
Centre d'éducation pour femmes
Avec l’avènement de la Troisième République, la citadelle de Doullens devient un centre d'éducation pour femmes. Infanticide, avortement, prostitution : "À cette époque, les motifs d’enfermement des femmes tournaient toujours autour de la même chose, explique Jean-Claude Marzec, gynécologue à la retraite passionné d'histoire. C'est tout le problème de la conception de la féminité de cette période." Sauf pendant les deux guerres mondiales, où il servira d’hôpital canadien, puis de base allemande, l’édifice conservera ce rôle jusqu’à la fin des années 1950.
C’est vers la fin de son histoire qu’il accueillera sa dernière pensionnaire célèbre : Albertine Sarrazin. Internée à Marseille parce que dissipée et incomprise de ses parents adoptifs, elle s’en échappe à 16 ans avec une amie. "Elles se retrouvent à Paris, sans autre ressource que leur corps, raconte Jean-Claude Marzec qui nourrit un intérêt particulier pour l'écrivaine, et elles décident de commettre un braquage un peu foireux." Condamnée à sept ans de prison, elle est envoyée à Doullens en 1956 "où on l’identifie comme perverse parce qu’elle est trop intelligente", précise le bénévole de l'association.
Pourtant, une psychiatre amiénoise va s’intéresser à son sujet, parce qu’elle pense qu’Albertine peut être réinsérée dans la vie sociale grâce à ses talents littéraires. Car la jeune femme passionnée de Rimbaud écrit déjà depuis plusieurs années, avec talent. Mais en 1957, elle s’échappe en sautant du mur d’enceinte, se brisant l’astragale, un os du talon. Elle se traîne sur les coudes jusqu’à la nationale et arrête une voiture dans laquelle se trouve Julien Sarrazin, qui deviendra son mari. De cette expérience, elle tirera un roman qui connaîtra un large succès : « L’astragale ».
À Doullens, elle aura rencontré la psychiatre qui la sauvera de son caractère asocial, son mari et tirera de son histoire un roman qui deviendra son plus grand succès. On ne peut pas parler de chance mais elle aura su utiliser ces circonstances difficiles pour en tirer le meilleur.
Refuge pour les harkis
En 1958, la prison ferme et la citadelle touche à la fin de son histoire. "Au début des années 1960, le préfet d’Amiens reçoit un coup de téléphone à 18h, un dimanche, raconte Fabrice Dehaene. Au bout du fil, on lui dit : 300 harkis arrivent en gare d’Amiens, débrouillez-vous pour les caser." En catastrophe, le préfet se rabat sur la prison de Doullens.
"C’était un hiver particulièrement froid, explique Jean-Claude Marzec, et les habitants qui ont connu cette époque se souviennent de l’élan de solidarité et des collectes de vêtements pour les harkis." Ils seront relogés à Amiens quelques années plus tard et la citadelle sera rendue à la nature pendant plusieurs années, jusqu'à la visite de son colonel salvateur.
Aujourd’hui, une équipe de bénévoles de l’association des amis de la citadelle propose des visites hebdomadaires (plus d'informations par ici) pour faire revivre la riche histoire de l’édifice. Les lieux accueillent également des manifestations culturelles, parmi lesquelles la fête des plantes, depuis 1987. Des travaux sont prévus pour rénover petit à petit les bâtiments. Et peut-être redonner un nouveau souffle à cette citadelle qui a traversé les siècles.