Paris-Roubaix 2024. La trouée d'Arenberg : des pavés aussi mythiques que dangereux qui font la légende de l'Enfer du Nord

L'histoire du dimanche - La célèbre tranchée, au pavement biscornu, n’a pas toujours été en odeur de sainteté sur l'Enfer du Nord. Jugée trop dangereuse par certains coureurs, elle aurait pu être retirée après son inauguration, en 1968. Mais l'histoire en a voulu autrement. Récit. (Article publié une première fois le 17 avril 2022).

Trop sale, trop glissante, trop dangereuse… En 2005, la trouée d’Arenberg disparaît du parcours de la 103e édition de l'Enfer du Nord. La nouvelle fait vivement réagir. "Paris-Roubaix sans la tranchée d'Arenberg, c'est comme un Vendée Globe sans les icebergs", gronde Marc Madiot, le dirigeant de la FDJ, dans les colonnes de Nord-Eclair. "Le sort de Paris-Roubaix ne dépend pas de Wallers. Ce sera aussi fort sans la tranchée qu'avec", rétorque Christian Palka, ancien coureur et chroniqueur sportif sur les ondes de France Bleu Nord.

La tranchée est plus importante par l’image qu’elle dégage que par son intérêt sportif.

Thierry Gouvenou, directeur de course du Paris-Roubaix

Si l’année suivante le secteur réapparaît sur le tracé, le débat n'est pas mort. Et continue d'opposer passion et raison. "La tranchée est plus importante par l’image qu’elle dégage que par son intérêt sportif, considère Thierry Gouvenou, l'actuel directeur de course. Personnellement, ça ne me poserait pas de problème de ne pas l’avoir sur le parcours." Mais les années ont transformé cette route en totem, et y toucher tiendrait du blasphème pour certains. "Il y a des pressions de la part des collectivités, surtout, pour qui la tranchée est symbolique et indispensable. Ils ne veulent pas la voir disparaître."

Et pourtant, l’entretien de la trouée a "un coût écologique et financier" conséquent. En 2021, l’épreuve revenait après deux ans d’absence, faute de crise sanitaire. Sur son téléphone, Thierry Gouvenou a gardé des photos de l’état du pavement. "Regardez, c’est une pelouse", fait-il remarquer. L’herbe a envahi l’interstice des pierres. Dans cet état, la route prend des allures de patinoire, et les chutes sont inévitables. "On a dépensé 15 000 € pour la nettoyer, confie le patron de l'épreuve. Maintenir la tranchée praticable, c’est un combat permanent."

Jean Stablinski, un mineur à l'origine du mythe

Pourquoi Arenberg suscite tant d’attachement, tant de passion ? Pour le savoir, il faut replonger dans son histoire. En 1967, les organisateurs du Paris-Roubaix, créé en 1896, missionnent un certain Jean Stablinski, champion du monde cycliste, pour trouver de nouveaux secteurs pavés sur la course. Cet ancien mineur de la fosse d’Arenberg a une petite idée en tête. Il se rappelle de la drève des Boules d’Hérin, une ornière cabossée qu’il empruntait chaque jour pour se rendre à la mine. Une allée rectiligne de 2,4 km au milieu de la forêt, recouverte de pavés biscornus, sous laquelle se trouvait sa propre galerie.

Je suis le seul coureur cycliste à être passé en dessous et au-dessus de la tranchée.

Jean Stablinski, champion du monde et ancien mineur

Le Nordiste soumet sa trouvaille à Jacques Goddet. Le directeur de la course de l’époque émet quelques doutes au vu de l’état des pavés, mais valide le secteur. C’est ainsi qu’en 1968, la reine des classiques emprunte pour la première fois la trouée d’Arenberg. La légende est en marche et Stablinski en est le fondateur. "Je suis le seul coureur cycliste à être passé en dessous et au-dessus de la tranchée", aimait à dire l’enfant du pays, pour qui une stèle a été disposée à l’entrée du secteur après sa mort, en 2007.

Inauguration et controverse

L’inauguration de la trouée, en 1968, va être quelque peu douloureuse. Cette année-là, il pleut sur les routes du Nord, et seulement une vingtaine de coureurs atteignent le vélodrome de Roubaix. Les autres abandonnent. "Il savait tous que c’est moi qui avais découvert ce secteur, racontera plus tard Jean Stablinski, qui avait participé à la course. Je n’ai pas osé me rendre tout de suite dans les douches."

