Mortelle frontière : récit de 25 ans de décès de migrants et 473 vies brisées sur le littoral du Pas-de-Calais

"La Manche est devenue un cimetière" accusent les associations qui viennent en aide aux migrants. Cet automne 2024, difficile de les contredire. La mer rejette des corps presque quotidiennement sur les plages entre Calais et Boulogne-sur-Mer. Treize entre le 31 octobre et le 20 novembre 2024. Des morts qui font grimper les chiffres recensés par un journaliste, Maël Galisson. Depuis 1999, il tient les comptes : 473 hommes, femmes et enfants ont perdu la vie à cette frontière devenue mortelle.

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Dans ses articles publiés sur le site d'information Les Jours, Maël Galisson évoque un "carnage silencieux et éminemment politique". Depuis une petite dizaine d'années, ce breton installé à Calais s'est fixé une mission : redonner un visage à ceux qui perdent la vie sur la Côte d'Opale, des rêves d'Outre-Manche plein la tête. Inlassablement, il raconte leur histoire.

Mortelle frontière

Le premier mort qu'il a recensé est un Irakien. Son corps a été retrouvé "dans l’enceinte du port de Douvres, en Angleterre. Caché sous la remorque d’un poids lourd, au niveau des essieux, il venait à peine de franchir la frontière franco-britannique quand les secousses du camion l’ont déséquilibré. Tombé à terre, il a été immédiatement happé et écrasé par les roues. L’identité de cet homme n’est pas connue, pas plus que son histoire personnelle", écrit-il. C'était le 11 janvier 1999.

En 25 ans, la frontière franco-britannique n'a cessé de tuer. Dans les années 2000, les exilés perdaient la vie lors d'accidents de la route, en tombant de camions, ou lors de tentatives de pénétrer dans le Tunnel sous la Manche. Depuis quelques années, et l'arrivée des "small boats", les naufrages sont devenus la principale, mais pas la seule, cause des décès.

Lors de ses reportages, de ses rencontres avec le monde associatif, Maël Galisson a croisé certains de ces migrants avant qu'ils ne perdent la vie. Parfois, ces hommes, femmes, enfants ont passé des semaines, des mois, à Calais. 

"Nom, prénom, âge, nationalité, parcours migratoire, circonstances du décès, photos… Nous avons cherché et compilé pendant plusieurs années toutes les informations possibles sur les exilés disparus le long de cette frontière maritime", raconte-t-il dans un de ses articles. Un travail intense qui a donné naissance à un Mémorial en ligne. De petites silhouettes qui symbolisent les hommes, femmes, enfants et inconnus dont la vie s'est achevée face aux côtes blanchâtres de l'Angleterre. Un décompte mis à jour le 20 novembre 2024, avec 473 décès.

"Une seule victime aurait dû suffire à donner l'alerte"

473 morts. "Une litanie, sourde et sans fin. Comme si un tueur en série sévissait depuis près d’un quart de siècle, sans que les institutions policière et judiciaire ne s’émeuvent", écrit Maël Galisson dans un de ses articles. 

En cette année 2024, il s'indigne d'une "répétition assez lourde de décès en quelques semaines. Il y a une commémoration des morts tous les trois jours. Là c'est trop. On se sent un peu dépassés. Une seule victime aurait dû suffire à donner l'alerte. Aujourd'hui, il y a une dimension d'habituation, c'est ça qui m'interroge, qui m'effraie le plus. Les affects sont taris ? Où est la tristesse vis-à-vis de ces personnes ?".

Là c'est trop. On se sent un peu dépassés. Une seule victime aurait dû suffire à donner l'alerte. Aujourd'hui, il y a une dimension d'habituation, c'est ça qui m'interroge, qui m'effraie le plus. Les affects sont taris ?

Maël Galisson, journaliste indépendant

Maël Galisson commence à collecter des renseignements afin d'établir une liste de victimes en 2015, année déjà meurtrière pour les migrants. Le journaliste constate que personne ne recense ces disparitions. "La presse locale en parle certes mais sous l'angle du fait divers", concède-t-il. Vient alors une révolte : ne pas en parler revient à banaliser, à refuser de voir ces hommes et femmes comme des humains à part entière, à les invisibiliser.

Et puis les recenser permet d'avoir une vision de la question migratoire, d'établir "un bilan humain des politiques migratoires", ajoute-t-il.

Malgré lui, il devient donc un "spécialiste" de la disparition des exilés sur ce beau littoral qui semble pleurer les défunts certains jours.

La jeunesse du monde

Dans son décompte, il dresse un premier constat. Les pays de départ des migrants décédés sont originaires du Sud : "et plus particulièrement d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie. Soudanais, Irakiens, Vietnamiens et Chinois représentent plus d’un tiers des victimes. La plupart ont quitté des pays classés comme "régimes autoritaires", selon l’indice de démocratie conçu par le think tank libéral Economist Intelligence Unit", documente Maël Galisson.

