Après des années de recherche, le directeur du Mémorial de l'internement et de la déportation de Compiègne a retrouvé une partie des archives du camp de Royallieu, oubliées dans le grenier de la Croix rouge locale. Parmi ces documents, deux listes de plus de 4 000 noms de déportés, dont celle du convoi de la mort, parti le 2 juillet 1944 pour Dachau.
C'est une histoire de persévérance. Une histoire de doute aussi. De celui qui vous titille sans cesse. Là, quelque part dans un coin de votre tête. Malgré les évidences. Qui vous murmure que les choses ne sont pas totalement perdues tant que vous n'êtes pas allé au bout de votre idée. Et qui finit par payer...
Ce doute s'est insinué dans l'esprit d'Aurélien Gnat dès son arrivée en 2019 à la direction du Mémorial de l'internement et de la déportation. Au milieu des quelque 3 500 documents et objets qui constituent la collection de ce qui était le camp de Royallieu à Compiègne, l'absence criante des archives des lieux lui sautent aux yeux. Il n'y a rien qui renseigne sur la façon dont cette antichambre de la déportation vers les camps de la mort était administrée, gérée, organisée. Aucune liste recensant la totalité des noms des 50 000 personnes, prisonniers politiques ou prisonniers dits de répression, qui sont passées par Royallieu. Aucune liste précise de celles qui ont été déportées.
La conviction que les Allemands n'ont rien détruit
Ce vide interroge Aurélien Gnat. Et la seule réponse qui lui est faite, c'est que les Allemands ont détruit les archives à leur départ du site en 1944. "C’est ce que tout le monde me disait. Comme cela se dit un peu partout en France où les Allemands avaient installé des sites stratégiques. Mais c'est quelque chose auquel je ne crois pas personnellement, avoue-t-il. Parce que rien ne le prouve : aucun document d’archive, aucun rapport de police, aucun rapport de la préfecture n'atteste que les archives du camp ont été détruites par les Allemands."
En 44, les archives de 41 par exemple n’étaient déjà plus dans le camp. Elles avaient été déjà évacuées comme le ferait n’importe quelle administration aujourd’hui (...) Clairement, à leur départ, les Allemands n’ont rien détruit à Royallieu.
Aurélien GnatDirecteur du Mémorial de l'internement et de la déportation de Compiègne
Cette conviction n'est pas apparue par hasard dans l'esprit du directeur du Mémorial de l'internement et de la déportation de Compiègne. "D'abord, il n’y a pas eu de mot d’ordre général pour que les documents soient détruits. Il y en a eu un concernant les camps de concentration parce que les nazis voulaient faire disparaître les preuves du système qu’ils avaient mis en place. Mais pas dans les autres camps comme celui de Royallieu parce que ce n’était pas de la documentation compromettante. Tout le monde connaissait l’existence du camp de Compiègne."
Cette histoire de destruction de documents, "c'est de la culture orale. Des gens qui ont dit que...Mais il n'y a aucune preuve. Et ça tient aussi à l’organisation administrative : la documentation n’est pas laissée sur place en permanence. Quand on n’a plus d’endroit pour stocker tout ça au bout d’un certain temps, on les transfère à l’administration centrale. En l’occurrence, c’était le Commandement militaire des forces d'occupation allemandes à Paris qui lui-même finissait par transférer au centre de commandement à Berlin. Il y avait tout un système administratif avec une gestion pyramidale qui récupérait toutes ces archives. Et donc en 44, les archives de 41 par exemple n’étaient probablement plus dans le camp. Elles avaient été déjà évacuées comme le ferait n’importe quelle administration aujourd’hui qui trie et qui transfère à un service d’archives ce qui est essentiel. Donc, clairement, à leur départ, les Allemands n’ont rien détruit à Royallieu."
Alors où sont ces archives ? Où sont tous ces documents ? Ces listes ? Ces cahiers ? Ces registres ? "Forcément quelque part", avance Aurélien Gnat.
De nombreux centres nationaux d'archives
Débute alors une enquête aux allures de jeu de piste. Des recherches tentaculaires qui vont durer quatre ans.
Le camp de Royallieu, c’était un camp allemand. C’était le seul camp allemand sur le territoire français.
