En 1945, le château de Raray dans l'Oise, datant du XVIIe siècle est choisi par Jean Cocteau pour le tournage de son film La Belle et la Bête. Son aspect délabré et ses galeries cynégétiques ont séduit le réalisateur qui y filmera l'ensemble des scènes extérieures malgré de nombreuses contraintes.
"À Raray, la singularité des angles s'impose. C'est la Bête et c'est Raray, le parc le plus bizarre de France", écrit Jean Cocteau dans La Belle et la Bête, journal d'un film en 1958.
C'est bien en effet l'étrangeté du lieu qui séduit le réalisateur. Bâti au XVIIe siècle par Nicolas de Lancy, conseiller d’Henri IV, le château de Raray dans l'Oise se différencie surtout par ses galeries cynégétiques, témoins de la passion de ses premiers propriétaires pour la chasse, qui en feront sa renommée.
En 1945, le château, marqué par la guerre, n'est plus entretenu. Les herbes folles ont pris leurs quartiers, entourant les fameuses galeries surmontées de chiens de chasse, sangliers et cerfs. Un décor fantomatique qui inspire immédiatement Jean Cocteau.
La pluie, le manque de lumière et un réalisateur malade
Le tournage des scènes extérieures de La Belle et la Bête à Raray durera une semaine, du 21 au 28 septembre 1945. Un tournage difficile ponctué par le mauvais temps, les pannes de courant et le manque de pellicule. "J'ai tourné sous la pluie, sans lumières, avec des torches, du magnésium et les fumées anglaises. Raray est dans la boîte. Je me suis acharné contre des circonstances désastreuses et j'ai voulu, coûte que coûte, faire surgir cette beauté accidentelle que j'aime", écrit Jean Cocteau, qui en prime souffrait de graves affections cutanées à l'époque. Le film a d'ailleurs dû être interrompu trois semaines durant son hospitalisation.
Mais le réalisateur, épaulé par le cinéaste René Clément, ira au bout de son idée : après la guerre, alors que l'on prône plutôt le réalisme au cinéma, Cocteau prend le contre-pied en adaptant, pour son premier long-métrage, le conte de fée de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont écrit en 1756. Dans le rôle de la Belle, la sublime Josette Day, et dans le rôle de la Bête, le charismatique Jean Marais.
"Le courage de cet homme était fantastique car le moindre projecteur lui faisait mal. Il travaillait avec un chapeau où il avait mis un papier noir de photographe attaché avec des épingles à linge avec deux trous pour les yeux pour ne pas souffrir de ces projecteurs, décrit Jean Marais en 1968 en parlant de Cocteau. Malgré cette souffrance horrible toutes les secondes, il a conservé sa gentillesse, il disait toujours des mots drôles pour mettre tous les techniciens et les acteurs de bonne humeur. Et moi, il me disait : je te couvre de poils et pour me punir le bon Dieu me rend la pareille."
Un déjeuner avec la Bête
Car en effet, le tournage ne fut pas facile non plus pour Jean Marais, contraint de porter le masque de la Bête au fil des scènes. Cinq heures de maquillage au total chaque jour pour rendre l'acteur le plus effrayant possible. Au départ, Jean Marais pensait porter une tête de cerf, mais l'équipe de tournage se ravise. Un herbivore, cela ne fait pas assez peur. "Mes dents étaient maquillées au vernis noir, des crocs y étaient adaptés. Et ces crocs de carnivore m'interdisaient de manger tout autre chose que des purées ou des compotes", confiait l'acteur en 1959.
Jean Marais et son masque de la bête, les habitants du château s'en souviennent encore. En 1945, Yves de La Bédoyère avait 8 ans. Rencontré lors d'un reportage 58 ans plus tard, il nous confiait que lors des déjeuners : "sa première action, c’était de relever son masque autour de ses lèvres et puis de défaire les deux crocs puis de les installer à côté de son verre. Et puis on l’entendait toujours, avec sa merveilleuse voix. Et la conversation pouvait continuer."
À contrario, le fils du propriétaire du château se souvient également de l'incroyable beauté de l'interprète de la Belle. "Josette Day était une très très belle femme. Je ne dis pas que j’en pinçais pour elle puisque j’étais tellement jeune, mais quand même. Et elle fumait des cigarettes américaines que je découvrais aussi depuis peu, et elle fumait avec un grand cigare très long. Alors ça m’impressionnait beaucoup."
Les négatifs endommagés
Le jeune résident du château accepte ainsi de prêter son terrain de jeu : les balustrades et la cour où se trouvaient ses petites voitures. Au milieu des statues représentant les chiens de chasse, déambulent désormais ceux qui feront la renommée du film. Les deux acteurs marchent d'ailleurs le long de cette haie en hauteur. Le décor faisant croire que les animaux bordent une allée.
Le tournage s'achève un peu plus tôt que prévu. Certaines scènes programmées en extérieur seront finalement jouées en studio. Mais Cocteau n'en a pas fini avec les ennuis : "le laboratoire a rayé les négatifs. C'est dire que je tremble avant chaque image, raconte-t-il dans son journal. Par une chance, les négatifs que j'aime ne sont pas rayés, mais on y voit des tâches." Le réalisateur parvient tout de même à sauver l'essentiel avec le montage.
Le film rencontre un immense succès à sa sortie en 1946. Le festival de Cannes le boudera mais il obtiendra le prix Louis-Delluc la même année. Il deviendra avant tout un film mythique, référence incontournable du cinéma français. Le réalisateur, lui, aura laissé une trace indélébile sur Raray. En hommage, la rue qui borde le château porte depuis le nom de Jean Cocteau.