"Il a été tué parce que c'était un Arabe" : il y a 30 ans, le meurtre d'Abderahmane Rabah, jeté d'une falaise à Ault

Pour la famille d'Abderahmane Rabah, jeté d'une falaise à Ault en août 1994 par un groupe de jeunes, la justice n'a pas accompli sa mission. Seule une personne a été condamnée à 10 ans de prison et toutes les autres n'ont pas été inquiétées. Trente ans plus tard, la douleur et le sentiment d'injustice restent vifs.

Le meurtre d'Abderahmane Rabah durant la nuit du 5 au 6 août 1994 a brisé sa famille. Et jusqu'à ce jour, les plaies n'ont pas été pansées. Le jeune homme de 29 ans, surveillant d'école, était décrit comme rassembleur, très proche de sa famille et "très paternel". "C'était le deuxième papa, il était présent à tous les rendez-vous à l'école, on allait dormir chez lui régulièrement", lance Myriam, sa sœur.

On sait que les protagonistes sont vivants et mènent leur vie alors que nous, ce qu'on a perdu, il n'y a rien qui peut nous le rendre.

Myriam, sœur d'Abderahmane

Trente ans plus tard, celle qui avait 13 ans au moment des faits est dans le même état d'esprit "qu'à l'époque, même si les années sont passées. La blessure reste intacte parce qu'il n'y a pas eu de justice. C'est comme si ça avait été impuni et pour nous, il n'y a rien de pire. On sait que les protagonistes sont vivants et mènent leur vie alors que nous, ce qu'on a perdu, il n'y a rien qui peut nous le rendre".

Noureya avait 6 ans quand son père a été tué. De lui, elle ne garde que très peu de souvenirs. "Notre père n'a pas été présent à nos fêtes, aux naissances, aux mariages. On a gâché et brisé nos vies, on a privé des enfants de leur père. On a grandi sans présence paternelle." Leur mère a dû s'occuper seule de ses deux filles et Noureya décrit un "traumatisme d'enfance" avec un procès "qui a duré longtemps". De plus, elle ne peut concevoir que "les meurtriers soient dehors et qu'on puisse les croiser. Ils ont leur vie, leurs enfants, peut-être que leurs enfants ne sont pas au courant de leur passé. Nous, on a dû vivre avec toute notre vie".

Le corps retrouvé après une chute de 27 mètres

Mais que s'est-il passé cette nuit du 5 au 6 août 1994 ? Comme chaque année, cette famille nombreuse d'Amiens va camper pendant trois semaines à Ault. Ils y plantent deux tentes, au fond du camping, "dans une insouciance totale". Ils ont l'habitude de sympathiser avec les voisins et leurs enfants, et n'ont jamais relevé le moindre incident. Abderahmane, 29 ans, est venu en compagnie de sa femme et ses deux filles. Le gérant du camping municipal, interrogé à l'époque par France 3 Picardie, dit "bien" les connaître, "comme tout client que je connais ici" et note ne jamais avoir eu de problème avec eux.

Ils n'ont pas l'habitude de fréquenter les fêtes du village. Mais ce soir-là, Djilali, l'un des frères, se rend par curiosité au bal du casino d'Ault, connu pour attirer des jeunes qui finissent souvent la soirée très alcoolisés. "Sur place, il a fait une mauvaise rencontre avec des mecs du village qui étaient éméchés"... Ali, inquiet pour son frère qui commence à tarder, se rend sur place et découvre la posture dans laquelle il se trouve. "Il est reparti pour prévenir Abdé", se souvient Myriam. Les deux partent alors à la rescousse de Djilali, mais se retrouvent face à une vingtaine de jeunes qui les pourchassent.

Les trois frères sont dispersés. Djilali est roué de coups. Pendant ce temps, Ali se cache dans un jardin et, voyant une ambulance le prendre en charge, pense qu'Abderahmane est avec lui. En réalité, le cauchemar ne fait que commencer pour leur frère qui est pris à partie par le groupe. L'un d'eux lui assène un coup de tournevis dans la cuisse, "il a essayé de se cacher tant bien que mal, s'en est suivi une pluie de coups, jusqu'à ce qu'ils le jettent de la falaise", raconte Myriam. Le lendemain matin, Ali réussit à rentrer, Djilali sort de l'hôpital... et le corps inanimé d'Abderahmane est retrouvé 27 mètres plus bas par un pêcheur de moules.

Le caractère raciste du meurtre est très rapidement pointé du doigt par la famille. Les frères relatent de nombreuses injures racistes. Au micro de France 2, Djilali affirme n'avoir aucun doute : il s'agit d'un "crime raciste" et souligne qu'on l'a traité entre autres de "sale race". Leur neveu, Najib Bayoumi, qui a réalisé un long fil détaillé sur X (anciennement Twitter) pour raconter le meurtre de son oncle qu'il n'a jamais eu "la chance de connaître", note que des insultes comme "dehors les bougnoules" et "les Arabes, rentrez chez vous" ont fusé.

