En 1890, une jeune femme déterminée boucle un tour du monde en seulement 72 jours. Il s'agit de Nellie Bly, l'une des grandes pionnières du journalisme d'investigation. Sur le chemin, elle fera halte à Amiens pour rencontrer celui qui a inspiré son exploit : l'écrivain Jules Verne.
Le nouveau Philéas Fogg, c'est elle. En janvier 1890, la jeune journaliste d'investigation Nellie Bly débarque à New York après un tour du monde réalisé en seulement 72 jours. Au cours de son périple, elle passera par l'Italie, le Sri Lanka, Hong-Kong, le Japon... et par Amiens. Elle y rencontre celui qui a inspiré son exploit : Jules Verne, auteur du célèbre Tour du monde en 80 jours.
Il faut dire qu'en 1890, Nellie Bly n'est déjà plus une anonyme. Elle est l'une des pionnières du journalisme d'investigation, à seulement 26 ans. Elizabeth Cochran, c'est son vrai nom, naît en Pennsylvanie, près de Pittsburgh, en 1864. Cette enfant têtue et toujours vêtue de rose est alors surnommée "Pinky". Lorsqu'elle a 6 ans, son père meurt et le clan Cochran expulse sa branche de la famille. Sa mère, la seconde femme de son père, se retrouve avec cinq enfants à charge dont Elizabeth. Dès qu'elle le peut, la jeune fille tente d'aider financièrement sa mère, en intégrant une école d'institutrices à l'âge de 15 ans. Sa tentative tourne court : au bout du premier semestre, elle ne peut plus se payer les frais de scolarité et très peu de carrières sont alors accessibles aux femmes.
Une "orpheline en colère" prend la plume
Sa carrière journalistique sera lancée par un coup de colère désormais célèbre. À 16 ans, elle part à Pittsburgh pour trouver du travail, et tombe un jour sur un article du journal local, le Public Dispatch. L'article est intitulé "À quoi sont bonnes les filles". La réponse est sans surprise : "à la maison, à coudre, à s'occuper des enfants". Le journaliste affirme même en guise de conclusion : "une femme qui travaille est une monstruosité." En réponse, le directeur de la publication, George Madden, reçoit un courrier incendiaire d'une "orpheline en colère" qui veut lui parler d'un monde "où les femmes sont obligées de travailler pour survivre." Impressionné par sa verve et sa prose, il lui propose d'écrire pour le journal et lui demande un pseudonyme, pour préserver sa famille d'éventuelles retombées. Elizabeth Cochran repense à une chanson de Stephen Foster, Nelly Bly. Madden accepte "et il le note avec une faute" remarque Pénélope Bagieu, autrice de BD qui a consacré un portrait à la journaliste dans son ouvrage Les Culottées.
Nellie Bly va devenir la première journaliste à raconter la vie des classes ouvrières. Pour l'un de ses premiers reportages, elle s'infiltre dans une usine de boîtes de conserve et rend compte des dangereuses conditions de vie des ouvrières, dans des usines non-chauffées et mal nettoyées. Ce sont les débuts du journalisme d'infiltration. Les lecteurs adorent, et Nellie Bly trouve sa place au Public Dispatch. L'idylle est de courte durée. Très bientôt, la publication est mise sous pression par les industriels, dont les publicités côtoient désormais des articles incendiaires sur les maltraitances à l'œuvre dans leurs usines. En 1886, on propose donc à Bly de se consacrer à des sujets plus "féminins" comme la culture et les loisirs. Elle claque la porte sans perdre une seconde.
"Qu'est-ce qui conduirait à la folie plus vite que ce traitement ?"
Après un long séjour au Mexique avec sa mère, la jeune journaliste décide de s'attaquer à New York, et assiège les bureaux du New York World jusqu'à être reçue pour un entretien. Le directeur du journal, Joseph Pulitzer, décide alors de la tester (sans trop y croire d'ailleurs) en lui imposant un sujet : les asiles psychiatriques. Il en faut beaucoup plus pour effrayer Bly, qui résout alors de s'infiltrer dans l'asile pour femmes de Blackwell's Island.
Le temps d'une soirée, elle s'exerce à faire des grimaces de démentes devant son miroir. Le lendemain, elle se rend dans une pension de famille et adopte ostensiblement des comportements étranges : elle refuse à toute force de se coucher, explique qu'elle est terrifiée par les lits. Il n'en faut pas plus pour que les propriétaires appellent la police, dès le lendemain matin. Elle est examinée par plusieurs docteurs, dont le verdict est rapidement unanime : complètement folle. L'un deux clame même qu'elle est "un cas désespéré" qui doit absolument être placé en institution. C'est ainsi qu'avec une effrayante facilité, elle est internée au Blackwell's Island Hospital.
Une fois sur place, comme prévu, Nellie Bly cesse toute prétention de démence et reprend un comportement tout à fait normal. Cela ne change plus rien. Comme les autres patientes, elle est humiliée et maltraitée quotidiennement, jusqu'à ce que sa rédaction l'exfiltre de Blackwell's, dix jours plus tard. Dans son reportage, elle décrit les insultes, les brimades, les bains glacés dans une baignoire pleine de crasse, des patientes présentant des plaies ouvertes et des infections séchées avec des serviettes immédiatement réutilisées...
