L'histoire du dimanche - Les étés de Colette en baie de Somme avec sa compagne Missy : période d'émancipation d'une femme libre

En 2023, le monde littéraire célèbre les 150 ans de la naissance de Colette. Écrivaine reconnue, mime, danseuse, journaliste, femme d'affaires… Colette est avant tout une femme libre qui s'émancipe pleinement dans les années 1900 auprès de sa compagne Missy, avec laquelle elle séjourne régulièrement au Crotoy, en baie de Somme.

"Je veux faire ce que je veux", écrit Colette dans Les Vrilles de la vigne en 1908. Dans ce recueil de nouvelles, deux d'entre elles se déroulent en baie de Somme, où l'écrivaine française séjourne régulièrement entre 1906 et 1910 avec sa compagne Missy. Une époque d'émancipation sexuelle, littéraire et artistique pour Colette qui, 150 ans après sa naissance, incarne encore et toujours un modèle de femme libre.

Prête-plume de son mari, le journaliste et critique théâtral Henry Gauthier-Villars, Colette - de son vrai nom Sidonie-Gabrielle Colette - écrit pour lui les Claudine. Cette série à succès, publiée entre 1900 et 1903, est ainsi signée "Willy", le pseudonyme d'Henry.

Après 13 années de mariage et d'infidélités, les époux se séparent en 1905. La même année, au cours d'un dîner littéraire à Paris, Colette et Missy se rencontrent et deviennent rapidement amantes. Colette a 32 ans, Missy, dix ans de plus. C'est le début d'une des grandes histoires d'amour de l'autrice.

Une bisexualité revendiquée

À cette époque, Colette a déjà eu des relations avec des femmes dont l'écrivaine franco-américaine Georgie Raoul-Duval et Natalie Clifford Barney. Elle revendique cette bisexualité, qu'elle nomme "hermaphrodisme mental", dans sa vie et son œuvre. À cette époque, le lesbianisme est "un phénomène culturel et littéraire" bien accepté "dans un certain milieu culturel, mondain et parisien", précise Frédéric Maget, président de la Société des amis de Colette, directeur de sa Maison, et auteur de Notre Colette, un portrait de Colette par ses lectrices (Flammarion, 8 février 2023).

Missy, de son vrai nom Mathilde de Morny, est la marquise de Belbeuf. Fille du duc de Morny, demi-frère de Napoléon III, Missy est une personnalité mondaine atypique qui ne se conforme pas aux normes sociales et morales de l'époque. Lesbienne et revendiquant une identité masculine, elle s'habille comme un homme, porte les cheveux courts et demande à ses domestiques de l'appeler "Oncle Max". Missy s'identifierait probablement aujourd'hui comme un homme transgenre.

"Missy vient semer le trouble dans le genre en revendiquant cette identité masculine. Elle est la cible de quolibets et de caricatures extrêmement durs dans la presse de l'époque, notamment dans les milieux bonapartistes", note Frédéric Maget.

Les débuts dans le music-hall

Missy introduit Colette au monde du music-hall. Colette se lance alors dans la pantomime avec le mime Georges Wague comme professeur. "Missy permet à Colette de réaliser un rêve d'enfance : se lancer sur scène. Une expérience qui correspond à une libération du corps", appuie Frédéric Maget. Colette dévoile sa peau nue, un sein, parfois les deux. "Un geste de provocation, un geste de libération", souligne le spécialiste de l'écrivaine. Le monde du spectacle lui permet également de gagner sa vie comme femme indépendante après sa séparation d'avec Willy.

Le 3 janvier 1907, Colette et Missy se produisent sur la scène du Moulin Rouge dans une pantomime écrite par Missy et intitulée "Rêve d'Egypte". À la fin de la représentation, Colette et Missy, habillée en homme, échangent un long baiser. Scandale ! Outré qu'une des leurs ose se représenter ainsi, le public bonapartiste et bourgeois les hue et jette des projectiles sur scène. Le préfet de police Lépine menace même le cabaret de fermeture et le spectacle est finalement interdit.