Une importante mobilisation pour requalifier les faits

Dès le départ, le chef d'inculpation retenu est "violence en réunion ayant entraîné la mort sans intention de la donner". Interrogé par France 3 à ce moment-là, un membre de la famille déclarait : "c'est le minimum des chefs d'inculpation qu'on a pu trouver, s'il y avait plus bas, je crois qu'ils auraient mis un chef d'inculpation plus bas".

Il faudra une importante mobilisation avant d'obtenir une requalification des faits : création d'un comité de soutien, manifestation d'une cinquantaine de jeunes le 12 août avec le lâcher d'une banderole rouge, là où le corps d'Abderahmane a été retrouvé, et même une tente plantée devant le Palais de Justice d'Amiens pendant six semaines. "Ce qu'on réclamait, c'est que ce soit jugé comme ça devait l'être. Quand on jette un homme d'une falaise, on a l'intention de donner la mort. On a fini par obtenir gain de cause après les mobilisations et pétitions", précise sa sœur.

Le corps d'Abderahmane a été gardé pendant plusieurs mois avant d'être restitué à la famille. "Ça été dur d'accepter la mort, rapporte Noureya. Au départ, on a insinué que mon père s'était suicidé, on marchait sur la tête ! Heureusement que ma sœur et moi étions jeunes, on n'a pas pu s'exprimer et on était très loin de savoir ce qui se passait".

L'enquête des magistrats d'Amiens a connu de nombreux rebondissements avec trois juges d'instruction successifs et une reconstitution tardive qui a plongé la famille du défunt dans une attente insoutenable. Il faudra pas moins de trois ans pour que la Cour de cassation décide de transférer l'affaire à Laon en 1997. Là-bas, les faits sont requalifiés en "coups mortels et violences volontaires sans intention de donner la mort".

La reconstitution de la nuit du 5 au 6 octobre est faite en présence des accusés. "Un des deux avait 18 ans, il était fluet, avait un bras dans le plâtre", décrit Myriam. Au moment de reproduire le geste, il s'y reprend à plusieurs fois, ce qui ne convainc pas la famille qu'un jeune homme de son gabarit puisse soulever le corps d'Abderahmane, décrit comme "costaud", et le jeter par-dessus une rambarde d'un mètre de hauteur. "Je pense que les meneurs qui étaient des militaires de carrière et des fils de gendarmes s'en sont bien sortis", estime-t-elle.

Une seule personne emprisonnée

Malgré la présence d'une vingtaine de personnes lors de la nuit du crime, seulement six sont arrêtées et auditionnées. Parmi elles, deux sont mises en examen, placées en détention provisoire et ont droit à un procès. Le premier, Mickael, mineur au moment des faits, est condamné à 12 ans de réclusion. Emmanuel, le second, doit purger une peine de 10 ans de prison. Mais le procès est renvoyé en Cour de cassation. Eric Dupont-Moretti, avocat de Mickael, utilise un vice de procédure pour faire annuler la condamnation de son client. Il n'écope plus que de 6 mois de prison avec sursis pour "injures racistes". À l'issue du nouveau verdict, "Eric Dupont-Moretti a parlé à ma mère et ma belle-sœur, il n'a pas été forcément tendre pendant le procès, mais il leur a quand même présenté ses respects", ajoute Myriam.

Ce n'est que plus tard que sa sœur Chaïra, autour de l'âge de 18 ans, demandera à voir tout ce qui s'est passé pendant le procès et à lire les commentaires d'enquêtes. "On se base sur qu'on nous a raconté, on ne saura jamais la vérité. On en parle encore aujourd'hui avec ma mère, on reste beaucoup dans l'incompréhension, on n'a pas eu de réponses, ça fait partie de notre quotidien", confie Noureya.

Elle regrette surtout d'avoir dû grandir sans son père. "Je n'ai pas beaucoup de souvenirs de lui. Je ne me rappelle pas de mon père aux fêtes d’anniversaire, m’emmenant à l’école, en train de m’apprendre à faire du vélo."

Je me souviens juste du fait que mon père m'a appris à nager. Puis je me rappelle vaguement de cette journée avant sa mort, on s’est baladé près de la mer et des falaises. Sinon, je ne me rappelle plus de rien, on nous a volé nos souvenirs et notre enfance.

Noureya, fille d'Abderahmane Rabah

Noureya et sa tante considèrent qu'elles n'auront jamais de réponses et soulignent une omerta. "Une dame disait avoir entendu des cris parce que l'endroit de la chute était tout près de chez elle. Elle employait des mots ou un prénom bien précis et a dit que le prénom de ce monsieur faisait partie de ceux qui étaient mis en cause", se rappelle Myriam.

En plus de ce témoignage, la famille reçoit dans les premiers temps "des courriers de gens d'Ault qui disaient avoir entendu des choses, mais très peu de temps après, tout le monde s'est rétracté et plus personne ne voulait parler", ajoute-t-elle. De son côté, Noureya parle d'une "petite secte" de personnes qui se protège entre elles. "Ils sont racistes jusqu'à l'os. Encore aujourd'hui, quand tu vas dans cette région-là, tu es considéré comme un pestiféré", juge la jeune femme qui refuse catégoriquement d'y remettre les pieds.

