Pour lutter contre les abus présumés et favoriser le retour à l‘emploi, le département du Nord renforce les sanctions à l’encontre des allocataires du RSA, le revenu de solidarité active. Au risque d’accroître la précarité des plus fragiles.
La lutte contre les profiteurs supposés du RSA, Christian Poiret en a fait une croisade. Le 18 novembre dernier, en séance plénière du Conseil départemental du Nord, le président Divers droite n’a pas mâché ses mots : "les départements, il faut qu’ils arrêtent de payer des personnes qui ne veulent pas travailler", a-t-il asséné à son auditoire.
Et de décliner le durcissement des sanctions. Depuis la fin octobre dans le Nord, l’allocataire voit son revenu de solidarité active amputé de 80% s’il ne se présente pas à un rendez-vous, contre une ponction de 100 € auparavant. 50% en moins s’il s’agit d’une famille. Le RSA, c’est 635€ pour une personne seule, mais 590€ si l’allocataire perçoit une aide au logement par exemple.
Le bénéficiaire qui profite
Christian Poiret a aussi écrit au Président de la République pour aller plus loin, ne plus rembourser un allocataire qui revient dans le circuit après une suspension, comme le veut la pratique actuelle.
Face aux élus, le président a aussi repris l’idée bien connue du bénéficiaire qui profite. "Dites à une personne qui se lève le matin, qui gagne 1 200 €, que son voisin qui a la possibilité de travailler, par exemple il était auto-entrepreneur, touche toujours le RSA. Celui qui se lève le matin, il souhaite l’équité par rapport à celui qui touche un max, et qui utilise le système."
L’opposition de gauche et les syndicats dénoncent une stigmatisation insupportable. Mais qu’en est-il au juste ?
La guerre des chiffres du RSA
Aujourd’hui, le département du Nord, chargé du financement du RSA via la Caisse d’allocations familiales, donne le chiffre de 90 000 foyers allocataires, et se félicite d’en compter 16 000 de moins qu’en 2016.
- 53 % sont des personnes isolées
- 35% des familles monoparentales
- 21% ont moins de 30 ans
Un document interne remis aux instances sociales de la collectivité fait pourtant état de 105 731 allocataires du RSA au 11 octobre 2024.
La différence tient peut-être au nombre de personnes qui sont encore dans le dispositif, mais qui ont vu leurs droits suspendus. Plus de 12 000, selon une source interne au département.
C’est le cas d’Ivan*, qui a souhaité rester anonyme par peur de "représailles". Ce trentenaire rencontré à Lille, a vu une première fois son RSA coupé au printemps dernier, pendant 4 mois.
"Je n’ai reçu aucun courrier, et d’un coup je me suis fait couper net le RSA. Parce que j’avais dépassé la date pour renouveler mon CER, mon contrat d’engagement réciproque. C’est un contrat qu’on fait avec l’assistante sociale tous les six mois. Plutôt que de m’envoyer un courrier pour me dire "attention votre CER n’est pas à jour", direct ça a été la coupure", déplore-t-il.
Sans ressources, la situation d’Ivan dégénère rapidement. En septembre, son RSA est rétabli, mais entre-temps, son compte bancaire a été clôturé, et les galères arrivant rarement seules, sa carte d’identité a expiré. Nouvelle coupure du RSA en octobre. Ivan reprend rendez-vous à la Maison Nord Emploi qui le suit.
"Le coach emploi m’a dit, on verra pour votre RSA quand vous aurez refait vos papiers. Je lui ai dit que cela prenait au moins deux mois. Il m’a répondu que ce n’était pas son problème, qu’il n’était pas là pour faire du social. Résultat, j’ai perdu mon logement."
Je n’ai plus aucune ressource. Ma réalité, ce n’est même pas joindre les deux bouts, c’est pouvoir manger un bout.
Ivan, bénéficiaire du RSA
Le jour de notre rencontre, Ivan venait de faire une domiciliation au Secours populaire, dans l’espoir de pouvoir rouvrir ses droits.
Risque de fraude
Comme lui, 30 à 40 % des allocataires du RSA n’ont pas d’adresse fixe, sont sans abri ou hébergés à droite à gauche. Ce qui peut être une source de fraude, car quelqu’un qui accueille un allocataire peut lui-même voir ses aides sociales réduites.
"Les conditions d’accès aux droits et la surveillance exercée par la CAF aggravent les situations de pauvreté", juge Isabelle Derosse, vice-présidente d’ATD Quart-monde et ancienne déléguée régionale du mouvement :
"On a reproché au RMI [revenu minimum d’insertion, instauré en 1988] de ne pas assez accompagner les gens. Donc on a créé le RSA, avec un contrat d’engagement réciproque et des conditions de ressources renforcées. Ces conditions sont un facteur d’insécurité et de ruptures de droits énormes.
