Pendant presque trente ans, Jean-François Lhuillier a été agent secret en renseignement humain à la DGSE, spécialiste des groupes terroristes dans les pays arabes. Des années à naviguer, parfois en eaux troubles, entre ses multiples fausses personnalités d'espion et sa vraie identité d'homme marié et père de famille. Des années d'une vie mouvementée et parfois dangereuse qu'il ne regrette pour rien au monde.
Ses yeux bleus s'éclairent et son visage s'illumine quand il nous raconte son histoire. Une histoire hors du commun. Celle d'un espion. Un vrai. Pendant presque trente ans, Jean-François Lhuillier a travaillé au service de l'État français pour "la Boîte". Agent secret à la DGSE, il a officié dans les pays les plus dangereux du monde. Sa spécialité : le renseignement humain antiterroriste, spécialiste du monde arabe. Rien que ça...
Il en parle encore au présent, de cette vie. Lui qui est parti à la retraite avec le grade de lieutenant-colonel "très précisément le 4 décembre 2014". Il faut dire qu'elle est loin d'être banale, sa vie à Jean-François Lhuillier. Plus de 52 ans dans l'armée à vivre des choses fantasmées par le pékin moyen, avec l'aide des séries télé ou des films d'espionnage.
Tout le monde n'est évidemment à la DGSE pas sur le terrain à courir comme Mathieu Kassovitz dans Le Bureau des légendes ! Mais ma vie, et celle de certains de mes camarades, ressemblait à ça.
Jean-François Lhuillier, ex-agent secret à la DGSE
Alors on ose la question : est-ce que la vie d'un agent secret, c'est vraiment celle de Jason Bourne ou du Bureau des légendes ?
Un engagement militaire très jeune
Elle le fait sourire, cette question. Parce qu'on a dû la lui poser tellement de fois : "La DGSE, c'est 7 000 personnes, commence l'homme qui ne ressemble en rien de l'idée que l'inconscient collectif se fait d'un espion. Tout le monde n'est évidemment pas sur le terrain à courir comme Mathieu Kassovitz dans Le Bureau des légendes ! Ça n’est qu’une fraction du service qui vit cette vie. Mais ma vie, et celle de certains de mes camarades, ressemblait à ça, par instants. Quand on est en mission, ça ressemble à ça. À peu près. Peut-être pas James Bond parce que c’est quand même... Une vie d’espion, c’est d’abord une vie engagée pour le pays. On défend notre pays."
Cette vie aurait pourtant pu se dérouler autrement s'il avait eu de meilleurs yeux. Jean-François Lhuillier naît et grandit à Compiègne. Il ne vient pas d'une famille de militaires mais lui, veut être pilote de chasse. Malheureusement, à cause d'une vision légèrement défaillante, il est jugé inapte pour intégrer l'école de Rochefort qui forme les pilotes de l'Armée de l'air. Il devance alors l'appel et s'engage le jour même de ses 17 ans. Il finira par entrer à l'école des officiers de Saint-Cyr Coëtquidan.
Pour faire bref, je chassais les terroristes. Depuis le début de ma carrière à la DGSE. C’est ce qui m’avait motivé pour y rentrer.
Jean-François Lhuillier
Trois ans plus tard, sorti sous-lieutenant, il se retrouve chez les parachutistes à Bayonne. Jean-François Lhuillier a 26 ans et l'aventure de sa vie commence. "Les paras de Bayonne travaillaient pour les services secrets. Mon régiment, le 1er d’infanterie de Marine était, à la fin des années 70, le bras armé du SDEC (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, ndlr), raconte-t-il. Le SDEC était l’ancienne appellation de la DGSE. Mon régiment menait des actions pour les services secrets français. Et donc à travers cette affectation, je suis rentré tout naturellement à la DGSE."