Si cet épisode renforce la notoriété de Colette, les conséquences sont désastreuses pour Missy qui voit sa famille lui tourner le dos et lui couper une partie de ses ressources, comme l'explique Alice Deroide dans le podcast Love Story consacré à la relation Colette-Missy.

"La découverte de la baie de Somme est pour elle une révélation"

Dès l'été 1906, et jusqu'en 1910, Colette et Missy séjournent régulièrement au Crotoy, un petit village de pêcheurs de la baie de Somme. Sa plage de sable fin, orientée au sud, en fait un atout touristique indéniable. Si l'on y trouve alors "un petit casino et un établissement de bain, le Crotoy reste très sauvage", nous explique Annie Jacques, conservatrice honoraire du patrimoine et autrice de La vie balnéaire en baie de Somme : Le Crotoy au temps de Guerlain, Jules Verne, Colette et Toulouse-Lautrec (Engelaere Editions, 2011).

Colette ne connaît que très peu les paysages maritimes. "La découverte de la baie de Somme est pour elle une révélation qui a nourri sa sensibilité littéraire", écrit Annie Jacques dans le chapitre de son livre consacré à Colette. "C’est vraisemblablement Missy qui a choisi Le Crotoy pour sa tranquillité, car comme Colette l’écrira plus tard, ce choix n’a pas suscité immédiatement son enthousiasme", ajoute-t-elle.

Elles y louent successivement deux villas : la villa Belle Plage et la villa des Dunes. Colette apprécie rapidement la liberté que ce bout de nature sauvage lui permet d'explorer. Liberté vestimentaire, liberté de corps, liberté d'aimer Missy au grand jour, liberté d'écriture… Elle consacre deux nouvelles des Vrilles de la vigne à ce lieu de villégiature familial : Baie de Somme et Partie de pêche. "Ce doux pays, plat et blond, serait-il moins simple que je l’ai cru d’abord ? J’y découvre des mœurs bizarres : on y pêche en voiture, on y chasse en bateau...", écrit-elle dans Baie de Somme de son écriture musicale.

Elle rentre, et, délivré du poids de son regard, le soleil peut se coucher tranquillement au-delà de la baie de Somme, désert humide et plat où la mer, en se retirant, a laissé des lacs oblongs, des flaques rondes, des canaux vermeils où baignent les rayons horizontaux… La dune est mauve, avec une rare chevelure d’herbe bleuâtre, des oasis de liserons délicats dont le vent déchire, dès leur éclosion, la jupe-parapluie veinée de rose… La baie de Somme, humide encore, mire sombrement un ciel égyptien, framboise, turquoise et cendre verte. La mer est partie si loin qu’elle ne reviendra peut-être plus jamais ?… Si, elle reviendra, traîtresse et furtive comme je la connais ici.

Extrait de "Partie de pêche" dans "Les Vrilles de la vigne" (1908)

"Dans ses lettres et sa littérature, Colette a su nous laisser une trace de cette beauté", se réjouit Annie Jacques. "On retrouve toute la sensibilité de l'écrivaine" dans ses descriptions de la baie de Somme, appuie-t-elle. Comme dans le reste de son œuvre, Colette ressent et écrit avec ses cinq sens, qui n'étaient pas assez nombreux selon elle.

Pêche, baignades, équitation…

Au Crotoy, Colette et Missy s'adonnent à diverses occupations : parties de pêche, baignades, équitation, gymnastique, dégustation de produits de la mer - car l'écrivaine est gourmande -, et balades dans la forêt de Crécy. Elles sont entourées de leurs chiens, des bouledogues français que Colette adorait et qu'elle fait dialoguer dans Toby-chien parle, une nouvelle des Vrilles de la vigne.