Tous les trois mois, vous devez déclarer vos ressources et toute ressource est déduite du montant du RSA. Si la CAF considère que vous avez trop perçu, elle se sert : elle vous reprend sur les APL, les allocations familiales et tout le reste… Jusqu’à avoir un revenu égal à zéro pour des gens qui sont déjà dans la survie totale".
Olivier Treneul, porte-parole du syndicat SUD au département du Nord abonde : "L’épée de Damoclès de la sanction financière sur un public qui est déjà au minimum, c’est contreproductif. Quand on lui enlève son RSA, la personne se retrouve sans rien. Ça n’appelle pas les gens à se remobiliser mais plutôt à être enfoncés. Et ça génère un climat de défiance avec le travailleur social, ce qui nuit à l’accompagnement. Les collègues de terrain nous le disent : l’allocataire du RSA vient souvent au premier rendez-vous avec un sentiment de peur, d’angoisse de se voir retirer son unique revenu de subsistance."
Retourner vivre chez ses parents
Comme Ivan*, Alice*, maman solo, a elle aussi perdu son RSA. C’était au mois d’août, après une convocation à la Maison Nord Emploi de Douai pour laquelle elle n’a pas reçu de courrier. Il vient d’être rétabli, mais la jeune femme a dû renoncer à un chez soi avec son fils de 4 ans.
"Avant, je gagnais 2 500€ par mois, explique-t-elle, mais j’ai dû arrêter de travailler car mon fils a été diagnostiqué pour des troubles autistiques, et je n’avais pas de solutions. J’ai perdu l’allocation de parent isolé car mon ex-compagnon m’avait permis de continuer d’habiter dans son logement. Puis là-dessus, plus de RSA."
La banque m’a mise au contentieux. Aujourd’hui, à 36 ans, je suis retournée vivre chez mes parents.
Alice, ex-bénéficiaire du RSA
L’employabilité des allocataires du RSA à tout prix
L’employabilité des allocataires au RSA est le credo du département du Nord. Lancée en 2019, sa semaine "Réussir sans attendre" a mobilisé cette année 336 entreprises ayant proposé des offres à 11 000 allocataires.
La collectivité a aussi déployé 7 Maisons Nord Emploi, avec 12 points d’accueil en tout pour rapprocher les allocataires des coachs et travailleurs sociaux chargés de les accompagner. 72 500 personnes sont sorties du dispositif RSA, selon les données qu’elle nous a communiquées. Sans nous préciser s’il s’agissait de sorties vers l’emploi, ou de radiations.
Le Nord fait partie des 18 premiers départements pilote volontaires du "RSA rénové", dans le cadre de la loi pour le plein-emploi adoptée fin 2023.
La Maison Nord Emploi de Tourcoing accueille l’expérimentation, à grand renfort de moyens. 3 000 allocataires du RSA y bénéficient d’un accompagnement intensif et personnalisé. Coachs emploi, agents de France travail et travailleurs sociaux, ils bénéficient de la présence dans un même lieu de tous les professionnels qui peuvent les aider à définir un projet et le mener à bien.
Ici, personne n’est laissé au bord de la route. Nous travaillons à la levée des freins, comme la mobilité ou la garde des enfants, les problèmes de santé, de logement.
Marine Cescatti, directrice de la Maison Nord Emploi de Tourcoing
3 parcours sont possibles, selon la situation de l’allocataire et son éloignement plus ou moins fort du marché du travail :
- parcours emploi
- parcours équilibre pour ceux qui doivent bénéficier d’un accompagnement social en plus
- parcours social pour les plus vulnérables
"Notre objectif c’est la remobilisation. On fait tout pour que les allocataires soient acteurs de leur parcours. L’accompagnement intensif les mobilise, ils se sentent soutenus et c’est ce qui les motive", s’enthousiasme la directrice qui se félicite du premier bilan de cet "accompagnement rénové" : 60 % de sorties vers l’emploi ou la formation.
En contrepartie, les allocataires doivent "s’engager pleinement", et justifier de 15 à 20 heures de recherche active chaque semaine.
"Quand on me dit, voilà, j’ai postulé à tel endroit, j’ai eu un retour, je n’ai pas eu de retour, j’ai eu une réponse négative, je vais avoir un entretien… Moi je considère que la personne est mobilisée. On n’est pas là pour les fliquer", jure Jean-Luc Ranty, coach emploi contractuel à la Maison Nord Emploi de Tourcoing.
En janvier 2025, ce RSA rénové devra être étendu à toute la France, et l’ensemble de ces 2 millions d’allocataires. Malheureusement, les moyens mis à Tourcoing ne pourront pas être généralisés. Et la contrepartie des 15 à 20 heures hebdomadaires de "recherche active" en inquiète plus d’un.
