En test dans plusieurs régions depuis de nombreux mois, la cour criminelle départementale est progressivement mise en place dans les tribunaux de Picardie depuis la semaine dernière. Optimistes sur son principe, des professionnels de justice alertent néanmoins sur le manque d'effectifs de magistrats pour assurer son fonctionnement, et l'absence des jurys populaires.
Sa mise en application date de la semaine dernière dans les salles d'audience de la Somme, de l'Aisne et de l'Oise. La cour criminelle départementale, nouvelle instance de jugement, a pour objectif de désengorger les cours d'assises face à des dossiers qui s'empilent et des délais de jugement à rallonge. Sur le papier, le gain de temps est prometteur. Mais en pratique, des obstacles pourraient perturber son fonctionnement.
"80 % des dossiers jugés en cour criminelle sont des viols"
Cette nouvelle cour est désormais composée de quatre magistrats professionnels au lieu de deux en cour d'assises, en plus du président du tribunal. Le jury populaire (des citoyens tirés au sort pour juger une affaire) est supprimé. Cette instance juge des dossiers où la peine maximum est de 20 ans de réclusion sans récidive légale.
À Amiens, cela représente "entre deux-tiers et trois-quarts des dossiers en stocks" juge Philippe Damulot, président de la cour d’assises de la Somme. "En cour criminelle, 80% des dossiers sont des viols" ajoute Arnaud Dormoy, magistrat du parquet et délégué régional de l'Union syndicale des magistrats (USM) à la cour d'appel d'Amiens.
Les deux professionnels ont eu vent des deux premières audiences jugées en cour criminelle départementale à Amiens. Ils rappellent "ne pas avoir un recul suffisant" pour avoir un avis définitif sur la question. Mais ils sont déjà divisés.
"Lorsque tout le monde devient prioritaire, il n'y a plus de priorité"
"Avec mes collègues de l'Oise et de l'Aisne, nous sommes dubitatifs voire septiques" reconnaît Philippe Damulot. Arnaud Dormoy veut lui voir ce que cette réforme va donner. "Sur le principe, ce n'est pas une mauvaise chose. On en est au début, on découvre. Il y a des avantages et des inconvénients."
Le président et le magistrat se rejoignent sur le temps épargné, "lors des débats et pendant le délibéré" notamment car "on est entre professionnels" selon le premier. "On va gagner du temps et faire passer plus de dossiers. C'est un gain au niveau des temps de procès" complète le second. Seul hic : dans d'autres régions, des professionnels se montrent "sceptiques sur le fait que ça réduise le nombre de jours d'audience" relaie Arnaud Dormoy.
Cela va vite, peut-être trop vite. Lorsqu'un prévenu est en détention, le délai pour audiencer son affaire est théoriquement de 6 mois. Même si les cas sont peu nombreux, c'est une contrainte supplémentaire. "Lorsque tout le monde devient prioritaire, il n'y a plus de priorité" pense Philippe Damulot.
Ce dernier tient également à "ne pas perdre en qualité lors des débats", même si les stocks (procès en attente de jugement) sont nombreux. Pour lui, la cour d'assises reste une référence. "La tentation est de dire qu'il faut que ça soit jugé rapidement en cour criminelle. Mais en cour d'assises, on prend vraiment le temps. C'est un luxe, même s'il ne faut pas en abuser" analyse-t-il.
Quid des effectifs de magistrats, qui seront davantage sollicités ?
Autre point : la disparition des jurys populaires au sein de cette cour. "J'en suis peiné" avoue le président de la cour d'appel. "En cour d'assises, c'est une occasion unique de participer et comprendre le fonctionnement de la justice pour des citoyens. Ce sont nos ambassadeurs" rappelle-t-il.
"Souvent, à la fin d'une session, ils nous disent que c'était très intéressant. Le peu que l'on réussisse à faire passer auprès d'eux, c'est important." Ces jurés temporaires arrivent avec "un regard frais et neuf" et permettent aux juges "de se remettre en question" selon Philippe Damulot. Même lecture pour Arnaud Darmoy, pour qui le jury populaire représente "l'un des derniers exercices de démocratie directe".
Il se montre plus inquiet sur les moyens alloués pour les magistrats. Car lors de chaque audience en cour criminelle, deux magistrats supplémentaires sont nécessaires par rapport à la cour d'assises. "C'est inquiétant, mais c'est toujours la même chose car on n'augmente pas les effectifs de magistrats, surtout dans les petits tribunaux. On va voir comment cela se passe."
Selon Philippe Damulot, la cour criminelle s'installera progressivement. "Il devrait y avoir plus de dossiers jugés en cour criminelle qu'en cour d'assises." Même si elle juge déjà, la cour criminelle départementale n'est pas totalement adoptée par tous. Pour certains de ses détracteurs dont des avocats, elle contrevient "à des questions prioritaires de constitutionnalité". La Conseil Constitutionnel a trois mois pour rendre sa décision à ce sujet.
Invitée sur le plateau de France 3 Picardie mardi 3 octobre, la batonnière d'Amiens Sérène Medrano assurait que "les premiers retours d'expérimentations des autres régions sont plutôt positifs". Elle sentait "des magistrats très enthousiastes de juger en cour criminelle" lors des premières audiences à Amiens, renvoyant néanmoins à la question "essentielle" des moyens.