Les coureurs fulminent : "ils m’ont traité de tous les noms d’oiseaux." En fait, il y en a bien un qui n’en veut pas au mineur, c’est Eddy Merckx, le gagnant de l’épreuve. Après 7h09 d’effort, le Belge remporte le premier de ses trois Paris-Roubaix. À l’arrivée, il enlace le garçon de la mine.

"Faut-il trancher la tranchée ?"

Malgré les critiques, la tranchée résiste et s’enracine dans le parcours, jusqu’à ce qu’une chute terrible vienne relancer le débat sur sa dangerosité. C’était lors de la 96e édition, en 1998. Johan Museeuw déboule à toute vitesse dans le bourg de Wallers, porte d’entrée du secteur d’Arenberg. Les pavés sont glissants, le Belge chute lourdement sur le genou. Diagnostic : fracture de la rotule.

Le 14 avril 2022, à l’occasion de la soirée des légendes du Paris-Roubaix au Stab de Roubaix, il explique : "j’ai chuté dans la merde de cheval." C'est pourquoi, sous le plâtre, une infection va se développer, les médecins parlent un temps d'amputer la jambe. Il y échappe de peu. Et deux ans plus tard, il triomphera sur la dure des dures. Une résurrection comme l'aime l'Enfer du Nord. Celle qui mène aux portes du paradis, dit-on.

À chaque fois qu’il y a eu un accident grave ici, les journalistes se demandaient s’il fallait conserver la trouée d’Arenberg.

Jean-Marie Leblanc, ancien directeur du Paris-Roubaix

D’autres accidents suivront, comme celui dont a été victime le Français Philippe Gaumont. Transporté à l’hôpital de Valenciennes avec le fémur brisé, le coureur de la Cofidis se retrouvera avec un clou de 40 centimètres dans l’os. "À chaque fois qu’il y a eu un accident grave ici, les journalistes se demandaient s’il fallait conserver la trouée d’Arenberg, rapporte Jean-Marie Leblanc, ancien directeur du Paris-Roubaix, dans le documentaire Sur le haut du pavé, de Maxime Boilon, diffusé en 2002. Je me souviens, le lendemain de la chute de Museeuw, un journal belge titrait : ‘Faut-il trancher la tranchée d’Arenberg ?’"

Si les chutes ont alimenté le mythe Arenberg, les organisateurs n'ont cessé d'améliorer la sécurité sur le secteur. En 1997, des barrières sont installées sur l’un des côtés du chemin pour contenir les spectateurs, entre 5 000 et 10 000 chaque année. Depuis, il est impossible de rouler sur la bande de terre, seuls les pavés sont accessibles.

La restauration et le nettoyage des secteurs, dont celui d'Arenberg, sont assurés par l’association Les Amis du Paris-Roubaix, créée en 1977, en lien avec la direction de course. Depuis une vingtaine d’années, des bénévoles œuvrent en collaboration avec deux lycées horticoles du Nord pour retaper les pavés. Trois semaines avant l’épreuve, ils sont environ une centaine d’élèves à s’y atteler. François Doulcier explique également être "en train de bâtir un nouveau plan d'entretien" de la trouée. Au programme : un désherbage mécanique tous les trois ans en plus du passage d’une balayeuse trois fois dans l’année.

La trouée, une sélection naturelle

Si la trouée n’est pas jugée "vitale sportivement", parce que située trop loin de l’arrivée (environ 95 km), elle prend une place primordiale dans la course. Gilbert Duclos-Lassalle, double vainqueur de l’épreuve (1992-1994), lui attribue un rôle de "révélateur". "Après la trouée, on sait qui fera le final de la course ou non, affirme le Béarnais préféré des Nordistes. Si on en sort marqué au fer rouge, on ne peut pas gagner."

"La tranchée est sélective, voire éliminatoire, abonde François Doulcier, en fin connaisseur de la course. Plusieurs coureurs se détachent après Arenberg, il vaut mieux être dans les deux premiers groupes." La bataille du placement se fait aussi en amont des pavés. "Quand on voit l’église de Wallers, il faut être bien placé, note Duclos Lassalle. C’est là que la guerre entre les favoris commence."

