À Compiègne dans l'Oise, certains quartiers regorgent de monuments historiques et de belles bâtisses, quand d’autres n’ont pour horizon que des barres d’immeubles. Dans le cadre de l’opération Ma France 2022, nous nous sommes rendus dans les quartiers classés "prioritaires" pour parler de la campagne présidentielle avec les habitants.
Il suffit de traverser la ville pour comprendre à quel point Compiègne est complexe et diverse. À l'ouest, on trouve surtout les barres d'immeubles du Clos des Roses et de la Victoire, deux quartiers classés prioritaires. Quelques kilomètres plus loin, changement d’ambiance radical : dans le quartier des Veneurs, les rues sont bordées d’arbres et d'immenses demeures en pierre, tout près de l'hippodrome et du palais impérial. Quelques rues plus au nord, un centre-ville coquet, avec une multitude de commerces et de restaurants, auquel on accède facilement grâce à un réseau de bus entièrement gratuit.
Une ville faites d'inégalités
Cette diversité de paysages urbains montre bien les différentes réalités qui se côtoient à Compiègne, sans vraiment se mélanger. "Les gens du centre-ville, ils restent entre eux, ils restent au centre-ville. À Compiègne, les gens ne se mélangent pas", confirme, lasse, une étudiante de l'UTC originaire de région parisienne. Elle parle même de "fracture sociale". Le mot est fort, mais force est de constater que la ville est, si ce n'est fracturée, au moins divisée.
Un quartier a particulièrement mauvaise presse : celui du Clos des Roses. Classé "quartier prioritaire de la politique de la Ville", on y trouve toutes les caractéristiques des territoires que l'on appelait avant des "zones urbaines sensibles". Le taux de pauvreté y dépasse les 46%, et 29% des travailleurs occupent un emploi précaire. Près des deux tiers des chômeurs ont un niveau de diplôme inférieur au bac, et les trois quarts des habitants ont un revenu disponible inférieur à 1 500 euros par mois. On y trouve peu de commerces, et beaucoup de barres d'immeubles : 88 % des logements sont des logements sociaux.
Le Clos des Roses, à la recherche d'un nouveau souffle
Mais c'est surtout le trafic de drogue qui s'y est installé et les affrontements réguliers entre certains habitants et les forces de l'ordre lui ont donné au fil du temps l'image d'un quartier abandonné, gangréné par l'insécurité et dans lequel il ne faut pas se rendre. Et il faut bien l'admettre : nous-mêmes journalistes n'y allons que très peu. Si peu que pour ce reportage, nous ne savions pas comment nous y prendre. Au fil des années, un fossé s'est creusé entre les journalistes et les habitants de ce quartier. À force de ne pas se côtoyer, de ne pas se parler, une défiance est née, de notre côté comme du leur.
Alors c'est un employé de la Ville, Moulhim Boumahdi, et une adjointe au maire, Jihade Oukadi, qui nous font visiter le quartier. Le Clos des Roses, ils le connaissent par cœur et s'y sentent comme des poissons dans l'eau. Pourtant, ce jour-là, il fait gris et les rafales de vent de la tempête Eunice ne facilitent pas la promenade.
On croise peu de personnes dans les rues, si ce n'est quelques clients de la pharmacie et du tabac, et les guetteurs chargés de surveiller un point de deal. Nos accompagnateurs nous disent qu’à l’occasion, il faudra qu’on revienne un mercredi, jour de marché, où le quartier est beaucoup plus animé. Rendez-vous est pris.
Nous passons devant le centre municipal Anne-Marie Vivé, en travaux dans le cadre du nouveau plan national de rénovation urbaine (NPNRU), un projet coordonné par l’État pour réaménager les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Il va être agrandi, notamment pour mieux accueillir les activités périscolaires et les associations.
Tout au long de notre balade, Moulhim et Jihade nous expliquent avec fierté les autres projets du NPNRU, coordonnés et financés en partie par l'État. Les barres d'immeubles qui vont être démolies, les logements considérés comme "passoires thermiques" seront rénovés, des logements individuels seront bientôt disponibles en accession à la propriété, certaines voies de circulation vont être réaménagées pour désenclaver les cités qui datent des années 50 et 70... Au total, le NPNRU représente un investissement de 117 millions d'euros pour le Clos des Roses et son voisin le quartier de la Victoire, répartis entre l’État et les collectivités.
Ces quartiers ont besoin d'un nouveau souffle, tout le monde s'accorde à le dire. Zouheir, qui vit maintenant en région parisienne mais dont les parents sont restés au Clos des Roses, a vu son quartier se dégrader au fil des années. "Il y a encore cinq ou six ans, il n'y avait pas autant de trafic de drogue et de toxicomanes. Avant, il y avait toujours du monde dehors, les mamans du quartier, des jeunes, des hommes, des femmes, des enfants, il y avait une bonne ambiance, tout le monde s'entendait bien", se souvient-il. Il vit aujourd’hui dans la banlieue sud de Paris avec sa femme et ses deux enfants. "Je ne voulais pas qu'ils vivent en HLM, en cité, et je ne veux pas qu'ils vivent la même vie que moi, assure-t-il. La grande, qui a 21 ans, elle est en troisième année de licence et elle a deux petits boulots à côté."
