Depuis plusieurs jours une vidéo tourne en boucle sur les réseaux sociaux. Arrêté par la gendarmerie des Hauts-de-France, un couple refuse un test d'alcoolémie en justifiant sa résistance par des propos complotistes issus de la mouvance des "Citoyens souverains" ou "One Nation", qui existe en France depuis déjà plusieurs années. Explications de Thomas Huchon, expert des mouvements complotistes.
"Je ne contracte pas". En seulement quelques jours, la phrase est presque devenue un mème sur les réseaux sociaux. Cette affirmation - incompréhensible hors contexte - provient d'une vidéo diffusée sur internet par un couple, Pierre et Laëtitia, arrêté par la gendarmerie des Hauts-de-France pour tester leur taux d’alcool au volant.
Pendant près de dix minutes, les deux nordistes habitant la Drôme parlementent avec les forces de l'ordre, refusant de réaliser le test et exigeant que leur nom soit écrit en minuscule. "Je n'appartiens plus à entreprise française présidence, oui c'est une société depuis 1947", argumente Pierre, enregistré par sa femme. "Et vous, vous êtes aussi enregistrés à la Washington DC (...) ce qui fait de vous des mercenaires sur le sol français." Avant d'ajouter un peu plus tard : "Vous êtes une société, je n'entre pas en contrat avec vous."
À l'issue de la vidéo, les gendarmes finissent par casser la vitre de la voiture pour mettre les deux personnes en garde à vue. Le conducteur doit comparaître devant le juge le 1er octobre prochain à Dunkerque et encourt jusqu'à 5 ans de prison.
Les propos avancés par le couple tout au long de l'enregistrement laissent sous-entendre une adhésion à la mouvance complotiste des "Citoyens souverains", arrivée en France depuis déjà quelques années. Thomas Huchon, journaliste et enseignant spécialiste des théories complotistes, analyse ce phénomène et les dérives que de tels mouvements peuvent générer.
Dans leur vidéo, Laëtitia et Pierre parlent d'une forme d'État-entreprise, mais concrètement en quoi consiste la théorie des Citoyens souverains ?
Thomas Huchon : La mouvance des Citoyens souverains, c'est une dérive sectaire qui a été importée des États-Unis. Là-bas ils peuvent aussi s'appeler les "Êtres suprêmes"... Il y a plusieurs qualificatifs. C'est grosso modo un groupuscule qui imagine que nous sommes soumis illégalement à un ordre politique, économique mais surtout juridique, qui aurait transformé les pouvoirs publics en entités privées. Ce qui fait que l'on n'est absolument pas libre, ni dans une démocratie... En fait on vit dans un totalitarisme caché. En réalité, les Citoyens souverains sont des gens qui sont en cessation totale avec la société, qui mélangent croyances un peu new age, croyances un peu ésotériques et complotisme beaucoup plus hard, qui ont des conséquences dramatiques dans le monde réel.
Lesquelles par exemple ?
TH : On l'oublie un peu trop souvent, mais il y a une affaire judiciaire qui a défrayé la chronique il y a quelques années, qui est l'affaire Montemaggi. C'est l'histoire d'une maman qui se fait retirer la garde de sa fille et qui va chercher à la récupérer. Elle s'enferme dans des bulles algorithmiques complotistes sur les réseaux sociaux et, de fil en aiguille, tombe sur les mouvements des Êtres souverains. Cet enchevêtrement complotiste va mener à l'enlèvement de la petite fille par des militants néonazis, payés par un homme qui s'appelle Rémy Daillet-Wiedemann, qui habite en Malaisie et appelle au coup d'État contre la République française.
On a tous les éléments pour que la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) qualifie cette mouvance de dérive sectaire.