Tout naturellement donc, "la Boîte" le recrute en 1987. Il devient alors un "anti-terro. Pour faire bref, je chassais les terroristes. Depuis le début de ma carrière à la DGSE. C’est ce qui m’avait motivé pour y rentrer. Je fais partie de ce qu’on appelle le renseignement humain. Mon travail consiste à trouver des sources humaines qui apportent du renseignement pour éclairer les autorités politiques. Étant spécialiste du terrorisme, mon job était de trouver des sources dans tous les milieux terroristes, auprès des groupes terroristes, le plus proche possible du milieu de décisions des terroristes pour rapporter des informations et prendre des mesures de défense contre les actions qu’ils allaient mener. Mon métier d’agent de renseignement humain, ça ne veut pas forcément dire que je vais moi-même chercher le renseignement. Ça veut dire trouver la bonne personne, celle qui est en mesure de vous apporter le renseignement qui vous intéresse."
Un métier de légendes
Affecté au ministère des Armées à Paris une fois sorti du régiment de Bayonne, il se voit confier sa première mission à l'étranger assez rapidement. "C'était à Vienne. Qui est quand même connue pour être le carrefour de l'espionnage européen. C'était une mission de courte durée. Je ne suis resté qu'une ou deux semaines, je crois."
Jean-François Lhuilier tient à le préciser : le terrain n'est que la partie active et la plus courte de la mission : "tout en amont, il y a un travail qui est fait pour identifier les sources potentielles et préparer la venue sur le terrain. Espionner l’état d’avancement du nucléaire iranien, ça se prépare. On ne débarque pas comme ça en Iran pour espionner le nucléaire. Et toute la mission, même la préparation, est exaltante."
C’est ça qui est difficile en fait : maintenir l’étanchéité qu’il doit y avoir absolument entre sa vie de famille et sa vie d’espion.
Jean-François Lhuillier
Dans cette préparation, il y a le choix d'une autre identité. Il devient expert dans la construction de ce qu'on appelle une légende. "Une légende, c’est un parcours que vous inventez. On essaie de se trouver des légendes qui correspondent au plus près à l’objectif de notre mission, qui soit en corrélation avec cet objectif. La légende d’un universitaire pour approcher un groupe terroriste, ça n’est pas ce qu’il y a de mieux. Il m’est arrivé de me mettre dans la peau d’un journaliste pour approcher des gens par exemple, avoue-t-il avec malice. C’est une vie de clandestinité. Vous avez deux peaux, on va dire. La peau normale, qui est la vôtre depuis votre naissance et que vous faites vivre normalement. Et la peau que vous mettez, en fonction des missions que l’on vous donne. Vous habitez un autre homme pour effectuer votre mission. La vie d’un espion, c’est être Monsieur X ou Y qui mène une vie normale avant d’être en mission. La vie d’un espion, c'est mener deux vies parallèles qui sont complètement étanches pour assurer la sécurité de la mission, de vous-même et aussi de votre famille et de votre vie normale. C’est ça qui est difficile en fait : maintenir l’étanchéité qu’il doit y avoir absolument entre sa vie de famille, sa vie de Monsieur Tout-le-monde et sa vie d’espion, quand on est avec une autre identité, dans un autre personnage, sur le terrain à l’étranger."
Savoir cloisonner pour protéger sa famille
Une difficulté qui s'accroît dans les missions de longue durée. Pour sa première mission de longue durée, Jean-François Lhuillier est envoyé à Copenhague au Danemark. À l’époque, la France est en proie à une vague d'attentats revendiqués par le Groupe islamique armé algérien dont les bases logistiques étaient installées en Scandinavie. À ce moment-là, Jean-François, lui, est marié et père de famille. "Dans les missions officielles de longue durée, ma famille me suivait. J’étais officiel et ma couverture, c’était diplomate. Attaché militaire d’ambassade. J’étais protégé par un passeport diplomatique. J’avais une position officielle auprès des services spéciaux locaux. J’étais déclaré. Et la difficulté, c’était justement de pouvoir s’affranchir de cette couverture officielle pour pouvoir travailler de manière clandestine sans être vu par les gens qui vous accueillent."
Quand on partait longtemps, j’étais en ambassade où j’étais officiellement attaché de défense. C’était facile pour moi sur le plan officiel de cacher ma véritable fonction.
