C'est un pan méconnu de l'histoire régionale : en 1944, les Allemands inondent la Grande-Bretagne et surtout Londres de V1, des bombes volantes tirées notamment depuis la Somme. 65 rampes de lancement y avaient été construites dès 1943 pour semer la terreur et la mort Outre-Manche.
1943, l'implacable machine de guerre allemande s'enraie. C'est l'année des premiers revers pour les troupes du Reich, notamment en Afrique du nord où les alliés ont débarqué en 1942 en Algérie et au Maroc. Rommel et son Africa corps sont battus dans les déserts de Lybie et de Tunisie. Par ailleurs, la sixième armée d'Hitler, engagée sur le front de l'est, est battue à Stalingrad.
Devant l'urgence de la situation, le Fürher ordonne aux ingénieurs allemands de développer de nouvelles armes. La société Fieseler, qui fournit déjà la Luftwaffe en avions de combat, met au point une bombe volante, le V1.
Des Français réquisitionnés
Le Vergeltungswaffe 1 (ou arme de représailles en français), c’est un avion en acier sans pilote, pesant près de 2,5 tonnes et mesurant 8 mètres de long et 6 mètres d'envergure. À l'intérieur, 830 kilos de TNT et un moteur alimenté par un réservoir de 680 litres de carburant. La portée de cette bombe volante est de 280 km. Mais pour décoller, elle doit être catapultée depuis une rampe de lancement.
Des Flandres au Cotentin, les Allemands vont construire des centaines de rampes, le plus souvent dans les bois pour ne pas être repérées. Des rampes installées dans des bases tout en béton. À Ligescourt, près de Crécy-en-Ponthieu, les travaux de construction de la base de lancement commencent en mars 1943. Les va-et-vient des camions intriguent les habitants des communes environnantes. Des habitants impressionnés par l'eau courante et l'électricité installées par les Allemands en plein milieu du bois du village alors que les habitants tirent encore leur eau au puit.
On ne savait pas se qu'on construisait. On s'en est aperçu assez tard.
Georges Delpierre, juin 2011
Les hommes de certaines communes sont même réquisitionnés pour les travaux de construction dont ils ne savent rien. Georges Delpierre a fait partie de ces travailleurs forcés : à 20 ans, il est amené en car de Marchiennes où il vit vers un chantier de construction dans le Pas-de-Calais. "Au départ, on ne savait pas ce qu'on construisait, expliquait-il dans un reportage diffusé en 2011. On s'en est aperçu assez tard, quand les Allemands ont sorti le plan de la plateforme avec la ville de Londres au bout. C'est là qu'on s'est aperçu que les travaux étaient destinés à bombarder Londres."
Découverts par les Britanniques
Les sites, top secret, sont sécurisés par une cinquantaine de soldats allemands. La base de lancement est composée d’une douzaine de bâtiments pour préparer et stocker le V1 avant de le tirer en direction de Londres. Le bâtiment essentiel est celui dans lequel le gyrocompas du V1 est réglé en direction de Londres. "Quand le V1 est fabriqué, il faut encore lui donner son cap parce qu'il ne va pas trouver tout seul la route de Londres, explique Yannick Delefosse, auteur de V1, Arme du Désespoir. Dans le bâtiment où le V1 était réglé, il n'y avait aucune pièce en fer pour ne pas troubler le champ magnétique du compas. C'est aussi dans ce bâtiment que les ailes du V1 vont être montées. Il rentre sur place en marche arrière parce que son axe de tir est devant."
Pendant que les Anglais s'acharnent sur les sites lourds, les Allemands sont relativement tranquilles pour construire les sites de deuxième génération qui sont beaucoup plus discrets.
Yannick Delfosse, auteur de V1, arme du désespoir
En novembre 1943, des pilotes de la Royal Air Force prennent des photos d'un site V1 à Yvrench. Elles révèlent aux Anglais que Londres est une cible de bombes dont aucune n’a encore été lancée. Une vaste campagne de bombardement des installations allemandes est alors organisée. 98 000 tonnes de bombes vont être larguées sur les sites. Pour rien. Puisque les installations sont vides. "Les Allemands vont user et abuser de ça, précise Yannick Delefosse. Ils vont faire un peu de cinéma, on va dire. Ils vont faire croire qu'ils réparent les sites pour inciter les Alliés à déverser autant de bombes qui ne seront pas lâchées sur l'Allemagne. Et pendant ce temps-là, pendant que les Anglais s'acharnent sur les sites lourds, les Allemands sont relativement tranquilles pour construire les sites de deuxième génération qui sont beaucoup plus discrets."
