"On va peut-être arriver à quelque chose de dur avec Hafiz Mammadov", a menacé lundi Gervais Martel, le président du RC Lens, face au non versement des 14 millions d'euros promis pour janvier par son actionnaire. Mais les marges de manoeuvre sont réduites.
C’était le 18 juillet 2013. Gervais Martel s’affichait tout sourire à la Gaillette devant micros et caméras pour célébrer son retour triomphal à la tête du Racing Club de Lens. "Je suis content de vous retrouver", lançait-il aux journalistes présents. "C’est un grand jour pour moi certainement, mais c’est un grand jour pour moi parce que j’aime ce club. (…) Je n’ai jamais eu le moindre doute sur le fait que j’allais revenir un jour". Ecarté de la présidence un an plus tôt par le Crédit Agricole Nord de France, alors actionnaire majoritaire du club, l’emblématique patron des Sang et Or savourait sa revanche. Aujourd’hui, 19 mois plus tard, le sourire s'est transformé en grimace.
Martel actionnaire ultra-minoritaire du RC Lens depuis 2012
En 2012, Gervais Martel n’avait pas été capable de souscrire à l’augmentation de capital de la Financière Sang et Or (FSO, ex-GM Finances), la société qui détenait 99,78% de la SASP (Société Anonyme Sportive Professionnelle) Racing Club de Lens. En injectant 15 millions d’euros dans cette holding afin d’éponger les pertes financières du club, le Crédit Agricole s’offrait de 98,92% du capital. Gervais Martel avait alors été relégué au rang d’actionnaire ultra-minoritaire, avec seulement 0,75% des parts de la holding.
Lorsqu’il reprend les rênes du Racing à l’été 2013, ce n’est pas avec son argent mais avec celui d’un autre : Hafiz Mammadov, homme d’affaires azerbaïdjanais, propriétaire du FC Bakou et sponsor maillot de l’Atletico Madrid, avec sa marque Azerbaijan Land of Fire. Proche des cercles de pouvoir de son pays, il est à la tête d’un important conglomérat baptisé Baghlan Group, impliqué dans la banque, le transport, la construction, l’immobilier et l’exploitation d’hydrocarbures. Curieusement, lors de sa première conférence de presse, Gervais Martel présentait son mécène comme un simple partenaire ou co-associé. "Il aura 60% de la future holding et moi 40%", affirmait-il. "Au départ, car ce n’est pas impossible qu’on revienne à 50/50". Mais dans les faits, ce n'était pas vraiment ça...
Martel ne possède que 0,008% de la holding
Gervais Martel est bien président et actionnaire de RCL Holding, la société par actions simplifiée (SAS) qui a repris en juillet 2013 la Financière Sang et Or (FSO) et qui détient par conséquent le Racing Club de Lens (FSO a été dissoute l’été dernier et absorbée dans la SASP par souci de simplification juridique). Mais il ne détient qu’une infime part de son capital : 0,008%. Les 99,992% restant appartiennent au Baghlan Group d’Hafiz Mammadov.
Des pouvoirs limités
En fait, les 40% mentionnés par Gervais Martel lors de sa conférence de presse de juillet 2013 ne correspondent pas à ses parts dans le capital mais aux droits de vote que lui octroient les statuts de RCL Holding "dans les décisions collectives des associés". Ce qui n’est pas vraiment la même chose. Cette disposition – propre aux sociétés par actions simplifiées - permet surtout de protéger la position de Gervais Martel en cas d’arrivée d’un ou plusieurs nouveaux actionnaires. Dans tous les cas de figures, avec 99,992% du capital et 60% des votes, le Baghlan Group d’Hafiz Mammadov reste décisionnaire.
Malgré sa fonction de président de RCL Holding, Gervais Martel n’a absolument pas le pouvoir de vendre le RC Lens à quelqu’un d’autre, sans l’aval de son actionnaire majoritaire. L’article 12.5 des statuts de la holding restreint son champ d’action : "Le président ne pourra accomplir seul, les actes ou opérations suivantes ou encore effectuer des démarches contractuelles tendant à de tels actes ou opérations sans avoir recueilli l’accord du conseil d’administration (…) : a. La détermination du budget annuel de la société et de ses filiales ; b. Toute décision d’ordre stratégique pour la société ou ses filiales ; c. L’octroi de toutes hypothèques ou sûretés portant sur tout actif de la société ou de ses filiales ; d. L’octroi par la société ou ses filiales de tout prêt, avance, garantie, aval, caution d’un montant individuel supérieur à 500 000 euros ; e. Tout investissement ou engagement à réaliser un investissement au nom ou pour le compte de la société ou de ses filiales d’un montant individuel supérieur à 500 000 euros."
De même, Gervais Martel ne peut décider unilatéralement d’augmenter le capital de RCL Holding pour faire de la place à de nouveaux investisseurs. "L’augmentation du capital résulte (…) d’une décision collective des associés", précise l’article 8.1 des statuts.
L’oligarque aux pieds d’argile
Après avoir injecté plus de 20 millions d’euros dans le Racing Club de Lens la saison dernière – effort financier qui a grandement contribué au retour des Sang et Or en Ligue 1 – Hafiz Mammadov et son Baghlan Group semblent désormais dans l’incapacité d’assumer le financement du club. L’homme d’affaires a bâti sa richesse avec l’appui du pouvoir azerbaïdjanais. Ses sociétés ont bénéficié de contrats exclusifs et de nombreux privilèges accordés par l'Etat, comme l'a révélé une enquête de Radio Free Europe.Mais il semble être tombé en disgrâce dans son pays. Sa fortune s’est abîmée en décembre dernier dans les gisements de pétrole et de gaz de la Mer Caspienne, lorsque le Baghlan Group n’est pas parvenu à rembourser l’échéance d’un emprunt obligataire contracté pour financer l’une de ses filiales spécialisées dans l’extraction d’hydrocarbures, Bahar Energy. Trois agences de notation - Fitch, Moody's et Standard and Poor's - ont aussitôt déclassé le groupe dont le site internet est maintenant hors-service.