Jean-François Lhuillier
La famille de Jean-François a su très tard qu'il était agent secret. Excepté sa femme, qui l'a appris petit à petit "et puis j'étais jeune marié quand j'ai commencé. Elle a fini par le savoir. Avec l’obligation de ne pas en parler. Évidemment." Mais ses enfants, eux, ne se sont jamais doutés de rien. "Pour eux, j’étais seulement militaire. Mes missions de courte durée, pour eux, je partais en manœuvre. Quand on partait longtemps, j’étais en ambassade où j’étais officiellement attaché de défense. C’était facile pour moi sur le plan officiel de cacher ma véritable fonction, dit-il en souriant. Je souris parce qu’ils ne m’ont jamais vu en tenue militaire, j’étais toujours en civil et ça ne les a jamais choqués !"
Elle en a pourtant vécu des choses, la famille de l'agent Lhuillier. Après trois ans à Copenhague et une affectation de quatre ans en France, tout le monde fait à nouveau ses valises : direction Aman en Jordanie. Le pays est alors plutôt calme. Puis vient la deuxième Intifada à l'été 2000. Le contexte politique international se durcit. Jusqu'à son paroxysme, le 11 septembre 2001 et la guerre en Irak. La situation en Jordanie est plus que tendue. Les ressortissants français doivent évacuer la zone. "C'était indescriptible. Indescriptible", résume Jean-Francois Lhuillier qui met sa femme et ses enfants à toute vitesse dans un avion pour la France. "On n'a même pas eu le temps de passer chez nous récupérer le chien". Jean-François partira d'Aman quelques jours plus tard. Avec son chien.
Vivre l'Histoire au plus près
Il partira ensuite au Liban, seul, pendant presque un an. Puis ce sera la Libye en 2009 avec sa famille pendant un an et demi. Tout le monde sera rapatrié à Paris après la fermeture de l’ambassade de Tripoli en mars 2011 et le début de la première guerre civile.
De toute sa carrière, c'est cette mission en Libye qui l'a le plus marqué. D'abord parce qu'il a vécu au plus près la chute de Mouammar Kadhafi. "Souvent dans mon métier, j’ai eu la sensation de faire partie de l’Histoire. En Libye, j’ai vraiment eu l’impression de vivre une page d’Histoire. Une page de l'Histoire mondiale même. C’est sublime de vivre des moments comme ça. Ça vous exalte quelque part."
Du jour au lendemain, mes sources, les gens avec lesquels je travaillais de façon très proche quelques semaines auparavant, étaient devenus des ennemis à abattre.
Jean-François Lhuillier
Ensuite parce qu'il a participé à cette chute, avec tout le danger que cela a comporté. Envoyé à Tripoli pour travailler avec le pouvoir libyen en place contre le terrorisme, Jean-François Lhuillier réussit à intégrer un cercle de proches du colonel Kadhafi et Abdallah Senoussi, son bras droit et le chef du renseignement militaire.
Mais en mars 2011, une coalition internationale, dont la France est en partie à l'origine, lance des frappes aériennes contre l'armée libyenne qui réprime dans le sang depuis plusieurs mois la contestation du pouvoir du Guide de la révolution. Les Français sont rapatriés, y compris la famille Lhuillier. Jean-François repart à Tripoli en août, mais auprès des insurgés cette fois. "Du jour au lendemain, mes sources, les gens avec lesquels je travaillais de façon très proche quelques semaines auparavant, étaient devenus des ennemis à abattre. C’était une situation complexe où ma vie pouvait être en danger", raconte Jean-François Lhuillier.
Au point qu'en avril 2012, il est exfiltré du pays vers la Tunisie auprès des opposants à Kadhafi pour les aider à renverser le plus ancien dirigeant arabe de l'époque. "C’était ma nouvelle mission. Du coup, les services de Kadhafi voulaient m’éliminer. Et donc, ils ont lancé la rumeur selon laquelle j’étais un pro-Kadhafi infiltré auprès des opposants pour donner des renseignements au régime libyen en place. J’étais devenu la cible des deux côtés. Il a fallu que j’apporte aux opposants la caution que je travaillais bien avec eux."