Des sites mobiles
Les Allemands abandonnent les sites lourds, trop repérables, au profit de structures modifiées plus légères dès l’hiver 1943, parfois sur les ruines fumantes des anciennes installations comme à Maison-Ponthieu. Après avoir construits 18 sites lourds, les Allemands vont construire 47 sites légers dans la Somme.
Les premiers tirs de V1 vers Londres sont effectués dans la nuit du 12 au 13 juin 1944, alors que les Alliés ont déjà débarqué en Normandie. Les tirs partent de 10 bases de lancement dont celle de La Chaussée-Tirancourt. Soumis à une pression de 19 G, soit 19 fois leur poids, ils traversent la Manche à 650 km/h. Une vitesse qui met Londres à 23 minutes de la Somme.
La campagne de tirs de V1 sur l’Angleterre va durer de mi-juin à fin août 1944. Des mois durant lesquels les Anglais du Sud-Ouest de la Grande Bretagne, mais surtout les Londoniens, entendront des milliers de fois le ronflement sinistre des bombes allemandes, suivi d'un silence et du bruit assourdissant de l'impact et de l'explosion. 8 600 V1 seront tirés depuis la France. Seules 30 % à 40 % atteindront leur objectif.
La terreur des Londoniens
La précision des V1 est en effet toute approximative : "Ce ne sont pas ces 50 mètres de guidage qui vont suffire à donner la précision de 230 kilomètres de portée, éclaire Yannick Delefosse. Il y a forcément un décalage en route. À partir du moment où le V1 aura pris son envol, il va être soumis à des problèmes de température, d'altitude, de courant d'air." C'est pour éviter ces situations que les Allemands installent à la citadelle de Doullens leur centrale météo et de contrôle de trajectoires pour les V1 lancées depuis la Somme et le Pas-de-Calais. Dans un blockhaus de plus de trente pièces, inaccessible au public.
Les autorités britanniques ont toujours cherché à minimiser le bilan des destructions provoquées par les V1. Elles ont pourtant fait plus de 8 000 morts et ont réduit en cendre plusieurs milliers de bâtiments de la capitale anglaise. Leur pouvoir de destruction traumatise la population.
Rapidement, les Britanniques développent des parades : des ballons accrochés à des câbles qui barraient la Manche ou l'envoi d'avions qui tentaient d'abattre les V1 avant qu'ils n'atteignent leur objectif. Certains pilotes étaient devenus des experts de cette chasse aux V1 : en touchant l'aile de la bombe avec celle de leur appareil, ils déstabilisaient le V1 qui tombait dans la mer. Pour empêcher ces détournements de trajectoire, les Allemands ont alors posé des charges explosives sur le bout des ailes du V1.
Des morts également en France
Si tous les V1 tirés n'arrivaient pas en Angleterre, certains ne parcouraient que quelques kilomètres dans le ciel de la Somme. Des morts, il y en a aussi en France. À Boufflers, un mémorial témoigne de ces victimes : en juin 1944, sept jeunes du village sont tués par un V1 perdu dans le bois de la commune. Poussés par la curiosité, ils se sont approchés de la bombe qui a alors explosé.
Les V1 sont en effet munis d'un allumeur à retardement, destiné à détruire l'engin et à ainsi protéger la technologie développée par les Allemands. "Si tous les détonateurs s'étaient éteints parce que le temps de vol était trop court, l'allumeur à retardement continuait de courir et exploser au bout d'une demi-heure", précise Yannick Delefosse.
Ces bombes volantes n'ont pas réussir à infléchir le cours de la guerre. Sur les 35 000 engins fabriqués, seuls 9 000 furent lancés. Et avant de provoquer des dégâts en Angleterre, les V1 faisaient naître la panique chez les habitants du littoral picard. Dans les zones rurales, les habitants avaient parfois creusé dans les cours des fermes des petits abris où ils se précipitaient pour se protéger de ces bombes volantes. Restent aujourd’hui, disséminés dans les bois du littoral des Hauts-de-France et de Normandie, les vestiges de ces bases de tir. Dans le Ponthieu, certains blockhaus abandonnés ont été transformés en hangars agricoles.