Aurélien GnatDirecteur du Mémorial de l'internement et de la déportation de Compiègne
Aurélien Gnat va commencer par le plus évident : les centres d'archives nationaux. Des archives collectées partout en France dès la Libération par les agents du ministère des Prisonniers, déportés et réfugiés d'Henry Frenay. Il s'agissait de recenser tous les Français qui se trouvaient encore en Allemagne : prisonniers de guerre, déportés, prisonniers politiques, travailleurs forcés du STO. "Ce qui était important pour l’Etat français à la sortie de la guerre, c’était de régler les problèmes d’état civil : savoir si les gens étaient morts, où ils avaient été inhumés. Administrativement, c’était important. Donc à la fin de la guerre, la priorité pour le gouvernement provisoire, c’était de récupérer un maximum de documents pour pouvoir faire l’inventaire et savoir ce qu’étaient devenus les déportés", explique Aurélien Gnat.
Tous les documents récupérés sont alors conservés dans différents services : le service historique de la Défense (les archives de l’armée), les archives de la Marine, les Archives nationales, les archives de la Préfecture de police ou encore les archives de la Justice. Aurélien Gnat cherche, épluche, fouille. Mais il ne trouve rien concernant le camp de Royallieu. Il se dit que c'est peut-être parce que "le camp de Royallieu, c’était un camp allemand. C’était le seul camp allemand sur le territoire français. C’est un camp qui était essentiel à l’économie de guerre allemande puisque c’était de ce camp que provenait l’énorme masse de travailleurs forcés qui allaient dans les camps de concentration liés à des entreprises allemandes. Celles-ci ont employé énormément de main-d’œuvre qu’on peut qualifier d’esclave."
Le camp de Royallieu était vraiment le centre de redistribution de toute cette main-d’œuvre dans l’Europe de l'ouest occupée. "Il y a eu plus 6 000 entreprises allemandes qui ont utilisé de la main-d’œuvre forcée et ça a couvert l’ensemble de l’Europe, avance Aurélien. Toutes les archives de ce camp n’étant pas françaises, elles ne sont pas dans les centres d’archives en France parce qu’elles rentraient dans le périmètre de l’administration militaire allemande. Donc je me dis que ça a peut-être été stocké dans les centres allemands d’archives."
Un inventaire dans un rapport de 1944
Mais, dans les archives de l'armée, plus précisément à la division des archives des victimes des conflits contemporains (qui regroupe tous les documents qui concernent les victimes civiles et militaires de la Première et de la Seconde guerre mondiale) basée à Caen, un document attire son attention : le rapport de l'agent du ministère Frenay envoyé à la fin de 1944 à Compiègne pour récupérer les archives de Royallieu et ainsi pouvoir dresser la liste des déportés partis de ce camp.
La Croix rouge locale avait récupéré pas mal de Royallieu : des listes de convoi, des cahiers de listes de déportés par baraque, des cahiers d’infirmerie, de bibliothèque.
Aurélien GnatDirecteur du Mémorial de l'internement et de la déportation de Compiègne
Quand cet agent arrive dans la ville de l'Oise, bien que la guerre ne soit pas encore terminée, les Allemands ont déjà quitté Royallieu. Sur place, il apprend que les documents liés au camp ont été récupérés par la délégation locale de la Croix Rouge. "Il raconte qu'il entre en contact avec la Croix Rouge de Compiègne et qu'on lui donne accès aux archives qu'il cherche. Dans son rapport, il fait l’inventaire des documents qui ont été récupérés. Et on voit que la Croix Rouge en avait pas mal : des listes de convois, des cahiers de listes de déportés par baraque, des cahiers d’infirmerie, de bibliothèque. L'agent termine son rapport en indiquant qu’il y a aussi beaucoup de cartons qu’il n’a pas eu le temps de regarder."
Il demande donc à la Croix Rouge de lui donner ces archives en argumentant qu’au ministère, ils font des listes de déportés et qu’ils ont besoin de ces documents pour les compléter. "Mais le président de la Croix Rouge de Compiègne de l'époque, le comte de Grammont, refuse, continue Aurélien Gnat. Il explique que la Croix Rouge aussi dresse des listes et qu’elle fait le lien depuis plusieurs années entre les familles et le camp. Beaucoup de familles écrivaient à la Croix Rouge pour demander des informations sur un père ou un frère. Et la Croix Rouge, pour pouvoir répondre à ces familles, a besoin des archives de Royallieu. Bref, il y a un conflit à ce moment-là. Le ministère n’est évidemment pas content, fait un rapport en affirmant qu'il doit être prioritaire dans l’utilisation de ces archives et qu’il s’engage à les rendre à la Croix Rouge quand ses agents les auront exploitées."