Afghanistan, Erythrée, Kurdes d'Iran, Irak, Syrie, Soudan, les soubresauts du monde poussent hommes et femmes à rejoindre le détroit du Pas-de-Calais. Les premiers à arpenter les rues de Calais étaient d'ailleurs des Kosovars fuyant la guerre du Kosovo en ex-Yougoslavie, en 1998-1999.

Autre constat, relevé par le travail du journaliste indépendant, ce sont surtout des hommes jeunes qui meurent à la frontière. Avec une moyenne d'âge de 25 ans. C'est la jeunesse de ces pays en guerre qui fuit. Les femmes représentent 10 % des décès. Les mineurs, parfois très jeunes, sont aussi nombreux dans ce décompte.

Des visages, des histoires

Au-delà de la statistique, Maël Galisson affirme une "volonté d'humaniser ces morts. Quand on parle de victimes, de migrants, de corps, il y a une dimension déshumanisante. Ce sont des personnes qui ont une identité, une histoire, un parcours migratoire, des raisons pour venir à Calais."

Le journaliste est un peu gêné que l'on s'intéresse à lui, mais est intarissable sur son travail. Et regrette de ne pas être "en mesure de le faire pour toutes les personnes décédées. C'est un travail de fourmi, qui prend du temps. Je continue mais c'est un travail bénévole, sur mon temps personnel".

Il voudrait aussi que l'on arrête de parler de l'eldorado britannique. Il explique : "ces gens sont poussés à partir de chez eux par des conditions de vies terribles. Ils ne sont pas accueillis en Europe, comme ils le devraient, l'Angleterre n'est qu'un 2e ou 3e choix".

Pour les familles

Le journaliste indépendant est parfois contacté par les familles qui cherchent un proche. Dans son Mémorial, il recense aussi certains disparus, ceux dont il a pu recouper la présence sur le littoral des Hauts-de-France. Un travail qu'il fait aussi pour les proches des victimes. Il explique : "dans certains pays, pour bénéficier d'un héritage ou pour se remarier, il faut prouver que vous êtes veuf, que votre conjoint est décédé". Et puis, dans certaines cultures, il est important de pouvoir enterrer ses proches, d'organiser des obsèques.

Ses recherches permettent à d'autres de faire leur deuil ou de reprendre le fil de leur vie. Mais il reconnaît que ce travail est compliqué à documenter, quand il n'y a pas de corps.

Certains des migrants morts à la frontière sont enterrés dans un cimetière de Calais. Des anonymes mais aussi des hommes, femmes dont les familles n'ont pas pu ou voulu rapatrier les corps. Un coût financier important en plus de la perte d'un être aimé.

Certains corps ne sont jamais retrouvés. D'autres le sont à des centaines de kilomètres de leur lieu de départ, comme ce Syrien identifié des mois plus tard grâce à sa combinaison de plongée achetée au Décathlon de Calais. Son corps s'était échoué au nord-ouest des Pays-Bas, en 2014.

Morts individuelles ou collectives

Accident, noyade ou homicide. Dans un camion, sur la route, en mer. Seul ou en groupe. De jour, de nuit. Chaque décès est un drame que les associations, depuis des années, commémorent. Et tous n'ont pas le même retentissement.

Les morts d'enfants émeuvent davantage même si, comme le souligne Maël Galisson, la mort du petit Aylan, 3 ans, sur une plage de Turquie en 2015 avait fait le tour du monde tandis que celle d'un bébé de 40 jours, Maryam Bahez, au large de Wissant, a été relatée sans soulever une vague d'indignation.

Il tempête : "Il y a bien eu un article sur les funérailles à Grande-Synthe. Ce qui me fait peur c'est qu'un jour il n'y ait plus personne que ça choque, qu'un bébé meure sur nos côtes". La petite a été repêchée en mer après avoir glissé des bras de son père lorsque leur embarcation a chaviré, le 17 octobre 2024.

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Reportage sur le décès de Maryam Bahez, bébé de 40 jours au large de Wissant, le 17 octobre 2024 ©D. Deparnay / S. Gurak / FTV

Ce qui me fait peur c'est qu'un jour il n'y ait plus personne que ça choque, qu'un bébé meure sur nos côtes.

Maël Galisson, journaliste indépendant à Calais

La première fois où l'opinion publique a eu pris conscience de la tragédie qui se préparait à la frontière avec l'Angleterre, c'était le 18 juin 2000. Cinquante-quatre hommes et quatre femmes, de nationalité chinoise, mouraient asphyxiés dans un camion en provenance du port de Zeebruges (Belgique). Leurs cadavres avaient été découverts par les douaniers à Douvres, en Angleterre. À l’époque, ce drame avait suscité l'indignation du monde entier.