Thomas Huchon, expert en mouvances complotistes
Aussi, le groupe des Êtres suprêmes agit au travers de cette tête de gondole française qui s'appelle Alice Pazalmar, qui a brûlé ses papiers d'identité, n'a plus de plaque d'immatriculation sur son véhicule... Ça, c'est la première étape. La deuxième c'est de déscolariser les enfants, de faire en sorte qu'ils ne soient pas "pervertis" par les autorités. L'étape supplémentaire c'est la modification des comportements sanitaires. On a tous les éléments pour que la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) qualifie cette mouvance de dérive sectaire.
Peut-on savoir combien de personnes ont adhéré à cette dérive complotiste ?
TH : C'est très difficile de quantifier le nombre de personnes qui adhèrent à ces dérives puisqu'il n'y a pas de bureau des admissions des Êtres souverains, ni de carte du groupe. En même temps on a un certain nombre d'éléments : il y a des groupes constitués de plusieurs centaines, voire de plusieurs milliers de personnes sur les réseaux sociaux.
On a un deuxième élément qui nous ramène encore une fois à l'affaire Montemaggi. En 2021, les dirigeants de ce mouvement sectaire avaient essayé de racheter une maison dans le Lot. Ils avaient pour cela lancé un crowdfunding, en appelant les adeptes - ou en tout cas ceux qui voulaient avoir une place - dans ce grand terrain où ils allaient construire un univers "libéré de la République française". Ils avaient quand même levé près de 400 000 euros en quelques semaines. Ça dit quand même quelque chose de la réalité de ces mouvements.
Ils avaient quand même levé près de 400 000 euros en quelques semaines. Ça dit quand même quelque chose de la réalité de ces mouvements.
Thomas Huchon
Si on veut être un peu provocateur, on peut se demander en quoi ces mouvances sont dangereuses finalement, dans l'application ?
TH : On a un peu l'impression de voir des hippies, dans un combi Volkswagen qui parlent aux arbres. On se dit : en quoi ces gens pourraient être dangereux ? C'est toujours un peu la même chose, c'est-à-dire une forme de cessation avec le réel et la société. Ce sont des gens qui intègrent dans leurs propos une narration complotiste qui nous met dans une disposition d'esprit où il y aurait une élite qui dirigerait sans partage. Nous serions les victimes des mensonges des élites et de leurs complices.
En tant que tel on peut se dire : quel est le problème avec les gens qui pensent que la Terre est plate ? En réalité le problème n'est pas que l'on pense que la Terre est plate, c'est qu'on pense que les gens puissants savent que la Terre n'est pas ronde et qu'ils nous mentent. Ça cristallise la défiance et ça, ça montre quelque chose dans la société française d'aujourd'hui... N'oubliez jamais ce que disait Voltaire : "Ceux qui peuvent vous faire croire à des absurdités peuvent vous faire commettre des atrocités."
En réalité le problème n'est pas que l'on pense que la Terre est plate, c'est qu'on pense que les gens puissants savent que la Terre n'est pas ronde et qu'ils nous mentent. Ça cristallise la défiance.
Thomas Huchon
Et que montre cette vidéo de l'état actuel du complotisme en France ?
TH : En réalité cette vidéo montre quelque chose d'important. On a du mal à voir d'une manière générale que ces croyances complotistes, qui sont de base dans un univers virtuel, ont des conséquences dans le monde réel. Et ce n'est pas parce qu'on lit des choses sur internet qu'elles n'ont pas d'impact sur ce que nous croyons. Ou derrière sur la manière dont nous allons nous comporter. Le problème du complotisme n'est pas tant ce que l'on croit, mais plutôt ce que nos croyances vont nous amener à faire.
Le problème du complotisme n'est pas tant ce que l'on croit, mais plutôt ce que nos croyances vont nous amener à faire.
Thomas Huchon
Et dans cette vidéo, on a quand même des gens qui sont en cessation totale avec les autorités. On ne peut pas avoir de citoyens français qui ne respectent pas les consignes données par les forces de l'ordre ! Mais en même temps ils sont là, a minima quelques dizaines, potentiellement quelques centaines voire quelques milliers, et ça suffit pour ressembler à une forme de menace, ne serait-ce que localement ou ponctuellement.