Depuis, c’est la déchéance pour Hafiz Mammadov : Bank of Azerbaijan, la banque qu’il détenait avec ses fils, a fait faillite et a dû être recapitalisée par l’Etat. C’est elle qui était censée garantir ses versements au RC Lens. Mammadov a aussi perdu des biens immobiliers, ses sociétés de taxis et de bus ont été reprises en main par le ministère des transports. Son club de foot, le FC Bakou – double champion d’Azerbaïdjan sous sa direction – n’est plus que l’ombre de lui-même, avant-dernier de la Premier League local, en proie à de graves soucis financiers, avec des factures et des salaires impayés. Son projet de rachat du club anglais de Sheffield Wednesday, l’été dernier, a également échoué, ses comptes ayant été gelés. Sa descente aux enfers n’est pas sans rappeler celle de Rafik Khalifa, la case prison en moins. Cet entrepreneur algérien, ami des people et des sportifs, avait sponsorisé l’Olympique de Marseille et le club de rugby de Bègles-Bordeaux aux débuts des années 2000. Son ascension et sa fortune, favorisées par le pouvoir algérien, avaient été aussi soudaines que sa chute quelques années plus tard.
Rapports distendus entre Martel et Mammadov
Après avoir soutenu envers et contre tous son actionnaire, Gervais Martel s’est progressivement désolidarisé. En décembre dernier, il s’est tourné vers l’Azerbaïdjan, encouragé et soutenu par le ministre des Sports Patrick Kanner, et plus particulièrement vers Ziya Mammadov, le ministre azerbaïdjanais des Transports, et son fils, Anar. Les deux hommes – sans lien de parenté avec Hafiz - ont été très proches en affaires du propriétaire du RC Lens et ont même récupéré depuis certains de ses actifs, notamment dans le secteur des transports. Il était d'ailleurs question qu’Anar reprenne les parts d’Hafiz dans le Racing, après avoir avancé 2,5 millions exigés par la DNCG le 16 décembre. Mais l’accord - soit disant passé entre eux - a été publiquement dénoncé par Hafiz Mammadov, ce dernier accusant ses amis d’hier d’avoir falsifié sa signature. Ambiance…
Ce lundi, alors que les 14 millions d’euros promis pour janvier n’ont toujours pas été versés, Gervais Martel ne cachait plus son exaspération au micro de France Bleu Nord. "J'ai du respect pour l'actionnaire. C'est l'actionnaire, j'allais dire c'était...Quand on a un actionnaire qui a 99% des parts d'un club, on est obligés de respecter ce que dit l'actionnaire. Mais, moi je ne peux plus continuer à travailler comme ça. Maintenant, il faut qu'on sache si Hafiz Mammadov veut continuer et surtout est-ce qu'il a la possibilité de continuer ? A moi de trouver les solutions dans les mois qui viennent. On ne va pas recommencer ce bin's. Moi je n'en peux plus d'avoir à défendre mon actionnaire. La question c'est comment le RC Lens va assurer sa pérennité à partir du 1er juillet 2015 ? On va peut-être arriver à quelque chose de dur avec Hafiz Mammadov". Et dire qu'il y a deux semaines à peine, Gervais Martel disait avoir rencontré à Bakou un Hafiz Mammadov "d'humeur guerrière", dont la situation s'améliorait...
Quelles solutions ?
Gervais Martel prétend qu’il a des investisseurs prêts à prendre le relais de Mammadov. Mais qui sont-ils, sont-ils plus fiables et combien surtout sont-ils réellement prêts à débourser ? L’homme d’affaires azerbaïdjanais – qui avait critiqué la gestion de Gervais Martel au mois de juillet dans un communiqué – va-t-il accepter de lui faire un cadeau ? Ce qui est sûr, c’est qu’après avoir beaucoup perdu en Azerbaïdjan, le RC Lens constitue sans doute un précieux actif, sur lequel l’Etat azerbaïdjanais n’a pas la main (RCL Holding, comme on l'a vu, est une société de droit français, basée à Paris). Hafiz Mammadov peut donc être tenté de faire monter les enchères pour récupérer quelques millions, voire sa mise initiale. Mais jusqu’où ? Même si Gervais Martel continue de clamer que le club n’a pas de problème de trésorerie, la fin de saison s’annonce très compliquée pour les Sang et Or, surtout en cas de relégation. Si la SASP dépose le bilan, voire pire, Mammadov n’en tirera alors plus aucun bénéfice. Il a donc lui aussi intérêt à vendre, sans trop tarder.
Aujourd’hui en tout cas, plus personne ne semble croire qu’il va se refaire une santé financièrement à brève échéance. Pas même Gervais Martel. Fin décembre, Hafiz Mammadov a certes créé une nouvelle entreprise à Instanbul, en Turquie, spécialisée dans le transport et l’import/export. Elle a été baptisée Azlog Group. Mais son capital initial – inférieur à 4000 euros – n’est pas vraiment le signe d’une force de frappe retrouvée…