Objectif : sortir le théâtre de l'"entre-soi".
"Regardez vers le haut", dit calmement Aurélie, professeure d'expression corporelle à la Comédie de Béthune (Pas-de-Calais). Sur scène: les élèves de la nouvelle classe préparatoire "égalité des chances", qui veut développer la diversité sociale dans l'univers du spectacle vivant.De septembre à juin, ces 10 étudiants -cinq filles et cinq garçons-, âgés de 18 à 23 ans et originaires des Hauts-de-France, se préparent aux concours d'entrée des 12 écoles supérieures d'art dramatique délivrant un diplôme national. Pour intégrer cette formation intensive et 100% gratuite, sans diplôme requis, ils ont été sélectionnés sur leur personnalité et leur motivation. Mais aussi sur des critères sociaux, dans une région où l'insertion des jeunes est la plus difficile, avec 28% des 18-25 ans sans formation ni emploi, soit six points de plus qu'au niveau national, selon l'Insee.
"Depuis quelques années (...) on a multiplié les obstacles et les critères d'entrée aux grandes écoles d'art dramatique", relève Cécile Backès, metteure en scène et directrice de la Comédie de Béthune, à l'origine de l'initiative. "Cela devient de plus en plus difficile si on n'a pas les moyens, si on habite
loin d'un lieu où on peut se former au théâtre."
"On a dans le théâtre public énormément de classes moyennes et supérieures : comédiens, metteurs en scène, dramaturges, costumiers, éclairagistes... On ne représente pas, dans nos origines sociales, toute la société", une situation en opposition avec "notre projet de théâtre public", concède-t-elle encore.
"Le théâtre est très bourgeois"
Encadrés par des artistes pédagogues et des intervenants universitaires, les étudiants suivent une trentaine d'heures de cours par semaine -interprétation, corps, danse, étude de textes...- et assistent à des représentations culturelles, en plus des nombreuses répétitions de scènes. "Les grandes écoles, ça fait rêver", reconnaît Valentine Berthier, 18 ans, lunettes rondes et cheveux bruns. Comme ses camarades, elle avait déjà une expérience des planches sans s'être décidée à sauter le pas, par manque d'information ou de ressources.
Attirée par "le groupe", elle peut aujourd'hui s'exprimer "sur un plateau, passer du rire aux larmes" pour espérer devenir "comédienne ou humoriste".
Pourtant, sans la prépa, "je n'aurais pas passé autant de concours que ce que l'école propose", confie-t-elle. Car "c'est un budget pour se déplacer jusqu'à Paris, Marseille... La prépa nous donne toutes les opportunités pour réussir".
"En train de changer"
Inscription, déplacements, hébergement : la Comédie de Béthune prend en charge la totalité des frais des concours. Le budget total d'une année
-environ 350.000 euros- est financé en majorité par le fonds social européen (FSE) mais aussi par le ministère de la Culture, la région Hauts-de-France, le département du Pas-de-Calais et l'agglomération.
Outre la formation, les élèves bénéficient d'un accompagnement individuel et d'une bourse mensuelle de 550 euros qui les aide à se loger et se nourrir.
Depuis 2014, cinq autres formations du même type sont nées en France, comme à Saint-Etienne ou Mulhouse, chacune avec sa spécificité. La Comédie de Béthune est la seule à exiger un foyer fiscal de rattachement non imposable, critère permettant davantage de mixité.
"Ici, on a véritablement une diversité sociale, culturelle et territoriale", souligne la comédienne Fanny Chevallier, qui coordonne artistiquement l'équipe pédagogique. Selon elle, même si "le théâtre est très bourgeois", "c'est vraiment en train de changer". "On commence à voir une diversité sur les plateaux. Ca veut dire que les écoles sont obligées aussi de s'y mettre."
"C'est grâce à des projets comme celui-ci que ça s'ouvre", renchérit Badr-Eddine Khalis, 19 ans, silhouette élancée et chevelure frisée. Au-delà des critères sociaux, il veut retenir l'aspect humain de l'enseignement. "En général, quand on propose à quelqu'un de faire du théâtre, il répond +je suis
timide, ce n'est pas pour moi+. Alors qu'en vérité, tout le monde peut faire du théâtre, il faut juste, entre guillements, accepter le théâtre."