À la fin des années 2000, un petit studio roubaisien, 3DDuo, développe son premier jeu massivement multijoueur (MMO) en ligne. Appelé Leelh, il a pour décor une métropole lilloise ravagée par une catastrophe naturelle. Original par son univers et son mode de jeu, Leelh prend un envol fulgurant, avant d'être subitement arrêté.
À Roubaix, en 2008, le jeune studio 3DDuo travaille à un pari fou. La petite équipe d'une quinzaine de personnes conceptualise son premier MMO, jeu massivement multijoueur, dans le jargon du jeu vidéo. Nommé Leelh, il propose comme cadre une métropole lilloise déplacée dans un futur post-apocalyptique, en 2087. Dans cette projection, un grave dérèglement climatique a provoqué le chaos et mené le monde à sa perte. Les différentes ethnies, diversement affectées par les effets de la catastrophe, cohabitent et cherchent à survivre, orientant les joueurs vers le mode de la coopération.
"On était passés, mon associé et moi, chez Ankama, donc on avait vécu la success story de Dofus de l'intérieur, se souvient l'ancien PDG du studio, Maxence Devoghelaere. Notre idée, c'était de partir sur ce format mais en 3D, quelque chose d'un peu plus réaliste et plus adulte. À l'époque on était un petit studio, une quinzaine de personnes, et comme ce sont des projets très ambitieux, qui demandent beaucoup de ressources, on imaginait sortir le jeu un peu par "morceaux". Il nous est venu l'idée d'ajouter les zones géographiques au fur et à mesure, dans notre monde réel, ce qui aurait permis aux gens de se balader dans ce qu'aurait pu être leur ville dans ce scénario catastrophe." C'est comme ça que la métropole lilloise, et plus précisément la ville de Villeneuve-d'Ascq, est choisie comme décor. L'ancienne région Nord-Pas-de-Calais participe d'ailleurs au financement du jeu.
"Les années 2010, c'est l'essor du gaming pour tous"
Pour mieux comprendre le projet, il faut remonter encore un peu dans l'histoire du jeu vidéo, et celle des jeux massivement multijoueur. Ils apparaissent à la fin des années 1990, et se déroulent essentiellement dans des univers fantastiques, d'inspiration médiévale, que l'on pourrait comparer à celui du Seigneur des Anneaux.
"Les grands jeux à l'époque s'appelaient Lineage, Dark Age of Kaamelot... C'étaient des jeux qui avaient une communauté internationale assez riche, donc beaucoup d'utilisateurs. Au début des années 2000, c'est le vrai essor du MMO, surtout en 2004 avec la sortie de World of Warcraft (Wow) qui est aujourd'hui le MMO le plus joué au monde. Everquest et Lineage ont sorti ensuite leur deuxième version puis ont suivi Guild Wars et Final Fantasy XIV, qui sont toujours de très grosses licences" analyse Léo Girardeau, rédacteur chez Breakflip, deuxième site de jeu vidéo le plus visité en France. En termes de joueurs, c'est le moment où on commence à avoir beaucoup d'utilisateurs : avant, tout le monde n'avait pas forcément le matériel pour faire tourner des MMO, des jeux riches qui demandaient en plus une bonne connexion internet. Les années 2010, c'est l'essor du gaming pour tous."
Lorsque Leelh arrive sur le marché, les joueurs sont prêts pour le format, mais des gros noms ont déjà apposé leur marque sur le genre, et leurs moyens leurs permettent d'attirer en masse de nouveaux utilisateurs. La licence World of Warcraft, par exemple, précède son histoire dans le jeu vidéo, et a déjà de nombreux fans au moment de lancer son MMO, un grand avantage.
"À l'époque, chaque MMO qui sortait, on l'appelait un "WoW killer", et c'était souvent des échecs. Le seul qui a vraiment résisté sur le long terme, c'est Ankama, avec Dofus, précise le rédacteur de Breakflip. Mais en 2010, si on voulait jouer à un MMO, c'était finalement dommage de ne pas aller sur Wow. Il y avait beaucoup de monde, les meilleurs contenus, et le jeu plaisait aux joueurs hardcore comme aux joueurs occasionnels."
