L’histoire méconnue des déportés de Bacouël et Tartigny : "si nous sommes libres aujourd’hui et encore en démocratie, c’est un peu grâce à ces gens-là"

L'histoire du dimanche - C’est un événement totalement méconnu de l’histoire locale qui refait surface, quatre-vingts ans plus tard, grâce à la pugnacité des mairies de Bacouël et de Tartigny. Le 2 août 1944, une vingtaine d’hommes et de femmes étaient victimes d’une rafle dans plusieurs villages de l’Oise autour de Breteuil. Le début d’un long calvaire qui devait les mener jusque dans les mines de sel allemandes. Et dont très peu sont revenus.

"On m'a donné le prénom Maurice. En hommage à mon grand-père, que je n'ai jamais connu puisque je suis de janvier 1950, alors que lui est mort le 16 avril 1945, à Kossa, en Allemagne".

Ces mots, ce sont ceux de Maurice Vanoverschelde, 74 ans aujourd’hui. Il se prénomme donc comme ce grand-père mort à plus de 900 km de son village de l'Oise, avec neuf autres hommes, ses voisins, des cultivateurs comme lui, des instituteurs, charretier, garçons laitiers. Dans l'un des nombreux épisodes tragiques et méconnus de la Seconde Guerre mondiale.

Des résistants et des traîtres

Nous sommes à l'été 1944. Tout est tranquille, en apparence, dans les petites communes autour de Breteuil : Bacouël, Tartigny, Chepoix, Beauvoir, Bonvillers. Pourtant, certains habitants ont un secret : ils cachent et ravitaillent une dizaine d'aviateurs alliés (Australiens, Anglais et Américains) dont les appareils ont été abattus au-dessus de la région. Ils les font passer de ferme en ferme, pour brouiller les pistes, ou bien les dissimulent dans les bois avoisinants.

Ce que ne savent pas ces résistants, c'est que deux traîtres se sont glissés parmi eux. Deux gars du coin, qui se font appeler André et Popol. Munis de fausses cartes de F.F.I. (Forces françaises de l'intérieur), ils travaillent en fait en sous-main pour les Allemands. André Cauchemez a 21 ans. Paul Villette a 30 ans. Tous deux se sont ralliés très tôt aux idées de l'occupant et ont vu tout le profit qu'ils pouvaient en tirer.

Chaque arrestation leur rapporte un beau paquet d'argent. Alors ils se rapprochent des cultivateurs de Bacouël et de Tartigny, se faisant passer eux-mêmes pour des maquisards en quête de ravitaillement. Au départ un peu méfiants, les villageois finissent par tomber dans le panneau et leur accorder leur confiance. Pour les vêtir, Maurice Vanoverschelde ira même jusqu'à leur donner... son costume de mariage !

Fin juillet 1944, les événements se précipitent. André et Popol ont convaincu leurs "amis" qu'ils sont en mesure de faire évacuer les aviateurs alliés, pour les rapatrier en Angleterre. Par trois fois, les 27, 28 et 29 juillet 1944, le même scénario : les villageois vont chercher les aviateurs dans leurs cachettes, ils les font monter dans la voiture des prétendus maquisards... voiture qui comme par hasard, se fait arrêter quelques kilomètres plus loin par une patrouille allemande.

Devant la répétition de ce manège, les résistants comprennent qu'ils se sont fait berner. Mais il est déjà trop tard. Se sentant démasqués, André Cauchemez et Paul Villette passent à la vitesse supérieure.

Dénoncés puis déportés

Le 2 août 1944, 21 personnes (18 hommes et 3 femmes) sont arrêtées par les Allemands. L'occupant a une liste de noms bien précise, fournie par les traîtres. Tous deux sont là bien sûr, et l'un d'eux s’est même habillé avec le costume de mariage que Maurice Vanoverschelde lui a généreusement offert quelques jours plus tôt...

Maurice, 46 ans, et son fils de 17 ans, Julien, font partie des prisonniers. Mais Maurice, Flamand d'origine, apostrophe les Allemands dans leur propre langue : "Vous n'avez pas honte d'arrêter un gamin ?" Contre toute attente, Julien est relâché. Trop bon, son père offre, pour ce geste, "un coup de cidre" aux Allemands.