"Si mon frère avait commis cet acte, il serait encore en prison"

Depuis, Myriam a perdu la confiance qu'elle avait en la justice. "J'avais 13 ans et j'en avais complètement confiance. Je me suis rendu compte que la justice dépend de qui on était. Si mon frère avait commis l'acte, il serait encore en prison. Je ressentais de la déception et j'ai pris conscience de l'existence d'une justice à deux vitesses". Noureya abonde en ce sens. Au départ, elle ne savait pas ce qui était arrivé à son père. "On m'a juste dit qu'il était parti au ciel. Au procès de Laon, on a été mis en face du meurtrier de notre père", soupire-t-elle.

Tu crois que les méchants vont en prison, mais au final, tu comprends que ce n'est pas le cas. Ils ont le droit à une vie de famille que nous, on n'a pas eu.

Noureya, fille d'Abderahmane

Au cours de l'affaire, Myriam note que selon elle, sa condition d'Arabe a joué dans le traitement judiciaire. Constat similaire pour Noureya. "Une famille entière a été détruite à cause de l'injustice, à cause de personnes qui n'ont pas d'ouverture d'esprit pour concevoir qu'un Arabe peut passer des vacances en France et rentrer chez lui. Il ne les a pas volées ses vacances".

Elle regrette d'ailleurs qu'aujourd'hui, le racisme soit de plus en plus présent. "Ça va de pire en pire, observe-t-elle. Aujourd'hui, un Arabe qui meurt, c'est devenu banal. Encore en 1994, ça a choqué les gens, mais aujourd'hui, ça ne choque plus. C'est encore un Arabe de plus qui est mort, un Noir de plus. Combien d'enfants se font tuer par des représentants de la justice dans les quartiers et il n'y a rien derrière ? Il n'y a pas d'enquête. Combien de meurtres, de rixes, d'attaques raciales ? En France, c'est banal. On ne se sent plus à sa place dans cette société."

Le combat pour la mémoire d'Abderahmane

Pour ne pas oublier la tragédie, une plaque commémorative a été apposée sur le lieu du drame, mais elle a été vandalisée à plusieurs reprises. "Une première fois, ils lui ont tiré dessus avec des balles de chevrotine. Elle a été abîmée puis remise. Ensuite, elle a été jetée par la falaise, à l'endroit où mon frère a été jeté", déplore Myriam. La question s'est posée de remettre une nouvelle plaque, "mais ce serait peine perdue, on pourrait recommencer plusieurs fois et ce serait la même chose. On est partis mettre des fleurs plusieurs fois, sans mettre le nom, car c'est le nom qui pose problème". De son côté, Noureya regrette que les habitants n'aient "jamais accepté la plaque. C'est comme si mon père avait tué, alors que c'est l'inverse, il a été tué".

Et même si des personnes tentent de souiller la mémoire d'Abderahmane, au sein de la famille, on tente coûte que coûte de la préserver d'une génération à l'autre. "Tous nos cousins sont au courant, même s'ils n'ont pas connu notre oncle. La mémoire de mon père est vachement respectée. C'est un homme qui s'est battu pour ses frères, c'était l'homme de la famille, celui qui élevait sa famille". Aujourd'hui encore, ses neveux et nièces qui ne l'ont pas connu, continuent de porter son histoire.

C'est le cas de Najib Bayoumi, qui n'a jamais connu son oncle, mais dont il connaît toute l'histoire. Dans son fil sur X, il y décrit notamment la journée du 6 août 2004. Il a sept ans et on lui parle pour la première fois du meurtre d'Abderahmane avec des mots d'enfants. "C'était la première fois de ma vie que je mettais les pieds à Ault, et c'était la première fois de ma vie que je voyais l'injustice de mes propres yeux", écrit-il sur le réseau social en soulignant s'être juré de ne jamais oublier son histoire.

"Quand il a quitté le monde, toute la famille s'est effondrée, insiste Noureya. Tous les cousins, tantes et oncles ont vécu la douleur comme nous. C'était le pilier de la famille, tout le monde sait qu'on a vécu un crime raciste". Sa mort a "abîmé notre famille, ajoute Myriam. Il est mort en août 1994. L'année précédente, ma mère avait enterré un garçon également, et quelques années plus tard, en août 2005, elle en a enterré un autre. C'est une blessure qui est restée ouverte jusqu'à son dernier souffle. Elle nous a quittés l'année dernière sans s'être jamais remise et surtout sans que justice soit rendue. C'est à elle que je pense surtout, ainsi qu'à mes deux nièces qui ont grandi sans avoir la chance de l'avoir à leurs côtés."

Noureya voudrait qu'on n'oublie pas son père et conclut : "Il a été tué parce que c'était un Arabe. On a tué un Arabe comme un animal jeté d’une falaise. On ne veut pas que cette histoire reste dans le passé. On veut que tout le monde sache qui était mon père, que c'était un homme qu'on a jeté d'une falaise, que c'était un gamin qui venait à peine de commencer sa vie d'homme."

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