Un livre et des ennuis judiciaires
De cet épisode de son histoire professionnelle, Jean-François Lhuillier en a fait un livre L'homme de Tripoli, paru en 2023. Il vient de quitter définitivement la réserve opérationnelle de l'Armée. L'idée de départ de l'écriture de ce livre, c'est de raconter à ses quatre enfants et à ses sept petits-enfants une partie de cette vie dont ils n'avaient pas connaissance. "Quand on est espion, on n’a pas l’habitude de se raconter. Donc il fallait que je choisisse un exemple caractéristique de ce que j’ai vécu. La Libye était le meilleur exemple. Et il fallait que je choisisse dans cet exemple ce que je pouvais dire pour que je ne trahisse pas de secrets."
Mais "la Boîte" ne l'a pas compris ainsi. Il a été mis en examen pour compromission du secret de la défense nationale, violation du secret professionnel, révélation d’informations qui permettraient l’identification d’une source. Avec perquisitions à son domicile et mise à garde à vue à 6h du matin par des policiers en cagoule qui lui ont passé les menottes. L'affaire est toujours en cours. "C’était très violent, admet-il. Mais j’imagine que c’est ce que vivent les terroristes quand on vient les chercher chez eux. Donc comme je les ai chassés toute ma vie, j’ai vécu ce que je leur faisais vivre à l’occasion. J’ai vécu ça comme une expérience complémentaire si vous voulez. Ça ne m’a pas plus ému que ça. Mais c’est très violent quand même. Parce que ça venait de mon camp."
Quand on est en mission, on ne pense pas à la peur. On a peur peut-être un peu avant. On a peur peut-être rétrospectivement en se disant qu’on l’a échappé belle.
Jean-François Lhuillier
Il a pourtant la peau dure, Jean-François Lhuillier. On n'est pas espion pendant plus de trente ans si on n'a pas le cuir bien tanné, les nerfs solides et un équilibre psychologique sans faille. "C’est un métier qui peut nous pousser dans la schizophrénie. Certains tombent dans cette maladie. On est suivi sur un plan psychologique par des psychiatres et des psychologues. On est suivi pendant toute notre carrière et notamment quand il y a des missions : en amont, pour choisir le bon profil et au retour, pour voir s’il n’y a pas des dégâts, avoue-t-il. Et il y a aussi les remises en condition, notamment après l'échec d'une mission. Parce que des échecs, il y en a eu. Surtout sur une trentaine d’années, évidemment. Dans mon métier d’agent de renseignement humain, les échecs sont peut-être moins visibles que pour les métiers d’action comme dans l'affaire du Rainbow Warrior par exemple. Je n’ai pas personnellement connu d’échec de cette ampleur. Mais des échecs, oui, j’en ai connu."
Une vie dangereuse mais riche et passionnante
Et la peur dans tout ça ? "Quand on fait ce métier-là, on ne pense pas à la peur. Quand on est en mission, on ne pense pas à la peur. On a peur peut-être un peu avant. On a le stress, les mains moites. On a peur peut-être rétrospectivement en se disant qu’on l’a échappé belle. Mais sur le moment, on n’a pas peur sinon on ne pourrait pas travailler", assène-t-il comme une évidence.
L'entretien se termine. Il aura duré plus d'une heure. On a bien senti, que s'il le pouvait, Jean-François Lhuillier reprendrait du service. Alors on lui demande s'il éprouve des regrets : "le regret principal, c’est que ce soit terminé. Si c’était à refaire, je referrais exactement la même chose. C’est une vie extrêmement riche, en tout cas pour les agents qui font du renseignement humain. Ça nous donne la chance de rencontrer des gens très divers, de diverses cultures, d’opinions différentes. C’est extrêmement riche. Et passionnant."
Passionnant et dangereux. Certains de ses collègues sont d'ailleurs morts en mission. "On ne livre jamais la cause réelle du décès. Il y a un habillage... Mais là, je vais vous dire tout de suite : secret-défense..." Il y est des habitudes professionnelles qui ont la vie dure...
Avec Gaëlle Fauquembergue / FTV