Cette histoire, il n’en a jamais parlé, ni à moi ni même à ses enfants. Les choses remontent à la surface seulement maintenant

Dominique Cordelle, neveu d'un déporté

Les vingt prisonniers restants sont embarqués à bord d'un autocar. Direction la caserne Agel à Beauvais, prison sinistre où l'occupant pratique la torture. Pendant ce temps-là, André et Popol pillent les maisons tout juste vidées de leurs occupants...

Sur le chemin de Beauvais, un détenu, un seul, va réussir à s'évader. Il s'agit de Charles Bellemère, l'oncle du maire actuel de Bacouël : "Mon oncle était agriculteur, il avait 31 ans. Il a réussi à s’échapper du car", raconte Dominique Cordelle, "grâce à la complicité de l’un de ses cousins qui a occupé la sentinelle allemande. Ça lui a permis de sauter par un carreau ouvert. Ensuite il s’est caché, à une trentaine de kilomètres d’ici, et il n’a jamais été rattrapé. Cette histoire, il n’en a jamais parlé, ni à moi ni même à ses enfants. Les choses remontent à la surface seulement maintenant".

Après quelques jours à la caserne Agel, les trois femmes raflées le 2 août : Yvette (âgée de 15 ans seulement), Yvonne et Jacqueline sont relâchées. Jacqueline Corrent doit laisser derrière elle son père, Vittorio, qui reste incarcéré...

Le 15 août 1944, les seize hommes restants sont emmenés au camp de transit de Royallieu, à côté de Compiègne. L’antichambre de la déportation.

Le 17 août 1944, ces 16 villageois sont amenés en camion en forêt de Rethondes, et entassés avec 1 226 autres hommes dans les wagons à bestiaux du dernier train qui partira pour le camp de concentration de Buchenwald. Le train est stoppé d’abord à Soissons, puis à Reims, par le consul général de Suède Raoul Nordling, qui tente par deux fois d’empêcher ce départ… en vain.

Le 22 août 1944, le convoi arrive à Buchenwald.
Triste ironie : les villageois déportés y retrouvent certains des aviateurs alliés qu’ils cachaient chez eux, et qui sont tombés aux mains des Allemands à Bacouël et Tartigny quelques jours avant eux.
Ce "dernier train de Buchenwald" étant destiné à soutenir l’effort de guerre allemand, tous les survivants ou presque sont destinés à rejoindre les kommandos de travail.

C’est ainsi que le 13 septembre 1944, les raflés de Bacouël et Tartigny prennent la direction des mines de sel et de potasse de Neu-Stassfurt, à 100 km plus au nord. Seul Gaëtan Degouy, un garçon laitier de 38 ans, est laissé en arrière : il est en trop mauvaise santé pour faire la route. Il survivra néanmoins, et reviendra en France.

L'horreur du camp et la Marche de la mort

Pendant six mois, les quinze hommes restants vont faire partie des kommandos qui travaillent dans les mines.

L’endroit est lugubre. Il a été décrit des années plus tard par un ancien déporté, Pierre Bur (qui ne faisait pas partie des raflés de l’Oise) : "Le camp est planté au milieu d’une lande triste à mourir dans laquelle était extraite de la tourbe, c’est vous dire la richesse du lieu ! Il était composé de cinq blocks (baraquements). Deux pour recevoir les déportés, un pour la logistique (notamment les réserves SS et le sanitaire réduit à sa plus simple expression) et deux plus petits destinés à la cuisine et au « revier » (infirmerie). Dans celle-ci il n’y avait strictement rien, mais rien de rien, pour soigner les malades, sinon quelques grabats. Ceux qui y furent affectés ne manquèrent pas de mourir".

Six jours sur sept et douze heures par jour, les déportés doivent descendre au fond de la mine, à 460 mètres de profondeur. Ils sont chargés d’aménager une usine souterraine, où les Allemands comptent fabriquer des moteurs d’avions tout en échappant aux frappes alliées. Pour cela, il faut d’abord dégager les galeries remplies de blocs de sel, avec pour tout équipement des masses et des wagons rouillés, et sous les coups des gardiens pour lesquels le travail n’avance jamais assez vite... Ensuite, il faut fabriquer le béton destiné à recouvrir ces salles. L’air est chargé de poussières de potasse en suspension qui brûle les poumons.

Ceux qui travaillent en surface, comme terrassiers, ne sont guère mieux lotis : ils échappent à la poussière mais les températures peuvent descendre jusqu’à -20°C.

