Le passage de Gaëtan Missi-Mezu à Valenciennes n'a pas laissé un souvenir impérissable. Pourtant, ce modeste attaquant a été l'objet d'une féroce bataille entre agents. Avec Mediacités et Mediapart, nous avons enquêté sur les drôles de méthodes d'un trio d'associés, experts en débauchage.
Dans le milieu du foot, il n'est pas nécessaire de s'appeler Cristiano Ronaldo ou Paul Pogba et d'être une star du ballon rond pour susciter les convoitises. Des joueur bien plus modestes déclenchent eux aussi de féroces batailles entre agents qui se disputent contrats et commissions. C'est l'un des constats que nous avons tirés des documents Football Leaks - la plus grande fuite d'informations de l'histoire du sport (voir encadré en bas de l'article) - auxquels France 3 Nord Pas-de-Calais et le site d'investigation régional Mediacités ont pu accéder grâce à Mediapart et à leurs partenaires européens de l'EIC (European Investigative Collaborations).
Les supporters de Valenciennes se souviennent peut-être du jeune avant-centre Gaëtan Missi-Mezu. Cet international gabonais de 20 ans, natif de Villeneuve-d'Ascq, a joué six matches de Ligue 2 et trois rencontres de Coupe de France la saison dernière sous les couleurs du club du Hainaut, avec un seul petit but au compteur. En novembre 2015, alors qu'il commençait tout juste à jouer avec les pros, un trio d'intermédiaires français est parvenu à écarter l'agent qui lui avait ouvert les portes du VAFC. Une pratique récurrente chez ces experts en débauchage, qui ont su "chiper" plusieurs joueurs à leurs concurrents, ces dernières années, pour remplir leur portefeuille de contrats et empocher des commissions.
Ce trio, aux méthodes douteuses, a constitué, en janvier 2016, la société Team Management, à Garges-lès-Gonesse, en banlieue parisienne. Le patron officiellement, c'est Jamel Henni, titulaire d'une licence d'agent sportif délivrée par la Fédération Française de Football (FFF). Mais ce quadragénaire ne possède en réalité que 10% de la société. Les 90% restant appartiennent, à parts égales, à ses deux associés, Abdelaziz Ben Aissa, 34 ans, et Mustapha M'naouar, 36 ans, qui, eux, n'ont pas de licence FFF. Les trois compères travaillaient déjà ensemble avant la création de leur structure.
Rupture
Le 21 novembre 2015, alors qu'il vient d'echaîner ses trois premières rencontres avec Valenciennes, Gaëtan Missi-Mezu écrit à son agent, Florent Cazals, avec lequel il est lié depuis le 20 mars 2014, pour résilier son contrat de management. Le jeune attaquant n'y va pas par quatre chemins : "A cause de votre négligence, je stagne professionnellement alors que d’autres joueurs pas plus talentueux et même plus jeunes que moi ont déjà signé un contrat avec un équipementier et sont régulièrement informés des actions de leurs agents", lui reproche Missi-Mezu. Le courrier est en fait dicté par le trio Henni-Ben Aissa-M'naouar et leur avocate, comme le prouvent des échanges de courriels issus des Football Leaks. Le joueur valenciennois est en contact avec eux depuis le 19 octobre 2015 et négocie déjà, via son père, les termes du contrat avec ses nouveaux représentants !Dans un courrier du 3 décembre 2015, Florent Cazals répond sèchement au joueur : "Je n'ose penser qu'après avoir enchaîné trois matches en équipe première et à l'aube d'une prochaine signature, vous trouviez utile de vous défaire de vos engagements (...). Nous avons entamé un travail commun en 2014, date à laquelle vous jouiez dans une équipe amateure de la banlieue toulousaine (Balma en CFA2, 5e division NDR). Vous avez eu l'opportunité de faire des tests à Sochaux et à Valenciennes (où vous vous êtes finalement engagé deux ans) grâce au réseau de relation que j'ai mis en place." "Je n’ai nullement le sentiment d’avoir manqué à l’une de mes obligations, ni même d’avoir nui à vos intérêts, bien au contraire", insiste-t-il, menaçant d'engager "tous les moyens" pour faire valoir ses droits. Contacté par téléphone, cet agent toulousain nous indique qu'il ne travaille plus avec Gaëtan Missi-Mezu "depuis plus d’un an" et qu'il ne souhaite commenter ni les raisons, ni les circonstances de cette rupture.