Les challengers sont donc nombreux à essayer, mais peu à y arriver, et il y a une bonne raison à cela. Le MMO, en réalité, sont des formats très peu rentables pour les studios. D'abord, "parce qu'en termes de développement, c'est monstrueux, très dur à sortir dans les délais, rappelle Léo Girardeau. Final Fantasy XIV est sorti avec un an de retard, et a failli complètement ruiner Square Enix à lui tout seul, alors que c'était une entreprise bien installée, avec des gros jeux dans son catalogue." Il est également difficile de séduire à la fois les joueurs confirmés et les joueurs occasionnels : les premiers sont moins nombreux, les seconds jouent peu, et concevoir pour l'un revient souvent à léser l'autre.
"Petits moyens, grandes idées" : Leelh, un jeu resté unique en son genre
En pleine phase de démocratisation du genre, le pari des studios 3DDuo est donc plus qu'ambitieux, mais la passion l'emporte. Le jeu Leelh présente plusieurs originalités qui font sa force, à commencer par cette fameuse ambiance post-apocalyptique. Si aujourd'hui, de nombreuses licences de jeu vidéo ont investi le genre, Leelh est le tout premier MMO du genre à s'aventurer dans cette esthétique exigeante. Et l'implantation régionale du décor séduit la presse, alors que l'équipe met en place sa version bêta pour faire tester le jeu. Après les salons locaux et les médias régionaux, la presse nationale se fait l'écho du projet : 20 Minutes, et Le Monde, notamment, en font la couverture. "Petits moyens, mais grandes idées, Leelh arrivera-t-il à s'imposer dans le monde des jeux en ligne ?" s'interroge alors le grand quotidien.
"Ça nous a donné une belle visibilité : on avait besoin de bêta testeurs, et on a pu recruter un noyau de 1 500 personnes vraiment motivées, qui nous faisaient beaucoup de retours et qui nous ont permis de bien améliorer le jeu, se remémore Maxence Devoghelaere, le PDG du studio. On s'est rapidement tourné vers la ligne éditoriale du jeu de rôle, avec une base de joueurs plus âgés qui aimaient écrire, raconter des histoires, créer des événements, des quêtes et des scénarios au sein du jeu..." Ce sont les fondements d'une communauté solide, harmonieuse, et si investie qu'elle transforme les écueils de développement en force de proposition. Une véritable bénédiction pour la petite équipe de production et ses modestes moyens.
"C'étaient autant de choses qu'on ne devait pas programmer ! On a nommé, parmi la communauté, un certain nombre de Maîtres des jeux, qui avaient à disposition une mallette à outils virtuelle leur permettant de créer des scénarios, comme faire apparaître des monstres. Ça plaisait beaucoup, car ça n'existait pas vraiment, ça n'existe toujours pas vraiment. Au début, c'était un cache-misère, parce qu'on manquait de temps pour développer tout ce qu'il aurait fallu pour enrichir le gameplay, rit le co-concepteur de Leelh. Et finalement, on se retrouvait avec un jeu où il y avait une infinité de possibilités, créées non pas par des programmes, par des humains."
Le projet a donc pris un bel élan quand vient le moment de sortir une version payante, officiellement lancée en juin 2010. Le modèle économique prévu est un système d'abonnement payant, fixé à 6,50 euros.
Entre fidélité aux anciens et besoin de rentabilité, le piège du modèle économique
C'est là que les difficultés commencent. Dans le paysage des MMO avec abonnement, le français Dofus est à 5 euros par mois, sur un créneau graphique et ludique bien précis. World of Warcraft, lui, très développé et qui rassemble une communauté internationale, est à 12 euros. Au milieu, Leelh peine à exister, et ne trouve pas suffisamment d'adeptes pour se rendre rentable.
Pour le spécialiste de Breakflip, Léo Girardeau, un autre point a pu jouer en la défaveur du projet Leelh. "C'est un jeu qui ne se jouait pas via un logiciel à installer avec un CD, mais directement dans un navigateur. À l'époque, les jeux navigateurs étaient limités en termes de performance, et payer pour jouer sur ce support a pu décourager une partie des joueurs. On parle en plus d'un jeu nouveau, donc potentiellement encore incomplet." L'équipe de 3DDuo met le développement en pause, et se concentre sur la recherche d'un nouveau modèle économique, toujours soutenu par sa base de fidèles.