"Le vent se meurt sous les allées couvertes, où l’air se balance à peine, lourd, musqué… Sous la futaie centenaire, la verte obscurité solennelle ignore le soleil et les oiseaux. L’ombre impérieuse des chênes et des frênes a banni du sol l’herbe, la fleur, la mousse et jusqu’à l’insecte."

Extrait de "Baie de Somme" sur la forêt de Crécy, dans "Les Vrilles de la vigne" (1908)

"On trouve beaucoup de traces de leurs activités dans la correspondance entre Colette et sa mère Sido, dont elle était très proche. Elle lui écrit à propos de la chaleur, du froid, de la nourriture, des herbes qu'elle trouve. Elle écrit également beaucoup à ses amis", explique Annie Jacques. Si les lettres qu'écrit Colette à sa mère ont été détruites, celles de Sido à sa fille ont été conservées et permettent d'en déduire le contenu de la correspondance aujourd'hui disparue.

Écriture de La Vagabonde au Crotoy

Pendant les étés 1906, 1907 et 1908, Willy et sa nouvelle compagne Meg louent une villa accolée à celle de Colette et de Missy. Colette et Willy restent bons amis quelque temps. Mais en 1909, Colette découvre que Willy, endetté, a vendu les droits des Claudine et qu'elle n'en touchera pas un sou, ce qui met fin à leur amitié. Le divorce est prononcé le 21 juin 1910.

Pendant leurs séjours au Crotoy, Colette et Missy reçoivent de nombreux amis dans leur villa, notamment Sacha Guitry et sa première femme, la comédienne Charlotte Lysès. Dans une lettre adressée au mime George Wague à l'été 1909, Colette écrit : "Sacha nous rend malades de rires, il me crée de nouvelles rides. Mais on ne peut pas le faire lever le matin !" Cet été-là, Colette commence l'écriture de La Vagabonde qui paraîtra deux ans plus tard. Une nouvelle dans laquelle elle dénonce notamment le mariage comme un asservissement conjugal.

En juillet 1910, Colette confie à son ami dessinateur de presse André Rouveyre : "Je nage, je monte à cheval - pas beaucoup d’ailleurs pour cause de jument trop jeune - et surtout je travaille terriblement ! Il faut, vous m’entendez, il faut que mon roman [La vagabonde] soit achevé dans dix ou douze jours !". Son frère Léo vient également leur rendre visite au cours de cet été-là.

"Colette est une icône LGBT avant l'heure"

Mais le temps pluvieux et tempétueux de cet été 1910 conduit les deux femmes à chercher un lieu de villégiature plus au sud. Missy achète à Colette le petit manoir de Rozven, en Bretagne. Le couple se sépare peu après, en 1911, et Colette garde la maison. Forte et indépendante, "Colette n'était pas une grande tendre", note Annie Jacques.

Très pudique dans l'expression de ses sentiments, Colette ne s'étale jamais sur son amour pour Missy, qu'elle surnomme dans leur correspondance son "velours chéri". On peut donc difficilement déduire de ses lettres ou de son œuvre la place qu'occupa Missy par rapport à ses autres amours. On sait simplement que Colette a vécu librement et aimé tout aussi librement plusieurs personnes au cours de sa vie.

"La période Missy est une période essentielle de l'émancipation, de la libération et de l'expression d'une voix nouvelle pour Colette", souligne néanmoins Frédéric Maget. Pour le spécialiste, "Colette est une icône LGBT avant l'heure".

Dès 1910, Colette collabore au journal Le Matin, dont Henry de Jouvenel est un des rédacteurs en chef. Elle tombe amoureuse et l'épouse en 1912. De cette union, en 1913, naît une fille, Colette de Jouvenel, que l'écrivaine surnomme "Bel-Gazou". Elle est élevée par une nourrice jusqu'à ses 9 ans et envoyée en internat par la suite. Colette lui rendra rarement visite. Les relations entre l'écrivaine et sa fille sont complexes.