Le 11 avril 1945, face à l’avance des Américains et des Russes, les Allemands décident d’évacuer la mine. Commence alors l’une des terribles "Todesmarsch", ou "Marche de la mort". En tout, ce sont 750 hommes qui se mettent en route, à peine vêtus et sans nourriture, vers une destination inconnue.

Le 16 avril, les Allemands décident d’abandonner les remorques qui transportent les blessés et les plus faibles. Ceux qui ne peuvent pas suivre à pied sont abattus d’une balle dans la tête. C’est le cas de Maurice Vanoverschelde.

Un ouvrage rédigé après-guerre relate cet épisode. Il s’agit d’une sorte de journal intime tenu par un déporté : 16 avril – "Aujourd’hui, las de se charger de ces squelettes ambulants, [les Allemands] reçoivent l’ordre de Wagner de laisser en chemin tout ce qui ne pourra suivre. Consigne qui fut éxécutée à la lettre : Rouleau, Daubenton, Decourtye, Van Overschelde, Favraux, Dutertre, Decosse, Mutafian, Créqui, Breau, Moirene, dont le fils mourut dans les mêmes conditions quelques jours après, et Dore assassiné sous les yeux de son père, furent les victimes de cette journée."

Cette triste fin, personne ne la connaît encore dans les villages de l’Oise...

Le 8 mai 1945, l’Armistice est signé

À la fin du mois, les raflés d’août 1944 sont annoncés de retour. Il y a foule pour les accueillir en gare de Breteuil-Embranchement... Mais ils ne sont que six à descendre du train. Maurice Vanoverschelde, le petit-fils du déporté, raconte, la voix cassée : "Georges Van de Wiele, qui était très ami avec le couple de mes grands-parents, descend et il fait le signe « non » de la tête, à ma grand-mère, sans rien dire. C’est terminé. Elle comprend tout de suite que son mari ne reviendra pas. C’est dramatique. Elle m’en parlait tout le temps".

Le grand-père de Maurice repose désormais dans une fosse commune avec 54 autres déportés à Kossa, en Allemagne, là où il est tombé. Sur place, une stèle rappelle leur sacrifice.

Mais que sont devenus les deux faux résistants, les deux traîtres qui ont livré ces hommes aux nazis ?
Après enquête, ils sont retrouvés, jugés, et condamnés à mort : André Cauchemez par la cour de justice de Beauvais en septembre 1945, Paul Villette par la cour de justice d’Amiens en 1946. Finalement, leur condamnation à la peine capitale est commuée en travaux forcés à perpétuité, avant d’être ramenée à vingt ans de prison. Ils en feront quinze avant d’être relâchés, et quitteront la région.
Selon les registres de l’état civil, Paul Villette serait décédé à 64 ans en Haute-Garonne, et André Cauchemez à 73 ans dans le Calvados.

Une histoire qui refait surface

Cette histoire, bien peu de déportés en ont parlé, de retour dans leurs villages. Tentative d’oublier leurs souffrances ? Peur de ne pas être crus ? Cet énorme travail de mémoire, on le doit aux deux mairies actuelles de Bacouël et de Tartigny, dont les élus ont passé des heures, aidés par certains descendants, à éplucher les livres, les archives locales, et les sites internet.

"C’est important de marquer le coup quatre-vingts ans après", explique Pierre Masschelein, le maire de Tartigny, "Parce que si notre génération ne le fait pas, plus les années passent, et moins il y aura de descendants pour se souvenir. C’était le moment. Il faut quand même penser que si nous sommes libres aujourd’hui et encore en démocratie, c’est un peu grâce à ces gens-là."

Depuis quelques semaines, une stèle à Bacouël et une stèle à Tartigny rappellent le courage de ces 17 hommes et de ces 3 femmes qui, au péril de leurs vies, ont accompli ces actes de résistance. Un symbole très important pour Maurice Vanoverschelde, le petit-fils : "J’arrive sur mes 75 ans, et je voulais vraiment que cet hommage soit rendu, pour la jeune génération. Parce qu’aujourd’hui, avec tout ce qui se passe, il faudrait quand même que les jeunes sachent. Il faudrait que les jeunes sachent. Et ils ne savent pas".

Photos d'archives du camp de Neu-Stassfurt fournies par l’Amicale des déportés à Neu-Stassfurt.

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