"À part la torture, qu'est-ce qui conduirait à la folie plus vite que ce traitement ? Prenez une femme parfaitement saine, faites-la taire et asseyez-la de 6h du matin à 8h du soir sur un banc, ne la laissez pas parler ou bouger pendant ce temps, ne lui donnez rien à lire, ne lui dites rien sur le monde qui l'entoure, donnez-lui de la nourriture avariée et de durs traitements, et voyez en combien de temps elle deviendra folle. Deux mois suffiraient à faire d'elle une épave, mentalement comme physiquement" écrit-elle dans son livre, Ten days in a madhouse. Le reportage est un succès et un immense scandale et l'état de New York, au bout d'une longue enquête, finit par augmenter drastiquement le budget des hôpitaux psychiatriques. Nellie Bly est dès lors consacrée comme l'une des plus grandes journalistes d'investigation. Pour l'orpheline en colère, plus rien n'est hors de portée.
Le tour du monde, le nouveau défi fou de Bly
Alors, en 1888, elle débarque dans le bureau de Joseph Pulitzer avec un nouveau projet, puisé dans un roman de Jules Verne. Elle veut réaliser le fameux Tour du monde en 80 jours. Il lui faudra plusieurs mois pour convaincre sa rédaction de financer le voyage d'une jeune femme en solitaire, qui nécessiterait forcément une escorte et un monceau de bagages. Nellie Bly prendra tout de même le départ depuis New York, à bord du navire l'Augusta Victoria, le 14 novembre 1889, seule et avec un unique bagage à main. Le 20 novembre, elle débarque en Angleterre et, avant de poursuivre son périple de plus de 40 000 kilomètres, elle tient à s'arrêter à Amiens.
Jules Verne et sa femme, Honorine, vivent dans la capitale de la Somme depuis près de 20 ans, dans une demeure surnommée "La maison à la tour". C'est Honorine Verne qui a voulu s'installer dans le nouveau faubourg Henriville, petit quartier bourgeois au sud d'Amiens. Pour l'écrivain, c'est une ville "sage, policée, d’humeur égale, la société y est cordiale et lettrée". Il prend d'ailleurs un siège au conseil municipal de la ville en 1888 et s'engage pour la culture et l'urbanisme. Sa renommée a depuis longtemps franchi les océans, et le New York World se régale d'avance de la publicité générée par une rencontre entre le créateur de Philéas Fogg et la jeune journaliste qui marche dans ses pas. Jules Verne, d'abord un peu réticent, accepte finalement la rencontre avec Bly. Le 22 novembre 1889, le couple Verne est sur le quai de la gare pour l'accueillir.
"Je me demandais si mon visage était taché par le voyage, si mes cheveux étaient en désordre. (...) Ils se sont avancés vers moi et, en une seconde, j'avais oublié mon aspect négligé grâce à leur accueil cordial. Les yeux clairs de Jules Verne pétillaient d'intérêt et de gentillesse", écrit la journaliste dans son récit de voyage. Avec l'assistance d'un confrère qui fait office de traducteurs, les Verne et Nellie Bly discutent de voyage, de littérature, et bien sûr de l'ambitieux voyage entrepris par la jeune femme. L'écrivain lui permettra même de visiter son austère bureau. L'affection entre le couple Verne et Nellie Bly est immédiate, ils deviennent les premiers supporters de son exploit. "Si vous le faites en 79 jours, j'applaudirais des deux mains" encourage Jules Verne. Dans la presse anglaise, il vante "la parfaite modestie de cette jeune personne" embarquée dans un étrange exploit.
"Jamais douté du succès de Nellie Bly !"
Le coup de publicité a l'effet escompté : on se passionne désormais Outre-Atlantique pour le voyage de Nellie Bly, qui par bateau, train ou même ballon continue d'avaler les kilomètres. Chaque fois qu'elle le peut, elle envoie des télégrammes pour tenir les lecteurs informés de son avancement. Le New York World ouvre les paris auprès des lecteurs, invités à deviner l'heure exacte à laquelle Nellie Bly débarquera à New York. Un autre journal, le Cosmopolitan, sponsorise même sa propre journaliste, Elizabeth Bisland, avec pour mission d'entamer le même tour du monde dans le sens inverse, et de battre le record de Bly. Mais pour le New York Wolrd, l'enjeu est désormais bien trop important. Lorsqu'elle débarque à San Francisco avec deux jours de retard sur son itinéraire initial, son directeur Joseph Pulitzer fait affréter un train privé pour la ramener jusqu'à New York. Le 25 janvier 1890, Nellie Bly est de retour à New York en seulement 72 jours, 6 heures et 11 minutes.
À son arrivée, elle est accueillie comme une héroïne. "Le canon tonnait, des musiques lançaient de joyeuses fanfares. Quel événement était donc survenu ? Pourquoi cette foule empressée et enthousiaste, cette foule de reporters et de journalistes ? Une jeune miss arrivait par le train du Pacifique, et les chapeaux, les mouchoirs s'agitaient", écrit le journal L'Univers. Mais les félicitations les plus chères au cœur de Nellie Bly viendront directement d'Amiens, dans un télégramme envoyé le jour même. "Jamais douté du succès de Nellie Bly. Son intrépidité le laissait prévoir. Hurrah pour elle et pour directeur du World. Hurrah ! Hurrah !" signe Jules Verne.