Le rapport de l'émissaire du ministère des Prisonniers, déportés et réfugiés s'arrête là. Puis plus rien. Plus rien sur la suite de cette histoire. Plus aucune trace des documents répertoriés. Pour la seconde fois : où sont-ils passés ?
Fin de la piste en 1944
"Je me dis que, comme ces documents ne sont pas au service historique de la Défense, comme ils ne sont pas aux Archives nationales, qu’ils n’ont pas non plus été détruits par les Allemands puisque la Croix Rouge les avait, comme le mentionne le rapport de l'agent du ministère, alors ils ne peuvent être que dans le seul endroit qu’on n’a jamais vérifié : à la Croix Rouge", se souvient Aurélien Gnat.
Ce truc des archives du camp revient sans cesse entre nous. On se dit que c’est quand même incroyable qu’on n’arrive pas à remettre la main dessus ou en tout cas à avoir des pistes pour savoir où elles sont passées.
Aurélien GnatDirecteur du Mémorial de l'internement et de la déportation de Compiègne
Il prend alors contact avec la Croix Rouge nationale et son centre des archives à Paris. "Mais l’archiviste en chef me répond que non, les documents ne sont pas chez eux, que les inventaires ne sont pas vraiment à jour… Il se tourne alors vers la délégation de la Croix Rouge de Compiègne. "Le président me dit qu’il va regarder, que ce n’est pas la peine que je me déplace parce que rien n’est classé et qu’a priori, il n’y a rien. Quelques semaines plus tard, il revient vers moi et il me dit qu’il n’y a rien de plus ancien que les années 60. Je suis sceptique. Je n’insiste pas. D’autant que ce sont des archives qui sont privées. Je ne suis pas convaincu."
Nous sommes en 2020 et l'histoire s'arrête là. Le temps passe. Mais au Mémorial, "la question des archives du camp revient sans cesse entre nous. C’est un camp qui a fonctionné pendant trois ans, 50 000 personnes sont passées par Royallieu. On se dit que c’est incroyable qu’on n’arrive pas à remettre la main dessus ou en tout cas à avoir des pistes pour savoir où elles sont passées. D’autant que ce sont des documents militaires, que l’administration militaire est une administration très organisée, qu’il y avait un dépôt central pendant la guerre et qu’il doit tout de même y avoir des traces de ces archives quelque part."
En 2023, Aurélien Gnat reprend contact avec le président de la délégation de la Croix Rouge de Compiègne pour le convaincre de le laisser aller fouiller dans les archives, "parce que tant que je n'aurai pas vu par moi-même, j'aurai un doute". Mais le président n'est plus président. Il a pris sa retraite, ne sait pas s'il a été remplacé et conseille à Aurélien Gnat de se rapprocher directement des bénévoles. "C'est ce que je fais. Et le bénévole que j'appelle me dit qu'effectivement, il n'y a plus de président, qu'eux, ne savent même pas ce qu'il y a dans les archives au grenier et que si je veux la clé, je suis le bienvenu."
Oubliées dans le grenier depuis 80 ans
C'est là que le facteur chance inhérent à toute découverte extraordinaire entre en jeu : depuis sa création en 1860, la délégation de la Croix Rouge de Compiègne n'a jamais déménagé. Depuis 150 ans, elle occupe le même hôtel particulier situé rue Le Féron.
Aucun risque donc que des choses se soient perdues au gré des déménagements. "Donc je vais rue Le Féron. On me donne la clé du grenier. Je monte. C’est un vrai grenier. Avec des tas de choses entreposées là depuis des dizaines d’années. Je commence à fouiller. Et là, à terre, dans un carton, le vrai cliché du carton oublié et plein de poussière, je retrouve un stock d’archives allemandes qui concernent le camp de Royallieu. Et au milieu de tout ça, deux gros livres."
Deux gros livres qui sont en fait les listes sur lesquelles sont tapés à la machine à écrire le nom et la date de naissance de ceux qui vont partir en déportation. Deux listes de convois vers les camps de concentration...
Ce genre de documents est rarissime parce qu’ils témoignent du moment même où les autorités du camp constituent les convois.
