Signes de la richesse, du bon goût et du raffinement de l'aristocratie en matière d'arts de la table et d'alimentation, les glacières font leur apparition dans les châteaux de France au XVIIe siècle. Le domaine de Chantilly en comptait quatre dont trois existent encore, cachées à l'ombre des arbres.
Si vous allez au château de Chantilly, vous passerez forcément devant sans pourtant la voir. Tapie à l'ombre des arbres, au bord de la forêt, près du rond-point des lions qui mène au château, elle ressemble à l'entrée d'une petite maison souterraine. Une entrée voûtée, en pierres de taille blanches, fermée par une porte en bois et recouverte d'herbe.
"Beaucoup de gens pensent que c'est l'entrée d'un bunker de la Seconde Guerre mondiale ! s'amuse Sarah Gillois, cheffe de projet culture à la ville de Chantilly. Mais pas du tout ! C'est l'une des glacières du domaine de Chantilly. Elle a été utilisée à l’époque des princes de Condé puis à l’époque du duc d’Aumale pour stocker de la glace. Au fil des décennies et même des siècles, la végétation l’avait complètement recouverte. Donc les gens, les passants, les visiteurs l’ignoraient et elle, elle est restée bien cachée sous sa butte de terre."
Une contenance de 600 tonnes
Le domaine de Chantilly comptait à l'origine 4 glacières dont 2 sont classées monuments historiques depuis 1988 : 3 à l'extérieur du domaine (l'une n'existe plus) et une dans le parc même du château. Avec ses 11 mètres de profondeur, ses 9,25 mètres de diamètre et une contenance de 600 tonnes de glace, la glacière du rond-point des lions est la plus grande.
L’accès avait été muré : il y avait parfois des chiens qui passaient au travers de la grille d’accès et qui tombaient au fond de la glacière.
Sarah Gillois, cheffe de projet Chantilly, ville d’art et d’histoire
Si l'existence de ces installations a toujours été parfaitement connue des administrateurs du domaine de Chantilly, ce n'est qu'en 2012 que la grande glacière du rond-point des lions se révèle au grand jour. Cette année-là, le thème des journées du patrimoine est le patrimoine caché. Sarah Gillois, alors animatrice de l'architecture et du patrimoine à la mairie, décide d'inclure dans son programme la visite de la grande glacière des lions. "Je me suis rapprochée de l’Institut de France dont l’administrateur était, à l’époque, le Général Millet en lui demandant s’il me donnait l’autorisation de présenter cette glacière, de la montrer au public et s’il avait la clé de la grille qui en fermait la porte, raconte Sarah Gillois. Il accepte. Il cherche la clé partout. Il ne la trouve pas. Et pour cause : en fait il n’y a pas de grille du tout. On avait complètement oublié l’un comme l’autre que l’accès avait été muré : il y avait parfois des chiens qui passaient au travers de la grille d’accès et qui tombaient au fond de la glacière".
Stocker de la glace, pas des aliments
Le mur qui condamnait l'entrée est abattu. La grande glacière est dès lors accessible. "Là, ça a été une surprise exceptionnelle parce qu’on ne savait pas du tout dans quel état elle allait être, se souvient Sarah Gillois. Ça faisait des années et des années qu’elle était murée, qu’elle était fermée. Il y aurait très bien pu y avoir des éboulements. Elle aurait très bien pu être abîmée. Or, elle était et elle est toujours dans un état exceptionnel de conservation. Avec une voûte en pierre de taille magnifique."
Il y avait un service des glacières au château : à l’époque du duc d’Aumale, au XVIIIe siècle, c'étaient des gens qui habitaient sur le domaine et qui étaient payés l’hiver pour prélever la glace sur les étangs et remplir les glacières.
Sarah Gillois
Ne vous méprenez pas. Les glacières comme celles du château de Chantilly ne sont en aucun cas les ancêtres du réfrigérateur ou du congélateur. Avant leur invention, les aliments étaient plutôt conservés dans le sel que dans la glace. Ce n'étaient pas de la nourriture que l'on stockait dans ces installations, mais bien de la glace. Elle était prélevée par bloc sur les étangs ou les plans d'eau situés alentours et gelés en hiver.
