"On va dans des lieux où les gens n’ont pas forcément accès à la musique classique" : l'Orchestre de Picardie, l'un des rares orchestres nomades de France

C'est un orchestre de chambre dit Mozart, qui compte 37 musiciens. La particularité de l'Orchestre de Picardie, c'est d'être l'un des rares ensembles musicaux nomades de France : sans salle attitrée, il se déplace dans les villages et les villes des Hauts-de-France pour y donner des concerts. Immersion aux côtés de tous ceux qui font vivre ce patrimoine culturel régional.

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Assis à son pupitre, le basson vérifie si l'anche de son instrument n’est pas fendue. En face de lui, la corniste se délie les doigts sur ses pistons tandis que, dans la pièce d’à côté, une violoniste passe de la colophane sur les crins de son archer. Des gammes de clarinette et de percussions s’envolent et se perdent dans les couloirs.

Répéter pour interpréter et non pas juste jouer

Puis, comme une volée de moineaux, les 37 musiciens, tous permanents, se regroupent dans la salle au plafond très haut. Chacun prend sa place, s’installe comme il faut sur sa chaise. Avant les concerts, c’est ici, dans l’intimité des répétitions, que tout commence. Les répétitions, c’est ce moment où l’Orchestre de Picardie affine ses notes et peaufine ses mouvements.

À la tête de cet orchestre de chambre dit Mozart, Johanna Malangré. À 35 ans, la jeune cheffe allemande formée en Suisse entame sa 3e saison avec l’ensemble picard. "Bonjour à tous ! On commence avec Beethoven s’il vous plaît", indique la jeune femme en jean et en basket alors qu’elle s’installe à l’estrade.

Dans la chapelle de l’ancien couvent des Dames du Bon-Pasteur à Amiens, la musique prend forme. Chaque concert demande 2 jours à 4 jours de répétitions. Et l’Orchestre de Picardie donne près d’une centaine de concerts chaque année partout dans la région.

N’ayant pas de salle de représentation attitrée, il est en effet l’un des rares orchestres classiques itinérants de France. "Je me souviens très bien, la toute première fois que j’ai du jouer le répertoire romantique français ici, à l’Orchestre de Picardie, raconte Johanna Malangré avec un joli accent et un grand sourire aux lèvres. Normalement, moi, en ayant grandi musicalement en Allemagne et en Suisse, je sais que c’est une musique qui est assez laborieuse pour un orchestre parce que c’est très difficile et il faut beaucoup répéter pour avoir les couleurs, les finesses et les sons parfumés. Et j’ai fait Ravel ici. Et tout allait tout seul ! C’était tellement évident que l’Orchestre avait un instinct pour cette musique !"

C’est le moment de faire une pause pour les musiciens qui se retrouvent autour de la machine à café. L’occasion pour le contrebassiste de se moquer gentiment de la chemise froissée de son collègue bassoniste ! Pendant ce temps, dans son bureau, Anne-Sophie Guyon attrape un gros dossier sur une étagère qu’elle ouvre devant Johanna Malangré. À l’intérieur, des dizaines de cahiers de partitions.

Organisation et créativité

La bibliothécaire musicale profite de la présence des musiciens et de la cheffe pour anticiper les prochains concerts. "Moi, j’ai besoin de Neroli, indique Johanna. Parce qu’il y a une nouvelle version". "Ah, s’étonne Anne-Sophie. Eux, ils m’ont envoyé juste deux partitions pour modifier le matériel. C’est juste les deux parties de clarinette. J’étais étonnée. Donc j’ai tout de suite renvoyé un message pour savoir si c’était normal. Et ils m’ont répondu que 'oui, c’est normal, on a changé que deux parties de clarinette, vous avez le bon matériel'."

La tâche d'Anne-Sophie : récupérer les partitions pour les concerts et les préparer pour les musiciens et la cheffe d’orchestre. "Je travaille aussi pour 2025, voire 2026, nous explique-t-elle. Parce qu’il faut aussi faire des recherches sur les programmes, chercher les éditions, les versions. Quelques fois les instruments nécessaires à la production d’une œuvre : est-ce qu’on les a ou pas ? Est-ce qu’il faut les louer ou pas ?"

J’aime manger. Je trouve que manger, c’est une sensation pas trop intellectuelle. Et c’est très facile de trouver une liaison avec le son.