Quand il arrive sur la tranchée, le peloton est lancé comme un boulet de canon. "Dans Wallers, la route est légèrement descendante, le coureurs roulent à 60 km/h, indique François Doulcier. Mais sur les pavés ils finissent à 30-35 km/h." Bien souvent, à ce moment, le peloton explose, comme une nuée d’oiseaux se disperse sous l’effet d’une détonation. Spectacle assuré.

L'écran, faiseur de légende

La télévision a sublimé ces images de corps violentés, cahotant sur les pavés. Ces visages maculés de boue, si prompts à marquer la rétine du téléspectateur. Pour mettre en valeur cette esthétique, dans les années 1990-2000, France Télévisions, diffuseur officiel du Paris-Roubaix, déployait un dispositif unique et colossal au niveau de la tranchée. Un car régie complet - avec trois à quatre caméras - effectuait un décrochage d’antenne au moment du passage du peloton de tête. "C’était un choix artistique", croit savoir Christophe Barrier, l’actuel directeur de production de la chaîne publique.

Le dispositif a ensuite laissé place à une caméra longue focale placée sur une nacelle, montrant l’image d’un peloton fendre la forêt dans la poussière. "Mais les gens ont commencé à se placer devant la caméra, relate le producteur. Les dernières fois, on a été gêné par des drapeaux nationalistes flamands, des publicités clandestines ou encore des pancartes pour la Manif pour tous." Les images d’hélicoptères - stabilisées avec le temps - et les motards font désormais le travail.

Arenberg, au-delà les frontières

Ces images en mondovision ont largement contribué à forger la renommée internationale de la tranchée. Aujourd'hui, elle attire des coureurs amateurs des quatre coins du monde. L’anecdote est de Thierry Gouvenou. "Un jour, j’étais au bord de la trouée et j’ai vu un Australien rouler quelques dizaines de mètres sur les pavés, raconte le directeur de course, également ancien coureur de la classique nordiste. Et il s’est mis à crier de joie, il était fou... C’est quand même spécial Arenberg."

En Belgique, il y a bien quelques secteurs similaires, comme celui d’Howarderie, une sorte de petite cousine germaine, mais Arenberg reste le secteur pavé le plus connu du monde entier.

François Doulcier, président des Amis du Paris-Roubaix

Le champion Johan Museeuw, devenu guide touristique à vélo, emmène parfois des clients étrangers sur le site nordiste. "Les clients connaissent, parce qu’ils l’ont vu à la télé, dit-il. Mais sur place, ils sont toujours étonnés de voir à quel point c’est dur." La trouée, unique au monde ? "En Belgique, il y a bien quelques secteurs similaires, comme celui d’Howarderie, nuance François Doulcier. Une sorte de petite cousine germaine, mais Arenberg reste le secteur pavé le plus connu du monde entier."

La tranchée au Tour de France ?

Devant cette popularité, pourquoi ne pas intégrer la trouée au Tour de France ? Cette année, et pour la troisième fois de son histoire, Wallers-Arenberg sera ville d’arrivée de la cinquième étape de l'épreuve. Pour autant, jamais la tranchée n’a fait partie du tracé. "On s’est posé la question, parce que c’est tentant, avoue Thierry Gouvenou, numéro 2 du Tour de France, derrière Christian Prudhomme. Mais il y a plusieurs choses qui dérangent, comme le passage à niveau situé à quelques mètres de la trouée, ce qui n’est pas terrible."

Il pointe également la difficulté de ce secteur cinq étoiles. "Sur le Tour, on n’a pas que des spécialistes de classique, rappelle-t-il. Je pense aux grimpeurs qui ne sont pas bien épais, comme les Colombiens. Certains auraient peur de s’engager dans le secteur à 100 %." Lucide, François Doulcier résume : "Arenberg au Tour ? Dans un rêve oui, mais pas dans la réalité."

L'actualité "Sport" vous intéresse ? Continuez votre exploration et découvrez d'autres thématiques dans notre newsletter quotidienne.
Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
choisir une région
Hauts-de-France
France Télévisions utilise votre adresse e-mail pour vous envoyer la newsletter de votre région. Vous pouvez vous désabonner à tout moment via le lien en bas de ces newsletters. Notre politique de confidentialité