Une fois remplies, les glacières étaient fermées le reste de l’hiver "puisqu’en hiver, on n’a pas forcément besoin de glace. Et pendant tout le printemps et l’été qui vont suivre, on va piocher de la glace de cette glacière qu’on met sur la table des convives dans ce qu’on appelle des rafraîchissoirs ou dans des plats pour présenter tout ce qu’on va manger frais ou froid, détaille Sarah Gillois. Il y avait même un service des glacières au château : à l’époque du duc d’Aumale, au XVIIIe siècle, c'étaient des gens qui habitaient sur le domaine et qui étaient payés l’hiver pour prélever la glace sur les étangs et remplir les glacières. Et comme tout le contenu de ces glacières n’était pas utilisé, la glace était revendue aux buffets de la gare de certaines villes dont notamment celui de la ville de Creil. Ces établissements avaient besoin de glace, mais n’avaient évidemment pas de glacière. Donc le château de Chantilly était fournisseur de glace."
Une isolation thermique parfaite
Si la glace se conservait autant de mois dans les glacières, c'est dû à leur configuration même : une glacière était une installation à la fois creusée et bâtie : en dessous du niveau du sol, il y a un puits profond, maçonné en pierres de taille et couvert d’une voûte, elle aussi en pierres de taille maçonnées, elle-même recouverte d’une butte de terre pour former une isolation thermique. La plupart du temps, on plantait de la végétation, des arbustes sur cette butte pour créer un couvert et éviter que le dôme de la glacière soit en plein soleil. La glace est posée sur des branchages, compactée et recouverte d'une planche de bois et de paille.
Le boyau d'accès est par ailleurs orienté ver le nord. "Et puis, au fond du puits, il y a un trou. C’est un trou d’évacuation parce que, bien sûr que la glace fondait, bien sûr qu’on en perdait une partie. Cette partie partait en eau de fonte, mais elle était évacuée par le fond du puits de manière à ne surtout pas stagner pour que le reste de la glace ne baigne pas dans l’eau et fonde", explique encore Sarah Gillois.
Tout ce dispositif offrait une isolation thermique parfaite. "Le public ne peut pas le faire mais moi, j’ai eu l’occasion de descendre dans la glacière, au fond du puits de 11 mètres, et je peux vous dire qu'il fait froid. Il fait vraiment froid !"
Il y a plein de châteaux qui ont eu ou qui ont encore des glacières. Il y a même de grosses maisons bourgeoises qui en avaient au fond de leur jardin.
Sarah Gillois
Si elle ne peut pas dater précisément la construction des glacières du château de Chantilly, Sarah Gillois estime qu'elles ont fait leur apparition au XVIIe siècle. "À partir du moment où il y avait une vie princière, une alimentation princière et des arts de la table quelque part, il fallait de la glace, explique-t-elle. Donc il y a plein de châteaux qui ont eu ou qui ont encore des glacières. Il y a même de grosses maisons bourgeoises qui avaient des glacières au fond de leur jardin, aux dimensions beaucoup moins imposantes évidemment. À Chantilly, en ville, on sait qu’il y a certaines maisons qui avaient des glacières, toutes petites mais des glacières quand même."
Avoir une glacière était donc un signe extérieur de richesse, de raffinement et de bon goût. Si l'architecture intérieure était toujours sensiblement la même, "en surface, les gens en profitaient pour faire quelque chose d’amusant ou d’élégant, conclut Sarah Gillois. La glacière du petit Trianon, au-dessus, c’est une petite fermette pour aller le style de l’endroit. Au château de Mennecy, vous avez l’impression d’être devant un temple grec. Et à Chambourcy, une glacière est surplombée d’une pyramide."
La grande glacière du château de Chantilly, plus sobre, a été utilisée jusqu'en 1863 selon les documents de l'époque. Accessible au cours de visites guidées ponctuelles, elle est ouverte au public, tout comme la glacière située dans le parc du château, lors des Journées du patrimoine.