Germe l'idée de confier à ces fidèles le rôle d'ambassadeurs, en développant un système de parrainage avantageux. Le dialogue s'engage entre les développeurs et la communauté, notamment les Maîtres des jeux. S'ils acceptent gracieusement le rôle d'ambassadeurs, ils proposent une idée originale, qui là encore n'a pas vraiment eu d'équivalent dans le paysage du jeu vidéo. "Nos maîtres de jeu avaient peur de déséquilibrer la communauté qu'ils avaient réussi à créer, et ils ont proposé qu'on impose une petite lettre de motivation pour entrer dans le jeu, ce qui aurait permis de conserver une communauté qualitative." Reconnaissante envers les efforts de leurs supporters, le studio accepte de tester le modèle, sans se rendre compte que ses finances ne peuvent pas se permettre un tel filtrage. Le procédé est un échec, et l'aventure semble sur le point de se terminer, quand le gouvernement français vient jouer sans le savoir le rôle de Deus Ex Machina.
"Le cabinet de Frédéric Mitterand nous appelle pour savoir s'il peut venir annoncer chez nous une nouvelle aide gouvernementale, le crédit d'impôts jeu vidéo, qui était très attendu par le secteur. Ça a eu beaucoup de rebonds dans les médias et a mis un gros focus sur le jeu" atteste Maxence Devoghelaere. Enfin, l'afflux de joueurs tant attendu arrive dans Leelh. Mais c'est là que l'ambition du jeu et l'engouement du public rencontrent les limitations techniques de l'époque. En 2010, pas de cloud qui tienne, pas de stockage virtuel des données : les serveurs sont physiques, et peuvent absorber une capacité définie de flux. Un matin, l'hébergeur appelle les studios : les machines ont lâché, dépassées par le soudain afflux de connexions. Il faut réinvestir une première fois dans du matériel, qui lâche à nouveau. L'équipe embauche des experts et découvre alors des problèmes plus profonds de développement et d'optimisation. Quand tout est finalement résolu, la plupart des nouveaux arrivants sont passés à autre chose.
Leelh, un morceau de nostalgie pour les gamers
"Il aurait fallu pouvoir transformer l'essai sur le moment, et on n'a pas pu être au rendez-vous. Les fidèles poussaient pour que ça continue, mais on perdait beaucoup d'argent, chaque mois. Il a fallu prendre une décision rapide, et c'est pour ça qu'en l'espace de deux mois, on a tout arrêté" conclut le PDG de 3DDuo. La fermeture totale du site internet est annoncée le 31 décembre 2013. Leelh n'existe plus depuis près de 10 ans, mais a laissé une certaine empreinte chez les anciens passionnés.
Jusqu'en 2022, le groupe Facebook public rassemblant une communauté de fans du jeu, était alimenté de messages nostalgiques. "Quelle époque incroyable j'ai passé sur ce jeu, j'y suis resté connecté dans les dernières heures avant la fermeture à parler avec certains. Même si les souvenirs des personnages que j'ai rencontrés sont beaucoup trop vagues, sachez que vous m'avez fait vivre des histoires incroyables" publie un ancien joueur en janvier. "Personne ne veut recréer cette merveille par hasard ? J'attends encore", demande une autre en août dernier.
"Je reçois encore, une ou deux fois par mois, des messages de gens qui m'ont retrouvé sur les réseaux, qui par exemple me demandent s'ils peuvent racheter le code du jeu pour le ressortir. Il y a des gens qui disent que c'est le meilleur jeu auquel ils avaient jamais joué... Euuh... Ça fait plaisir, mais je pense que ce n'est pas tout à fait vrai, rit franchement Maxence Devoghelaere. Ils sont peut-être un peu trompés par le souvenir qu'ils en ont. On est montés très haut très vite, et on est descendu très bas très vite, c'est le monde du jeu vidéo. Si c'était à refaire à l'époque, je le referais de la même façon : il ne pouvait en être autrement, finalement."