Johanna Malangré,

cheffe titulaire de l'Orchestre de Picardie

Tandis qu’elle reprend l’annotation d’une partition, la répétition reprend avec du Mendelssohn, une œuvre exigeante. La mesure 410 pose d’ailleurs problème : l’interprétation des altos n’est pas assez chaleureuse et ronde au goût de Johanna. "Il faut que ce soit plus kouign-amann !, indique la jeune femme en chantant le mouvement pour donner une indication. Il faut que ce soit encore plus sucré ! Sinon les violoncelles, quand ils jouent, oui, c’est bien. Mais ils ont besoin de plus de beurre et de sucre des altos !" Une comparaison qui ne manque pas de faire sourire parmi les musiciens.

Comparer la musique à la nourriture, c’est la méthode Malangré. "J’aime manger. Je trouve que manger, c’est une sensation pas trop intellectuelle. Et donc, c’est très facile de trouver une liaison avec le son. C’est pareil avec la nature : ce sont des sensations, des émotions qui sont très vite accessibles quand on parle par exemple de la cuisine. Et ça parle aussi à la créativité de chaque musicien !"

Un investissement personnel indispensable

Les répétitions ne s’arrêtent pas là au travail collectif. Chacun doit s’investir personnellement. Anne-Sophie la bibliothécaire n’y échappe pas. Celle qui prépare les partitions pour le concert à venir, note après note, page après page, en y inscrivant au crayon de bois des symboles et des marques, doit parfois faire preuve de créativité.

Notamment lorsqu’il s’agit de parer aux problèmes de pagination pour assurer le confort des musiciens. "Alors là, nous avons le parfait exemple, nous montre-t-elle en tournant la page. On est sur un allegro. Le violoniste joue jusqu’à la toute fin de cette page et il doit lâcher son archet pour la tourner. Sauf que, de l’autre côté, il doit recommencer tout de suite à jouer. Ça ne lui laisse pas le temps de se remettre en place. Comme on n’a pas de tourneur de page, je vais peut-être faire un petit montage : je vais découper et me débrouiller pour que la partie à la fin du recto se retrouve au haut du verso. Ça, c’est pénible parce que ça prend du temps."

On n’arrive pas à l’orchestre comme ça en répétition et puis hop, on joue ! Il y a quand même du travail personnel qui est essentiel.

Gilles Claraz,

contrebasson solo et basson

Un travail de longue haleine indispensable. Tout doit être prêt pour que les musiciens puissent très vite s’emparer des notes. Des notes, qui résonnent dans une salle non loin du bureau d’Anne-Sophie. C’est Gilles Claraz, contrebasson solo et basson, qui s’est isolé pour réviser. "On fait toujours des petits exercices comme ça pour voir ce que ça donne, pour savoir s’il faut changer d'anche, explique-t-il, une petite boîte à la main dans laquelle sont rangées, alignées, plusieurs anches. Il faut être bricoleur quand on fait de la musique. J’ai toute une trousse d’outils qui servent à gratter les anches. Sans une bonne anche, on ne peut vraiment pas bien jouer parce que c’est ça qui produit le son."

Gilles reprend son exercice puis s’arrête : "on n’arrive pas à l’orchestre comme ça, en répétition et puis hop, on joue ! Il peut y avoir des parties où c’est facile et où on peut faire ça, bien sûr ! Mais la plupart du temps, il y a quand même du travail personnel qui est essentiel."

C’est un entraînement. C’est de l’endurance. Comme un sportif, quand j’ai une échéance, je calcule bien en avance pour être sûre que le jour J, je serai en forme musculairement.

Romy Bischoff,

clarinette solo

Chaque musicien donne une voix à l’orchestre. Des voix singulières comme celle du basson mais aussi comme celle de la clarinette, la voisine de pupitre de Gilles. Un instrument qui a séduit Romy Bischoff dès son plus jeune âge.

Autre bois, autre souffle. "La musique, c’est toute ma vie, sourit-elle avec pudeur. C’est du matin au soir ! Parce qu’en plus du planning d’orchestre, il y a aussi le travail à la maison : préparer ses partitions, écouter les œuvres, écouter différentes versions pour s’inspirer."