De l’accompagnement social au contrôle social
Dans un rapport intitulé "Premier bilan des expérimentations RSA : 4 alertes pour répondre aux inquiétudes des allocataires", publié en octobre et co-écrit par le Secours catholique, Aequitaz, et ATD Quart-monde les acteurs de la solidarité tirent la sonnette d’alarme.
"Manifestement, il n’y aura ni les moyens ni le temps d’écouter les aspirations des personnes, de construire le projet avec eux. Par contre, la moindre défaillance de l’allocataire sera sanctionnée. On met toute la responsabilité de l’échec éventuel de cet accompagnement sur lui. Ce n’est pas un accompagnement. C’est bien du contrôle", dénonce Isabelle Doresse, on prend aujourd’hui l’allocataire pour un délinquant potentiel".
La marge de manœuvre des travailleurs sociaux est devenue extrêmement faible. Comme on a tout dématérialisé, il est très difficile de revenir sur les droits de quelqu’un lorsqu’ils ont été suspendus.
Isabelle Doresse, vice-présidente d’ATD Quart Monde
Climat de pression
Des travailleurs sociaux du département du Nord avec lesquels nous nous sommes entretenus dénoncent un climat de pression, des injonctions à ne surtout pas relancer quelqu’un sur le point de perdre ses droits.
Dans un document diffusé en interne à l’attention de ceux qui accompagnent les allocataires, il est clairement fait mention de les considérer comme absents à leur rendez-vous passé "le quart d’heure de courtoisie", et d’enclencher la suspension de leur RSA.
Le syndicat Sud dénonce également un système de double sanction parfois demandée à des travailleurs sociaux.
"On nous a rapporté que sur la commune de Tourcoing, dont la vice-présidente du Département à l’insertion Doriane Bécue est aussi la maire, des consignes ont été données au personnel du CCAS de ne pas attribuer de secours alimentaires quand un allocataire du RSA se présente privé de son revenu parce que sanctionné. C’est quelque chose de notre point de vue totalement insoutenable", s’indigne Olivier Treneul.
Des consignes données en interne
Le syndicaliste évoque aussi, en interne au département, l’exemple de familles injustement privées d’autres droits, lorsqu’une sanction a amputé leur RSA de 50%, comme le veut la règle concernant les allocataires avec enfants.
"Dans le cadre de la protection de l’enfance, le code de l’action sociale des familles nous permet de débloquer une allocation mensuelle d’aide sociale à l’enfance pour que l’enfant ne soit pas lui aussi pénalisé par la suspension du RSA de son parent. La consigne donnée en interne, c’est que quand un travailleur social évalue la nécessité de mettre en place ce dispositif de secours, des refus doivent être opérés au niveau de l’échelon hiérarchique".
Le syndicaliste dénonce un dévoiement des missions du département, collectivité dédiée aux actions de solidarités. "En matière d’action sociale, notre rôle est d’accompagner et de soutenir toutes les personnes qui sont en situation de vulnérabilité, qui sont exclues de la société, parce qu’il y a une fragilité économique, sociale, de santé, etc. Notre boulot c’est de prendre en charge celles et ceux qui sont exclus. Ce n’est pas de les remettre dans un dispositif d’emploi. Ҫa, c’est le boulot de France travail et éventuellement de la Région, notamment par le biais de ses missions de formation professionnelle".
Isabelle Doresse d’ATD QQuart-mondene dit pas autre chose : "Aujourd’hui on développe uniquement une politique de l’emploi au détriment des politiques de lutte contre la pauvreté. Quand on sécurise un peu les gens qui sont en grande pauvreté, ils retrouvent du pouvoir d’agir et du coup ils peuvent aller vers l’emploi. Contrairement aux expérimentations menées aujourd’hui qui sont des politiques basées sur du jugement moral et sur des préjugés".
Vivre dans la survie demande beaucoup d’énergie.
Isabelle Doresse, vice-présidente d’ATD Quart-monde
L’image de l’allocataire du RSA avachi dans son canapé la fait bondir :"Rien que pour un rendez-vous, souvent on n’a pas les moyens de mobilité. On n’a pas la possibilité de le faire par téléphone ou par Internet, parce que sa situation est trop compliquée. Ҫa ne rentre pas dans les cases des choses qui ont été dématérialisées et vous y passez une énergie folle, et après il faut chercher de quoi manger. C’est ça la vie de la plupart des allocataires du RSA".
Et la vice-présidente d’ATD QQuart-mondede rappeler qu’en France, 30% de ceux qui auraient droit au RSA ne font pas la démarche pour l’obtenir. Dans les départements qui expérimentent la reforme, ce taux de non-recours au RSA a même augmenté de 10,8%, tandis qu’il diminue de 0,8% dans les autres départements.
*Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes qui ont accepté de témoigner de leur situation.