Ce père de famille de 47 ans, nous l'avons rencontré au local de l'association franco-maghrébine du Clos des Roses. Une simple pièce avec une cuisine, des tables, des chaises, et des jeux de société, et une télé accrochée au mur.
La campagne présidentielle vue du quartier
Le président de l'association, Lahcen Daghai, nous y a accueillis avec un thé à la menthe et un grand sourire. Dans un quartier où les commerces se comptent sur les doigts de la main, et où il n'y a ni bar ni café, ce local est devenu un lieu de vie essentiel.
Chaque jour, dès la fin d'après-midi, des dizaines de personnes s'y retrouvent pour jouer aux cartes, manger, regarder les matches de foot, ou simplement discuter. Dans cet endroit, que certains appellent aussi "chez Zorro", du surnom de l’homme qui tient la buvette, on parle de tout : du bled (on y trouve une majorité d'immigrés maghrébins, mais pas seulement), de la vie quotidienne, de politique…
Ici, même ceux qui ne votent pas, comme Toufik, s’intéressent à la politique. "Je n'ai qu'un titre de séjour, alors je ne peux pas voter. Mais j’aime m'investir localement, dans l'associatif, être au service des autres." Au fil de la discussion, on se rend compte qu'il suit la campagne de près. Il aime bien les idées de Jean-Luc Mélenchon. "Je ne sais pas si ce qu'il propose est réalisable, mais qui sait ? Il passera peut-être, les mentalités ont quand même évolué avec le Covid."
Plusieurs des personnes avec qui nous avons discuté ce jour-là nous ont confié leur attachement aux idées du candidat la France insoumise. Les militants insoumis, qui tractaient le matin sur le marché de la Victoire avant de s'installer sur la place centrale du Clos des Roses, nous l'ont d'ailleurs confirmé : "On a toujours un accueil chaleureux ici. En général, dans les quartiers populaires, ils sont attentifs à nos idées. En même temps, on ne croise pas les militants des autres partis ici."
"Cette campagne, c'est le brouillard"
Mais adhérer aux idées d'un candidat ou d'un parti ne signifie pas toujours lui donner sa voix. Lors de l'élection de 2017, l'abstention était très élevée dans ces quartiers, jusqu’à 40% dans certains bureaux de vote. Le fait d'une lassitude, peut-être. La phrase que nous avons le plus entendue ce jour-là, c'est : "une fois élus, ils ne tiennent pas leurs promesses."
Lahcen Daghai, le président de l'association, le regrette beaucoup. "Ici, on fait tout pour inciter les gens à aller voter. On ne leur donne pas de consigne de vote bien sûr, mais on pense que c'est très important que les gens des quartiers votent. Leur voix compte !", insiste-t-il. Il prévoit d'organiser un événement de rencontre entre les élus du quartier et les habitants pour les pousser à se déplacer aux urnes le 10 avril.
"Si on ne vote pas, l'extrême droite va passer. On sent l'islamophobie monter, c'est une campagne choc, violente, mais les candidats ne parlent pas des sujets importants comme le pouvoir d'achat et l'emploi." Son pronostic ? "Je pense que Macron va repasser, pour faire barrage à l'extrême-droite."
Autour d'un thé, un ancien de l'usine Continental de Clairoix, nous parle plutôt d’un avenir incertain. "Cette campagne, c'est le brouillard, lâche-t-il. On ne peut plus parler de droite ou de gauche, ça n'a plus de sens pour les gens. Ce qu'il faudrait, c'est simplement de l'humanisme et de l'égalité."
Un engagement associatif plutôt que militant
Et justement, pour l'humanisme et l'égalité, les habitants du coin semblent plus compter sur le tissu associatif et les services publics locaux que sur les candidats à la présidentielle. Personne ne semble vraiment compter sur le chef de l'État ou les politiques nationales pour améliorer la vie du quartier.
"Le jour de la finale de la coupe d'Afrique des nations, plein de jeunes sont venus assister à la victoire du Sénégal ici, il y avait des drapeaux partout", raconte Lacen. Il se souvient aussi du mois de juin 2018, quand la marche solidaire pour les migrants est passée par Compiègne. "Les marcheurs ont dormi dans le stade juste à côté, on a passé la soirée avec eux, il y avait même des musiciens. Et le lendemain, on leur a préparé le petit-déjeuner, c'était super !" Il nous raconte les repas festifs, les sorties organisées pour les retraités, les travaux de réaménagement du local faits entièrement par les adhérents. Des souvenirs qui peuvent paraître anecdotiques, mais qui tranchent avec l'image d'un territoire triste et dangereux qui colle à la peau du quartier.
Les quartiers prioritaires, grands absents des programmes
Et des quartiers comme le Clos des Roses, classés prioritaires par l'État, il en existe près de 1500 en France. Or, on ne trouve les termes "quartiers prioritaires" ou "politique de la ville" dans aucun des programmes des principaux candidats à l'élection présidentielle. Il s’agit pourtant de termes officiels, qui relèvent d’une compétence de l’État. Entre les lignes, on comprend que certains candidats en parlent sans les nommer, de manière un peu détournée.