Retour au Crotoy en 1919 et 1928

Quant au Crotoy, que Colette délaisse pour la Bretagne, Annie Jacques en retrouve mention dans les correspondances que Colette entretient avec ses amis. Ainsi, en 1912, elle demande à deux reprises des nouvelles du village à son ami Léon Hamel. "Ecrivez-moi des nouvelles du Crotoy, dites-moi si l'école d’aviation n’a pas trop endommagé la villa Simmonet. On ne sait pas... J’irais bien l’an prochain, montrer à Sidi [Henry de Jouvenel, ndlr] ce désert de sable que le couchant fait si beau et la plage propice aux voitures, et la pointe de Saint-Quentin ?", écrit-elle en septembre 1912.

Selon les éléments et preuves dont nous disposons, Colette retourne deux fois au Crotoy. Après la Première Guerre mondiale, le 26 janvier 1919, Colette la journaliste réalise un reportage sur le premier vol officiel de l'aérobus Caudron.

Elle y séjourne aussi en mai ou juin 1928 comme l'atteste une lettre envoyée à son amie Marguerite Moreno le 2 juin dans laquelle elle écrit : "Le Crotoy est beaucoup plus beau que je ne le croyais ! C’est une belle petite ville de mer, Louis XIV, où la mer est bordée de propriétés profondes, parées de leurs arbres magnifiques et anciens. Ce port presque désert, ces sables nus où paraît si peu la mer, cette chaleur scandaleuse (Qu’est ce que notre midi à côté !), j’ai revu tout cela avec bien plus de plaisir que je ne l’espérais, et les environs picards laissent loin la Normandie".

"La chevalière" blessée

Alors qu'elles se sont perdues de vue depuis plusieurs années, Colette renoue avec Missy en 1931 pour des besoins littéraires. Elle travaille à un nouvel ouvrage intitulé d'abord Ces plaisirs (1932) dans lequel elle explore la question des genres et des sexualités dans une galerie de portraits, parmi lesquels "la chevalière", qui n'est autre que Missy.

Cette dernière accepte d'évoquer des souvenirs pour aider Colette à recomposer son personnage. Mais dans la version augmentée de l'essai, intitulée Le pur et l'impur et publiée en 1941, Colette "accentue le personnage de la chevalière" et Missy, "qui est une grande dame très libre qui ne cherche pas l'exposition, en est blessée. Les deux femmes cessent de se parler", explique Frédéric Maget.

"Colette incarne une liberté en acte"

Missy finit sa vie dans la solitude et la misère, ne comptant plus que sur l'amitié de Sacha Guitry. Le 29 juin 1944, elle se suicide en insérant sa tête dans le four de sa cuisinière à gaz. Nous ne retrouvons aucune trace d'un quelconque émoi public de Colette à cette nouvelle. "Elle ne s'est rendue à aucun enterrement. Pour elle, 'la mort n'est qu'une banale défaite'. Colette avait une grande pudeur de sentiments, personne ne l'a jamais vue pleurer. Ses sentiments, elle les réservait à ses œuvres", analyse le président de la Société des Amis de Colette.

Écrivaine, journaliste, mime, danseuse, actrice, critique théâtrale, publicitaire, femme d'affaires - elle a ouvert un magasin de cosmétiques -, Colette a vécu plusieurs vies avant de s'éteindre le 3 août 1954. Deuxième femme élue à l'Académie Goncourt en 1945, première femme présidente de l'Académie en 1949, première femme honorée par des obsèques nationales, autrice la plus citée par Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe... Si Colette, que la politique n'intéresse pas, "ne professe rien" et "ne fut pas féministe comme on l'entend aujourd'hui, elle incarne une liberté en acte", pointe Frédéric Maget.

Dans sa vie comme dans son œuvre, Colette n'aura eu de cesse de se mettre en scène et d'exposer ses forces comme ses contradictions. "Elle montre que l'émancipation est un chemin. Toutes ses lectrices pouvaient se reconnaître dans Colette sans difficulté car elle n'était pas culpabilisante. C'est en ça que sa parole et son œuvre sont libératrices", souligne le spécialiste.

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