Aurélien GnatDirecteur du Mémorial de l'internement et de la déportation de Compiègne
Chaque liste fait 150 pages. Certaines sont cornées ou légèrement déchirées. Le papier est fin. Presque translucide. L'encre bleue ou noire des lettres dactylographiées est un peu passée. Mais on peut encore parfaitement lire les quelque 4 000 noms qui y sont répertoriés. "Certains sont barrés au crayon Rouge. Ça veut dire qu’il était prévu que ces gens partent avec le convoi correspondant à la liste mais que ça n’a pas été le cas. Mais elles ont très bien pu être déportées lors d'un convoi suivant. Il y a aussi des noms qui sont ajoutés, des annotations. Ce sont des listes de travail en réalité. Ce genre de documents est rarissime parce qu’ils témoignent du moment même où les autorités du camp constituent les convois. Ce sont des archives presque sur le vif. Les documents de travail de l'administration du camp. Ce sont des listes rarissimes parce qu'elles ont été constituées dans le camp même par la Sipo SD c’est-à-dire c’est-à-dire à la fois la police politique et criminelle issue de la Gestapo qui gère la déportation de répression."
L'une date du 21 mai 1944 et l'autre, du 2 juillet de la même année. Et cette dernière est particulièrement importante. Importante pour les descendants, pour l’Histoire et pour le Mémorial. "C’est la liste du convoi qu’on appelle le "convoi de la mort". C’est un convoi à destination du camp de concentration Dachau. Et les conditions de transport ont été tellement épouvantables qu’il y a eu plus de 500 morts durant le trajet. Sur cette liste, il y a 2 182 noms. Sa découverte va aider à compléter celle qui était connue jusqu’à présent, mais qui n’était pas exhaustive."
Une découverte inestimable
Outre ces deux listes à la valeur historique et humaine inestimable, Aurélien Gnat a également retrouvé dans ce grenier poussiéreux, sur une étagère, perdu au milieu de documents des années 1960, le cahier le plus récent de l’infirmerie du secteur B géré par la Croix Rouge ainsi que la liste de tous les internés présents dans le camp après le départ des Allemands. "On a aussi retrouvé un lot de 800 lettres de familles écrites à la Croix Rouge en 1943, 1944 et 1945 pour avoir des nouvelles d’un proche. On a parfois la réponse de la Croix Rouge. On les a retrouvées dans une serviette qui était proximité du fameux carton elle aussi par terre. Il y avait également des lettres de remerciement de déportés."
Ce qu'on a retrouvé à la Croix Rouge, c'est beaucoup moins que ce que l'agent du ministère avait répertorié dans son rapport de 1944. Donc où est le reste ?
Aurélien GnatDirecteur du Mémorial de l'internement et de la déportation de Compiègne
À la demande du Mémorial de l'internement et de la déportation de Compiègne, la Croix Rouge lui a fait don des documents découverts dans son grenier. Les deux listes, dont une copie numérisée a été envoyée au mémorial de Dachau, devraient bientôt être intégrées au parcours de visite du musée de l'Oise.
Il reste cependant encore beaucoup de questions. Tous les documents retrouvés rue Le Féron sont mentionnés dans le rapport de l'agent du ministère daté de la fin de 1944. Mais où sont les autres ? "Tous les cahiers de baraque par exemple qu’il avait inventoriés, on ne les a pas retrouvés dans le grenier. On a essayé de reprendre contact avec les anciens présidents de la Croix Rouge de Compiègne. On a repris contact avec la famille du comte de Grammont qui était président de la délégation de la Croix Rouge de Compiègne pendant la Seconde guerre mondiale pour voir s’il n’avait pas gardé des documents chez lui. Son fils, il y a deux ans, m’a dit qu’à sa connaissance, il n’y avait rien de ce type dans la maison familiale. Mais quand il est décédé l’année dernière, son neveu m’a contacté pour me dire qu’il avait vidé une partie de la maison familiale et qu’il avait trouvé des documents estampillés Croix Rouge de Compiègne. Il doit en faire l’inventaire et me tenir au courant."
Et de conclure, avec une pointe d'excitation dans la voix : "on sait qu’il y a d’autres documents qui ont été récupérés par la Croix Rouge de Compiègne. Mais on ne sait pas où ils sont passés. Et ils sont forcément quelque part..."