Valérie Pécresse par exemple en parle à travers le prisme de la sécurité, évoquant des "zones de grande délinquance". Elle a même repris l'expression de Nicolas Sarkozy, promettant de "ressortir le Kärcher de la cave" pour "nettoyer les quartiers". Pas de quoi convaincre les habitants que nous avons croisés, qui se sont contenté de lever les yeux au ciel à l'évocation de cette citation. Dans la même veine, Marine Le Pen parle de "zones de non-droit" et promet de "restaurer l'autorité des forces de l'ordre".
La gauche quant à elle reste prudente, voire frileuse. On parle de lutte contre la pauvreté et contre les discriminations, mais sans évocation franche des quartiers prioritaires. Jean-Luc Mélenchon propose de "reconstruire le maillage de services publics" dans les "quartiers populaires", au même titre que dans les zones rurales et les territoires d'outre-mer.
Pour Emmanuel Macron, qui n'a pas encore de programme officiel puisqu'il n'a toujours pas déclaré sa candidature, il suffit de jeter un œil au quinquennat qui s'achève. En 2018, l’ancien ministre de la Ville Jean-Louis Borloo avait, sur demande du président de la République, rendu un rapport détaillant 19 propositions pour les quartiers prioritaires. Emmanuel Macron avait finalement balayé d'un revers de main ces propositions, au grand dam des acteurs locaux.
Un seul candidat sort du lot sur ce sujet : Anasse Kazib, qui se présente comme le "candidat révolutionnaire des travailleurs, de la jeunesse et des quartiers populaires". Dans son programme, il parle sans détour de quartiers "où sont concentrés dans leur grande majorité celles et ceux que l’on assigne à une identité "issue de l’immigration", stigmatisés pour ce qu’ils sont censés être", de leur "vulnérabilité sociale", de contrôles au faciès et de violences policières.
La droite se concentre sur le centre-ville
Quel candidat réussira le mieux à reconquérir ces territoires touchés encore plus que les autres par l’abstention ? Difficile de faire des pronostics. Nous l’avons vu, dans ces quartiers, l’engagement politique prend d’autres formes. Nous n’avons croisé sur place que les militants de la France insoumise. Nous les avons revus le lendemain sur le marché du centre-ville. Des militants des Républicains et du Rassemblement national étaient aussi présents. Quand nous leur avons demandé pourquoi ils n’étaient pas la veille au marché de la Victoire, et s’ils comptaient aller à celui du Clos des Roses, nous n’avons eu que des réponses évasives. "Nous n’y avons pas encore été, mais c’est prévu", nous dit-on parmi les soutiens de Marine Le Pen.
Ceux venus tracter pour Valérie Pécresse n’ont pas l’air non plus très enclins à aller distribuer leur propagande électorale au Clos des Roses. Pourtant, la double page qu’ils distribuent ce jour-ci est exclusivement axée sur les questions de sécurité, de délinquance, de renforcement de la police et de "voyous". Des idées qui tranchent avec l’environnement dans lequel on se trouve alors : le marché a lieu dans une rue bourgeoise du centre-ville, à la fois paisible et pleine de vie. Mais le lieu n’est pas choisi au hasard : en 2017, François Fillon a dépassé les 40% dans les quartiers les plus riches de Compiègne, alors qu’il peinait à atteindre les 10% dans les bureaux de vote des quartiers prioritaires, qui ont voté en majorité... Pour Jean-Luc Mélenchon.
"On ne se sent représentés par personne"
À quelques pas de là, un groupe d’étudiants de l’UTC distribue des flyers pour un événement qu’ils organisent le week-end suivant. Ils évitent soigneusement les groupes de militants. Valérie Pécresse, Marine Le Pen, très peu pour eux. Ils prévoient d’aller voter mais ne savent pas pour qui. Plutôt à gauche, a priori. Comme les habitants du Clos des Roses, ils ont le sentiment que leurs préoccupations sont absentes de la campagne.
"Le problème, c’est qu’on ne se sent représentés par personne. Le plus important, c’est l’urgence climatique, mais on vit dans un monde qui privilégie toujours l’argent plutôt que l’environnement, constatent-ils amèrement. En tant que futurs ingénieurs, ce sera à nous de changer les choses, directement de l'intérieur, dans les entreprises." L’avenir leur paraît si incertain que trois d’entre eux sont catégoriques : ils ne veulent pas d’enfants, pas dans le monde tel qu’il est. Une seule hésite encore. "J’ai toujours voulu des enfants, mais je me pose de plus en plus de questions… Je suis quand même un peu optimiste parce que je me dis qu’un jour, ce sera notre génération au pouvoir."
C’est sur cette note d’espoir que se termine notre visite à Compiègne. Nous repartons sans savoir quels candidats feront mouche auprès de ces habitants si différents. Mais avec une impression : une participation en masse dans les quartiers prioritaires pourrait rebattre les cartes de cette élection si incertaine.