"En 1994, il y a eu un crime raciste, les crimes racistes sont de nouveau d'actualité" : un documentaire en hommage à Abderahmane Rabah

30 ans après la mort d'Abderahmane Rabah, jeté d'une falaise d'Ault (Somme), la douleur est toujours vive dans les quartiers nord d'Amiens, dont il était originaire. Pour lui rendre hommage et pour qu'il ne soit pas oublié, le collectif Amiens Antirep a compilé des archives d'époque qui seront diffusées à la Briqueterie.

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Le 14 septembre, la Briqueterie donnera carte blanche au collectif Amiens Antirep dans le cadre d'une table ronde : "Médiatisation, mémoire et transmission des luttes dans les quartiers populaires". Parmi les combats que le collectif veut remettre en lumière, celui pour la justice autour de l'affaire Abderahmane Rabah. Selon ce collectif, l'état a failli dans le meurtre de Rabah en "protégeant les personnes incriminées".

Le rappel des faits

En 1994, Abderahmane Rabah partait camper aux alentours d'Ault (Somme) avec sa famille. Il n'est jamais revenu. Pris à partie par un groupe de jeunes à la sortie d'une boîte de nuit dans une rixe, il a ensuite été jeté du haut d'une falaise. Il avait 26 ans et deux petites filles de 6 et 8 ans.

Parmi la vingtaine de jeunes présente ce soir-là, seules six personnes ont été arrêtées et auditionnées. Deux d'entre elles ont été mises en examens. Mickaël, mineur au moment des faits, est condamné à douze ans de réclusion. Emmanuel, le second, doit purger une peine de dix ans de prison. Mais le procès est renvoyé en Cour de cassation. Eric Dupont-Moretti, avocat de Mickael, utilise un vice de procédure pour faire annuler la condamnation de son client. Il n'écope plus que de six mois de prison avec sursis pour "injures racistes".

La famille, le quartier et de nombreux anonymes se sont mobilisés pendant des semaines pour obtenir justice. Trente ans plus tard, le souvenir de cette affaire est encore vif chez les Amiénois. C'est pour cela que le collectif Amiens Antirep a décidé de lui rendre hommage à travers un documentaire de vingt minutes, dédié à son histoire.

Un souvenir toujours présent trente ans après

"En 1994, il y a eu un crime raciste, les crimes racistes sont de nouveau d'actualité. On s'est dit qu'il était temps de rapprocher les militants d'hier et les militants d'aujourd'hui", raconte Mélanie Ngoye-Gaham, la réalisatrice de ce documentaire.

"Mon papa était un militant du quartier Nord, monsieur Nordine Gaham. Il s'était beaucoup mobilisé autour de ce crime raciste et moi, je suis militante contre la violence d'État et lors de mes interventions régulièrement, je parlais souvent du crime raciste d'Abderahmane Rabah. C'était en 94, on est en 2024."

C'est le contexte politique qui l'a poussée à réaliser ce documentaire, dont elle avait déjà l'idée depuis plusieurs années : "On se disait avec le collectif, il faut qu'on en fasse quelque chose au vu de ce qui se passe politiquement en France en ce moment."

À l'époque, Mélanie avait 14 ans et elle ne connaissait pas Abderahmane. Pourtant, elle s'en souvient encore avec beaucoup d'émotion : "Ce crime-là, par son atrocité, on ne peut pas l'oublier. Cette mémoire, elle restera dans nos âmes jusqu'à la fin. Jusqu'à mon dernier jour, je penserai à Abderahmane Rabah, à ce qu'il a vécu. C'est une ignominie, c'est bestial, c'est sauvage."

Le plus marquant pour elle, c'est ce sentiment d'injustice, qu'elle n'a jamais pu digérer : "Et puis le fait qu'il n'y ait quasiment pas eu de justice... Au final, il y a qu'un des protagonistes qui a fait de la prison, c'était le mineur et il avait le bras dans le plâtre. Donc, il n'aurait jamais pu pousser et poignarder Abderahmane Rabah tout seul. Je pense qu'on se doit de rester marqués au fer rouge parce que c'est comme pour la Seconde Guerre mondiale, on se doit de garder en mémoire pour pas répéter ".

Du soutien pour la famille

Cette histoire, c'est aussi le combat d'une famille toute entière. La réalisatrice a pris des précautions pour préserver la famille : "On est rentrés en contact avec la famille et on leur a demandé s'ils nous permettaient de faire ce documentaire. S'ils nous avaient dit non, ça nous aurait brisé le cœur, mais on ne l'aurait pas fait. On leur a envoyé avant diffusion et s'ils nous avaient dit que quoi que ce soit n'allait pas dans le montage, on ne l'aurait pas diffusé".

Toutes ces précautions ont été nécessaires, face à une famille meurtrie : "Il y a des personnes de ma famille qui ne veulent même plus en parler. Elles seront présentes lors de la diffusion du documentaire, mais elles ont déjà trop souffert. C'est très dur pour nous. Même si les gens pensent que ça fait trente ans, pour nous, c'est comme si c'était hier. Et sincèrement, devoir en reparler trente ans après, c'était difficile pour nous.", raconte dignement Noureya, la fille cadette d'Abderahmane Rabah.

Malgré la douleur ravivée par le fait de remettre en lumière cette affaire, la famille a accepté que ce documentaire soit diffusé : "Je m'en fous que l'on placarde le nom de mon père un peu partout, tant que je sais que les gens qui l'aimaient et que ceux qui ont de la compassion et du cœur et de la bienveillance se rappellent de lui. C'est tout ce qui compte. Je n'attends plus rien de personne.", confie Noureya.

Mettre fin à l'omerta

Repensant à l'omerta qui régnait dans le village d'Ault à l'époque du procès, elle ajoute : "Eux, ils menaient leur petite vie tranquille. Ils devaient se dire 'bon, c'était il y a trente ans, ça y est, on entend plus parler. Il est mort et nous, ça y est, l'affaire est derrière nous'. Je pense que les documentaires et les articles ont dû un petit peu les remuer. Ils doivent se dire : 'de nouveau, on entend parler de nous'".

Aujourd'hui, le seul espoir Noureya c'est que l'on n'oublie pas son père malgré le mutisme des accusés et la question toujours en suspens des différentes culpabilités : "Je n'attends rien de tout ça, mais que l'on puisse les déranger dans leur tranquillité, ça me plaît. Peut-être que leurs enfants ou leurs petits-enfants qui ne sont pas au courant de cette affaire vont en entendre parler et c'est plus dans cette optique-là que je suis contente qu'on en parle. Dans leur petit patelin ou règne la loi du silence, de nouveau, on en entend parler".

Les meurtres sont habituellement prescrits au bout de vingt ans. Ainsi, si de nouveaux témoignages survenaient aujourd'hui, a priori, les coupables ne seraient pas inquiétés par la justice.

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