Dérégulation
Aujourd’hui, le joueur est bien lié à l’agent Jamel Henni, selon la FFF. Mais sa carrière n’a pas décollé pour autant. Recruté comme "apprenti", il n'a pas signé de contrat pro avec Valenciennes qui ne l'a pas conservé. Missi-Mezu évolue désormais un échelon en-dessous, au Paris FC, dans l’anonymat du championnat National (3e division).Gaëtan Missi Mezu (@MissiGaetan) s’est engagé en faveur du Paris FC.
— Paris FC (@parisfc) 27 juin 2016
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"Cela arrive souvent, malheureusement, que des agents démarchent des joueurs déjà sous contrat", nous a confié un agent titulaire d’une licence FFF. "Le milieu des agents est une jungle !" Le 1er avril 2015, la FIFA a déréglementé le statut d’agent. "Avant, un agent ne pouvait démarcher un joueur qu’après s’être assuré qu’il n’était pas lié contractuellement avec un autre mandataire sportif", explique Redouane Mahrach, avocat spécialiste du droit du sport. "Mais le règlement des agents sportifs a été remplacé par le règlement FIFA (fédération internationale de football NDR) sur la collaboration avec les intermédiaires lequel n’impose plus cette obligation spécifique. La réglementation française ne prévoit pas d’obligation de non concurrence. La dérégulation de la FIFA a pour conséquence de libéraliser le marché des intermédiaires et de laisser le champ libre à tous les coups tordus."
Jamel Henni et ses partenaires n’en sont pas à leur première fois et leurs méthodes sont bien rodées. Le 23 juin 2015, Haykeul Chikhaoui, jeune Franco-tunisien évoluant au FC Sochaux, écrit à son agent Christophe Mongai une lettre de résiliation, à partir d’un modèle préparé par l’avocate de Jamel Henni. "Il n’y a pas de raison apparente à votre désir de résiliation du contrat de management que nous avons conclu le 6 janvier 2015, dans la mesure où j’ai toujours rempli à votre égard mes obligations contractuelles et légales", conteste l'agent éconduit. Aujourd’hui, Christophe Mongai refuse d’évoquer l’affaire. "Je n'ai plus aucun contact avec lui depuis un moment", nous a-t-il seulement répondu. Passé ensuite par l'équipe réserve du FC Porto, Haykeul Chikhaoui évolue désormais en prêt à Varzim en deuxième division portugaise. Et il est toujours lié à Jamel Henni, selon la FFF.
Tunisie
En janvier 2015, Henni, Ben Aissa et M’naouar font signer au FC Metz deux Tunisiens du CS Sfaxien, Ferjani Sassi et Fakhreddine Ben Youssef, respectivement pour 375 000 euros et 1,25 million d’euros. Mais le 10 avril 2015, Ferjani Sassi reçoit une mise en demeure : son ancien agent, Abderraouf Bouares, estime qu’ils sont toujours liés par un contrat. Slim Boulasnem, agent tunisien de Ben Youssef se manifeste également et dépose une requête devant la commission de règlement des litiges de la Fédération Tunisienne de Football. Elle se solde par non-lieu, mais Slim Boulasnem fait appel.Joint par téléphone, il s’offusque : "C’est surtout une question de reconnaissance : j’ai repéré le joueur quand il évoluait en 4e division tunisienne, j’ai lancé sa carrière. Les méthodes de cet agent et de ses associés sont très critiquables. Mais nous, les Tunisiens, on ne pèse rien face aux agents français. Nous n’avons pas les mêmes moyens… ". Ben Youssef, que ses agents n’hésitent pas à surnommer "le Gareth Bale tunisien" pour mieux le vendre aux clubs, ne perce pas à Metz. Il est transféré à l’Espérance de Tunis en juillet 2015.
Parfois, l’arroseur est aussi arrosé. Le 21 novembre 2015, Abdelaziz Ben Aissa, l'associé d'Henni, écrit à Ferjani Sassi pour lui reprocher ses contacts avec un autre agent, Stéphane Canard. Dans un courrier daté du 8 décembre, ce dernier fait savoir, par le biais de son avocat, que c’est le joueur lui-même qui a sollicité la collaboration de son associé, Kader Jilali.