Mais il y a aussi tout un travail physique plus inattendu : "on a une capacité respiratoire à entretenir, révèle la jeune femme. Le souffle se travaille. Je fais pas mal de sport en dehors. On a aussi une petite hygiène de vie à respecter. Bien se tenir, avoir le dos assez musclé. Les doigts, les épaules aussi puisqu’en fait, toute l’ossature et les muscles vont soutenir l’instrument qui finalement est porté juste par le pouce. C’est un entraînement. C’est de l’endurance. Comme un sportif, quand j’ai une échéance, je calcule bien en avance pour être sûre que le jour J où j’ai besoin de jouer longtemps, je serai en forme musculairement."

La régie, le maillon clé

Après avoir passé des heures à peaufiner leur travail en groupe, chaque musicien repart de son côté, emportant avec lui le travail personnel qu’il lui reste à accomplir. Et pendant que l’orchestre se disperse, les gros instruments eux prennent la route. La régie est déjà à l’œuvre car bientôt, l’ensemble musical quittera ces murs pour donner vie à la musique.

L’Orchestre de Picardie n’a en effet pas de salle attitrée. C’est un orchestre nomade qui va vers son public. Depuis sa création il y a 40 ans, il a joué dans plus de 250 communes des Hauts-de-France, dans plus de 270 villes hors région et a donné 188 concerts dans 17 pays. Soit plus de 3 100 prestations. Autant dire que la régie est un élément clé pour que la magie des notes opère.

Quatre heures avant l’arrivée des musiciens, le camion blanc floqué Orchestre de Picardie est déjà sur la route. Direction Laon. Ce soir-là, les musiciens se produisent dans une église, à la bougie.

Au milieu de la nef, Rémy Gruenais regarde avec attention le petit boîtier qu’il tient à la main. "Je vérifie la température de l’église, explique le régisseur principal. Parce qu’il peut faire frais et qu’on a des températures à respecter pour que l’orchestre joue dans les meilleures conditions et surtout que la qualité artistique soit garantie. Les instruments sont fragiles. Ils peuvent réagir de différentes manières à l’humidité et à la température."

Des conditions auxquelles l’équipe doit s’adapter rapidement. Le décompte est lancé. Les caisses à roulette sont déchargées précautionneusement du camion. À l’intérieur, les contrebasses mais aussi les chaises et les pupitres. "Et là, ce sont les costumes des musiciens, leurs habits de lumière !", indique Karim, un technicien.

Pendant ce temps, Rémy pose les partitions sur les pupitres déjà installés. "J’ai parfois l’impression de distribuer les copies", s’amuse-t-il. L’orchestre est une grande famille. Rémy comme Karim en connaissent tous les membres, leurs petites habitudes et leur placement. "Là, c’est Marie-France. À côté, Christine", énumère Karim en plaçant au sol les planches des violoncelles.

Amener la musique classique là où elle n'est pas

En moins de 2 heures, la scène est prête. Le car des musiciens arrive enfin. Mais avant de s’habiller pour le concert, chacun prend rapidement sa place : dans l’église, l’acoustique est différente de celle de la salle de répétition. Chacun va devoir ajuster son jeu. Ce que permet une dernière répétition.

Ce jour-là, c’est une création contemporaine qui va ouvrir le bal. Une œuvre écrite pour l’Orchestre de Picardie. Le compositeur, Karol Beffa, est présent sur place. Assis au premier rang d’une audience encore vide, il observe et écoute tout, une partition entre les mains. "À chaque fois, j’ai eu la chance, avec cet orchestre qui est un très bon orchestre avec de très bons pupitres de solistes notamment, d’être joué par de très bons chefs qui comprenaient mes intentions sans que je n'aie besoin de les préciser. Ça permet, pour un compositeur de faire vraiment ce qu’il veut. Ce sont des conditions idéales."

On est presque mieux accueillis dans les petits villages, les petites églises que dans les grandes villes où c’est presqu’une habitude qu’on soit là.

Rémy Gruenais,

régisseur principal

C'est bientôt l'heure. Gilles, le bassoniste, nous demande si sa veste est bien mise. Un flûtiste enfile ses chaussures. Ce soir, c’est la baguette d’une cheffe invitée qui donne le la. Dans l’ombre, c’est celle de Rémy qui dirige. "Attention, l’orchestre. On va y aller, s’il vous plaît". Les musiciens prennent place à leur pupitre. Puis vient le tour de la cheffe, conduite jusqu’au bord de la scène par le régisseur principal.

