RÉCIT. De l'horreur de Daech au tribunal de Lille, Sana, 24 ans, menacée d'expulsion : "je ne suis pas une menace"

Le préfet du Nord est venu justifier aux magistrats, ce mercredi 13 septembre, sa volonté d'expulser en Algérie une jeune Roubaisienne emmenée de force en Syrie à l'âge de 15 ans, puis rapatriée en janvier dernier. S'il évoque un "grave danger pour l'ordre public", l'avocate de cette mère de deux enfants dénonce une procédure "basée sur rien".

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"Je l'avais préparée au pire, à la prison, mais l'expulsion, je ne l'avais pas imaginée." Ce mercredi 13 septembre 2023, devant les trois magistrats du tribunal judiciaire de Lille, l'avocate de Sana (nom d'emprunt), Marie Dosé, plaide à vif. Remontée. Durant près d'une heure, accompagnée de son confrère Nicolas Vanden Bossche, elle ne cessera de dénoncer le manque de fondement de cette procédure - "honteuse" - proposée par le préfet du Nord, Georges-François Leclerc.

Les débats de la commission d'expulsion se sont ouverts dans la matinée, en l'absence de la principale intéressée. "Sana a été hospitalisée à l'aube, a annoncé sa défense. Cela faisait trop de pression pour elle". C'est privé de sa parole que le tribunal devait donc répondre à cette question centrale : Sana, 24 ans, mère de deux enfants, embarquée de force en Syrie par une mère djihadiste puis rapatriée en janvier dernier, représente-t-elle une "menace grave de trouble à l'ordre public" comme le soutient la préfecture qui souhaite l'envoyer en Algérie ?

Une enfance "immergée dans le djihadisme"

Pour y répondre, le président du tribunal a retracé le parcours tortueux de la jeune femme. Née le 10 avril 1999 à Lille, d'une fratrie de cinq enfants, de parents de nationalité algérienne, Sana grandit à Roubaix au sein d'une famille "complètement immergée dans le djihadisme". Obligation de porter le voile intégral, interdiction de sortir du domicile... Sa mère, adepte de l'islam rigoriste, la coupe de tout lien avec la société. "Elle va même lui interdire de regarder par la fenêtre." Mais ce n'est pas tout.

Sa mère lui impose dès son plus jeune âge de "très nombreux" travaux ménagers à la sortie de l'école, comme pour éviter toute émancipation par le savoir.

Le président décrit une mère maltraitante, qui lui impose dès son plus jeune âge de "très nombreux" travaux ménagers à la sortie de l'école, comme pour éviter toute émancipation par le savoir. "Elle était lumineuse, ouverte et curieuse", dira pourtant une des institutrices aux enquêteurs. Qu'importe, si la serpillière était mal passée, "l'eau sale lui était vidée sur la tête", expliquera plus tard Marie Dosé. C'est également sa mère, "d'une certaine perversité", qui soupçonne sa propre fille "d'avoir des vues sur son père et le plus jeune des garçons".

Envoyée en Syrie à 15 ans

A l'âge de 13 ans, Sana souhaite obtenir la nationalité française à laquelle elle peut prétendre, étant née en France et ayant vécu en France depuis ses 8 ans. Mais là encore, sa génitrice va briser ses velléités et déchirer le courrier reçu de la part des autorités. Sana devra se contenter de son titre d'identité républicain, qu'elle possède toujours.

Ce n'était pas un mariage, mais un enterrement.

Marie Dosé, avocate de Sana, citant ses propos

C'est en 2014, à 15 ans, que le destin de Sana va basculer malgré elle. Sa mère lui propose de partir en Algérie, terre de ses ancêtres, pour rendre visite à un cousin malade sur place. Un mensonge. L'adolescente, qui n'avait jusqu'ici jamais quitté Roubaix, est envoyée avec ses frères et sa soeur sur le territoire de l'Etat islamique, autrement appelé, Daech. Là même où des proches les attendent et où débarquera le père peu de temps après.

Puis, viendra l'enfer. La guerre, les bombardements, les décapitations... Ainsi que le mariage forcé, par l'entremise d'un oncle, avec un djihadiste de nationalité belge. "Ce n'était pas un mariage mais un enterrement", confiera Sana à son avocate, qui rapportera le propos à l'audience. Elle accouche de deux enfants, à 16 ans et 18 ans. Ils ont aujourd'hui 5 ans et 7 ans. Le président de conclure : "voilà le contexte dans lequel se déroule son enfance."

"Un danger pour la société" selon le préfet

Un portrait d'une jeunesse malmenée qui ne fait pas dévier le préfet nordiste de sa conviction. "Etre victime d'une enfance aliénante n'empêche pas de représenter par la suite un danger grave pour la société française", balaye Georges-François Leclerc d'un revers de main. Voilà pourquoi il a paraphé le bulletin de notification d'expulsion envoyé à Sana le 21 août dernier, convoquant de fait cette commission.

Le préfet expose son dilemme : "c'est l'expulsion ou la régularisation". Il rappelle que la jeune femme est étrangère, ne possède pas de papiers d'identité français et "qu'elle ne remplit pas les conditions" pour être naturalisée. Ce qui est faux, comme l'explique la législation française.