Chaque décès marque la fin d'un périple. Avec son travail, Maël Galisson tente de leur redonner un vécu, et refuse de banaliser ces disparitions souvent violentes de jeunes gens. "C'est comme un travail de mémoire, un peu comme un archiviste", détaille-t-il avant d'ajouter que c'est aussi une manière de montrer que : "Les décisions politiques des pays européens ont des conséquences sur Calais".

C'est comme un travail de mémoire, un peu comme un archiviste.

Maël Galisson, journaliste indépendant

Documenter les conséquences des politiques migratoires

"Ces décès ne sont pas des fatalités, des événements sans raison, inexpliqués. Mais les conséquences d'une politique migratoire qui pousse les gens à l'errance sur le territoire européen, à cause des accords de Dublin [NDLR : les migrants ne peuvent demander l'asile que dans le pays qui les a enregistrés en premier]. Les gens repartent pour espérer être tranquille, vivre. Je connecte ça aux politiques migratoires. Par exemple, les Pays-Bas viennent de durcir leur politique, ça a des répercussions jusqu'au Calaisis", affirme le journaliste.

Lui est convaincu que ce n'est pas en renforçant le contrôle et la sécurité des frontières que les migrants cesseront de venir s'échouer à Calais. "On n'éteindra pas ce souhait de trouver un ailleurs meilleur, reconstruire une vie. Les exilés veulent juste une vie normale, en sécurité. Pas profiter d'une aide sociale", assure-t-il.

Le journaliste indépendant est régulièrement publié par L'Humanité, Médiapart, Street press, dans des revues comme Plein droit spécialisée dans la question des migrations.

Depuis 2021, il tient aussi un "carnet" sur internet où il compile ce qu'il a pu écrire sur le sujet des migrants, des disparus, la sécurisation toujours plus forte de la frontière. Il y annonce aussi les marches de commémorations organisées par les collectifs qui viennent en aide aux migrants sur le littoral, à chaque nouveau décès.

Le naufrage du 24 novembre 2021

Le 24 novembre 2021, le naufrage d’une embarcation partie de Loon-Plage fait trente et une victimes, dont sept femmes. Le chiffre retenu par les autorités est lui de 27. Quatre personnes n'auraient pas été retrouvées. Leurs proches les ont longtemps cherchées.

Ce naufrage de masse a soulevé un vent de colère. Qui n'a pas soufflé longtemps. Le business des passeurs a vite repris. Et les décès aussi, rappelle Maël Galisson : "Mais derrière ces cas, visibilisés par une exposition médiatique - et parfois politique - éphémère, se dessine une longue et discrète hécatombe, faite de décès isolés. Des morts percutés par une navette de fret ferroviaire sur le site Eurotunnel, renversés par un véhicule sur l’autoroute, foudroyés par une caténaire au départ de l’Eurostar à Paris, noyés dans le port de Calais ou au large, écrasés par la marchandise dans la remorque d’un poids lourd, broyés par les essieux d’un camion…".

Il s'agace : "Quand un milliardaire a un accident de sous-marin, il y a des dispositifs de recherche en masse, on ne ferait jamais ça pour une embarcation d'exilés !".

Même s'il peut se sentir seul, parfois, il est convaincu de la nécessité de son recensement. Il a même réalisé une carte des lieux où sont décédés les migrants avec un géographe, Nicolas Lambert.

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Récit d'une tragédie annoncée. Un an après le naufrage d'octobre 2021 qui a fait 27 morts et 4 disparus. ©M. Schelcher / S. Rosenstrauch / R. Chartier / R. Gelée / N. Duplouich / FTV

Les disparus

Consultation des actes de décès, articles de presse, contact avec les associations, rencontre avec les proches qui voyageaient en même temps... C'est un travail documenté que fait le journaliste, même s'il admet lui-même que ce travail de recensement est imparfait. Selon lui, il faudrait une seconde liste qui compilerait aussi les proches recherchés par des familles, sans nouvelles. Depuis le naufrage du 23 octobre, Osama, un jeune syrien de 20 ans cherche son père qui était avec lui à bord du "small boat" qui a fait naufrage.

Comment compter les disparus en mer ? Ceux dont les corps ne reviennent pas. Est-ce que l'alerte donnée par des proches à l'autre bout du monde suffit ? La preuve de leur présence à Calais ? Combien sont-ils, sans nom, sans visage, volatilisés de cette terre ? Et, ceux qui sont morts en chemin, sur les routes de l'exil, qui les compte ?

Aucun dispositif n'a dissuadé les exilés de tenter de franchir la frontière. Par ferry, camion, via Eurotunnel, depuis les aires de repos, depuis la Belgique, les sommes dépensées pour sécuriser Calais n'ont pas fait chuter le nombre de décès. Au contraire. 2024 est déjà l'année la plus meurtrière pour les migrants. 71 personnes ont perdu la vie sur nos côtes,  au 20 novembre 2024. "L'hécatombe continue", écrit Maël Galisson.

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