Le public fait silence. Arrive le moment où les notes s’envolent. En coulisses, Rémy savoure. "Je me dis souvent que la vie sans la musique, ce serait compliqué quand même", avoue-t-il.

Issu d’une famille de musiciens, il se rêvait corniste. Mais un accident de la vie le pousse à prendre une autre voie, celle de la régie. Un métier qui le passionne et qu’il assume avec fierté : "On va dans des lieux où les gens n’ont pas forcément accès à la musique classique. Et souvent, on est presque mieux accueillis dans les petits villages, les petites églises que dans les grandes villes où c’est presque une habitude qu’on soit là".

Le concert est terminé. La cheffe félicite les musiciens un à un. "On a passé une bonne soirée. On a fait le travail, sourit Laurent Rannou, violoncelle solo. Et puis les copains ont bien joué ! Donc ça fait plaisir !"

Toucher de nouveaux publics

Pour Karim et Rémy, la soirée est loin d’être terminée. Il y a encore tout le matériel à ranger. Qu’il faudra ressortir dès le lendemain, à Amiens cette fois pour une parenthèse musicale plus courte mais tout aussi intense. Ça s’appelle la pause musicale. Un concert court, gratuit, dans un cadre informel où la musique classique vient à la rencontre du public.

S’ils ont fini tard la veille à Laon, ce midi, les régisseurs ont déjà quasiment tout réinstallé dans le hall de la Maison de la culture. La pause, c’est la même exigence artistique mais dans une ambiance plus décontractée. Rémy, un pupitre à la main, tente de nous semer en riant, "la régie est d’humeur badine ce matin !". Pas de grande scène ni de costumes. Juste quelques chaises et pupitres. "Ça ne change pas grand-chose si ce n’est que c’est un lieu auquel on doit encore s’adapter, commente Rémy. Ce qui est bien, c’est qu’ici, quand c’est possible, le public peut être sur la mezzanine. C’est intéressant aussi. En général, c’est un gros succès."

Les gens sont là, dans le hall. Tu peux juste rester une minute par exemple, pour écouter et puis tu pars. Et s’il y a du bruit, ce n’est pas grave. Parce que c’est la vie.

Emilia Hoving,

cheffe d'orchestre invitée

Midi. Les portes s’ouvrent au public. Tout le monde est le bienvenu et c’est gratuit. Habitués ou curieux, chacun trouve peut trouver une chaise ou un petit coin au détour de sa pause déjeuner. Les musiciens sont installés. La cheffe invitée à Laon la veille prend le micro : "Bienvenue ! Je suis Emilia Hoving. Je suis accompagnée avec les cordes de l’Orchestre de Picardie. Et aussi le vent. Les vents ! Désolée pour mon français !"

Pour la jeune femme, c’est un concert à part. Bien que loin de ses habitudes et de son pays la Finlande, elle se sent ici à sa place. Elle sait que la musique parle d’elle-même. "Je pense que c’est un très bon concept pour amener un nouveau public vers une salle de concert. Parce que c’est très accessible, reconnaît-elle en anglais. Les gens sont là, dans le hall. Tu peux juste rester une minute par exemple, pour écouter et puis tu pars. J’apprécie vraiment et pour moi, c’est bien. Et même s’il y a du bruit, ce n’est pas grave. Parce que c’est la vie."

Une façon de toucher un autre public que celui habitué aux concerts de musique classique. Un enjeu majeur pour Chloé Van Hoorde, la directrice générale de l’Orchestre de Picardie : "Moi, j’ai vraiment à cœur de développer d’autres formats de concerts. Notamment cette saison, on va créer des "Bébés concerts" qui sont pour les enfants de 0 à 3 ans et leur famille. L’idée, c’est d’avoir des formats plus courts, avec du répertoire adapté qui soit ludique, participatif et qui change de ce qu’on fait d’habitude."

La pause musicale touche à sa fin. Certains musiciens s’éclipsent. D’autres s’attardent encore un peu avec les spectateurs. Il se dit qu’une tournée en Europe se profile à l’horizon. En attendant, l’orchestre nomade, lui, continue son chemin musical et artistique.

Avec Camille Di Crescenzo / FTV

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