Un comportement élusif qui n'est pas sans rappeler une stratégie de dissimulation.

Georges-François Leclerc, préfet du Nord

Pendant une quinzaine de minutes, le haut fonctionnaire, combatif, dévoile son court argumentaire pour justifier son expulsion. Il revient d'abord sur l'ancrage familial. "23 membres de sa famille roubaisienne sont partis en Syrie", note t-il. Puis dénonce un comportement "élusif" de la jeune Nordiste lors de certains interrogatoires, "qui n'est pas sans rappeler une stratégie de dissimulation". Une référence ici à la taqiya (technique de dissimulation visant à tromper l’ennemi en camouflant sa foi NDLR).

Moi, les décapitations, ça ne me fait pas rire.

Georges-François Leclerc, préfet du Nord

"Même si elle semble avoir pris ses distances en apparence - il insiste sur les termes "en apparence" -  un certain nombre de ses déclarations et actes montrent une ambiguïté." Il cite un court extrait d'un échange avec les services de renseignement de la DGSI, après son rapatriement en France. "Elle a déclaré que les chiites sont des malades, avance t-il, rappelant que pour Daech et les sunnites, ces derniers représentent une figure d'ennemi. Ce type de déclaration n'est pas neutre et montre qu'il y a des aptitudes." Avant d'évoquer les "rires" de la jeune femme au sujet des décapitations. "Moi, ça ne fait pas rire."

Un sms pour démentir le préfet

Georges-François Leclerc s'appuie sur le bureau en face de lui et sur ses notes. Il indique que la justice allemande "s'intéresse à Sana pour ses liens avec un djihadiste" avec qui elle "s'est mariée virtuellement et religieusement". "Quand on se marie une deuxième fois, c'est une cause qu'on épouse", affirme-t-il. Il n'en dira pas plus à ce sujet.

Il enchaîne sur le témoignage d'un éducateur - sans le nommer - de l'association de prévention spécialisée Itinéraires, basée à Lille, chargée d'accompagner Sana, qui "ne voulait plus travailler avec elle car elle était une affabulatrice". Le directeur de l'établissement, présent dans le public, n'attendra pas la fin de l'audience pour envoyer un sms à l'avocate de la jeune femme, lui indiquant "qu'il dément" ces propos.

Une mesure décidée "sur des broutilles"

Quand vient son tour, la défense prend place devant son bureau et bondit. "On décide de son expulsion sur rien, sur des broutilles, s'offusque Marie Dosé. Vous n'avez absolument rien ! Hormis quelques petits éléments qui sortent de nulle part." L'avocate, connue pour son combat pour le rapatriement des familles de djihadistes, veut montrer aux magistrats que, elle, possède les preuves en nombre, que sa cliente "n'est pas un danger".

Elle reçoit très régulièrement la visite de la DGSI à Lille, elle donne des noms et des adresses. Elle participe à la démonstration de la vérité.

Marie Dosé, avocate de Sana

Psychiatre, psychologue, assistante sociale, médiateur du fait religieux, éducateurs... "Je vous ai transmis des rapports d'une dizaine de spécialistes", clame-t-elle. Aucun n'indique une forme de dangerosité de la jeune femme. Et d'ajouter : "elle reçoit très régulièrement la visite de la DGSI à Lille, elle donne des noms et des adresses (de l'univers djihadiste NDLR), ajoute-t-elle. Elle participe à la démonstration de la vérité." D'ailleurs,"les autorités allemandes ont besoin qu'on les renseigne, tout comme la DGSI", dit-elle à l'adresse du préfet.

Aucune mise en examen

"En droit et en fait, cette procédure est tout simplement une honte", lance-t-elle. Elle rappelle que Sana, après son rapatriement, n'a ni été mise en examen par la justice, ni placée en tant que témoin assisté. "Dans le cadre d'une législation anti-terroriste qui permet tout, c'est qu'il y a bien une raison." Seul procès auquel elle assistera pour l'heure, c'est celui de sa mère et sa famille, pour lequel elle s'est portée partie civile.

"Je ne comprends pas cette obstination de la préfecture."

Marie Dosé, avocate de Sana

"Sana n'a pas vécu au sein de l'Etat islamique, elle y a survécu", déclare Marie Dosé. Avec ses enfants, elle a également enduré les camps des Kurdes en Syrie durant quatre ans, demandant aux autorités françaises d'être rapatriée. "Aujourd'hui, elle et ses enfants sont bien, et on veut les expulser ?", interroge-t-elle, précisant qu'ils n'ont jamais mis un pied en Algérie. "Je ne comprends pas cette obstination de la préfecture."

Avis rendu le 27 septembre

En préambule de sa plaidoirie, Marie Dosé a lu une lettre écrite par Sana à l'intention des juges, pour combler son absence. "Je viens d'une famille tyrannique que je n'ai pas choisi, dit-elle. Je ne suis ni un danger, ni une menace. Mon plus grand rêve c'est d'aller à Disneyland avec mes enfants. De vivre avec des droits, d'avoir une identité et d'être en sécurité."

Les juges de la commission d'expulsion donneront leur avis le 27 septembre. Celui-ci n'est que consultatif, le préfet n'étant pas obligé de le suivre.

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