Le 4 janvier 2016, Jamel Henni écrit à son tour au joueur qui aurait, selon lui, accepté de s'engager avec l’Espérance de Tunis avant de se rétracter subitement. Il accuse Kader Jilali, le collaborateur de Stéphane Canard, d'avoir appelé le club tunisien en se présentant comme le nouvel agent de Sassi, pour annoncer aux dirigeants qu'il ne signerait pas chez eux.
"Je me réservais le droit de saisir nos instances nationales pour faire sanctionner tout écart déontologique", rappelle Jamel Henni à son rival, dans un missive du 11 janvier. "Je ne peux que transmettre la présente à nos instances". Avec ses associés, il gagnera finalement la bataille : après avoir été proposé au LOSC, Ferjani Sassi sera bien transféré à l’Espérance de Tunis pour 750 000 euros, en juillet 2016.
Les recruteurs lillois connaissent bien Jamel Henni, Abdelaziz Ben Aissa et Mustapha M'nouar. Un de leurs "poulains", Bassem Srarfi, jeune ailier du Club Africain à Tunis, a failli rejoindre les Dogues l'hiver dernier, avant de filer à l'OGC Nice dans les dernières heures du mercato, au terme d’un feuilleton rocambolesque dont les trois agents semblent coutumiers.
Ces deux dernières années, ils avaient pourtant tenter de caser quelques joueurs à Lille, comme le Tunisien Youssef Msakni ou le Franco-malien Moussa Marega. Sans succès...
Ancien attaquant d'Amiens SC et de l'Espérance de Tunis, Marega a finalement été transféré au FC Porto le 25 janvier 2016 au terme d'un long bras de fer avec les dirigeants de son précédent club portugais, Maritimo. Ce transfert à 3,8 millions d'euros, négocié par Abdelaziz Ben Aissa, a permis au trio d'empocher une juteuse commission de 900 000 euros ! Une belle opération pour un joueur que Porto prêtera au bout de seulement six mois au Vitoria de Guimaraes...
Tous sollicités, ni Jamel Henni, ni Abdelaziz Ben Aissa, ni Mustapha M'naouar n'ont répondu à nos questions.
Football Leaks, mode d'emploi
Douze journaux européens regroupés au sein du réseau European Investigative Collaborations (EIC) - dont Mediapart est l’un des membres fondateurs - ont publié du 2 au 24 décembre 2016 les Football Leaks, la plus grande fuite d'informations de l’histoire du sport : 1 900 gigaoctets de données informatiques, obtenues à l'origine par l’hebdomadaire allemand Der Spiegel. Cette fuite contient, au total, 18,6 millions de documents confidentiels : contrats, audits, immatriculations de sociétés, factures, comptes bancaires, courriels...Elle a permis de documenter de manière inédite la face noire du football - entre fraude et évasion fiscales, connexions mafieuses et exploitation de joueurs mineurs - et d'éclairer les pratiques d'un milieu où l'omerta s'impose très souvent, lorsqu'on s'intéresse à l'envers du décor. Soixante journalistes, associés à huit informaticiens qui ont développé des logiciels spéciaux pour l’opération, ont enquêté pendant plus de six mois. L’homme à l’origine de Football Leaks se fait appeler “John”. Nous ignorons son identité. Il communique exclusivement avec Rafael Buschmann, le journaliste du Spiegel à qui il a transmis les données.
Outre Mediapart et Der Spiegel, on trouve au sein de l'EIC The Sunday Times (Royaume-Uni), Expresso (Portugal), El Mundo (Espagne), L’Espresso (Italie), Le Soir (Belgique), NRC Handelsblad (Pays-Bas), Politiken (Danemark), Falter (Autriche), Newsweek Serbia (Serbie) et The Black Sea, un média en ligne créé par le Centre roumain pour le journalisme d’investigation, qui couvre l’Europe de l’Est et l’Asie centrale. Au printemps 2017, grâce à Mediapart, l'EIC a ouvert l'accès aux documents à France 3 Nord-Pas-de-Calais et Mediacités pour explorer les coulisses du football dans les Hauts-de-France. Nous avons ont également recueilli, lors de cette enquête, des témoignages inédits qui ne figurent pas dans les Football Leaks.