C'est un film improbable, une gageure. Des films de famille, des films amateurs, réunis par "Normandie Images" qui collecte auprès des Normands ces bobines de super 8 qui dorment parfois dans les tiroirs. Ces films témoignent de cette époque tragique de l'occupation et de la Libération. Keren productions en a fait une œuvre documentaire. En regardant "Sous nos yeux", ce soir à 21h10 sur France 3 Normandie, c'est l'album de famille des Normands que l'on feuillette.
Il s'appelle Stéphane Miquel, il est belge, réalisateur et depuis novembre dernier, vit avec ces images tournées par les familles normandes pendant la Seconde Guerre mondiale. Un peu comme lors d'une réunion de famille, lorsqu'on se projette les films d'un oncle, d'une tante ou d'une grand-mère.
Stéphane Miquel a regardé des heures d'images. "Ces images sont universelles, elles parlent à tout le monde. Dans ma famille aussi, on a vécu la guerre, il y a eu des moments tragiques. L'histoire des Normands parle à tout le monde et c'est pour ça que j'ai voulu réaliser ce film".
Un film d'une émotion puissante
En effet, sur ces images amateurs, on voit la mobilisation, les voitures et les charrettes de l'exode, on y voit l'arrivée des soldats allemands. On prend conscience de cette mémoire oubliée, enfouie au fond de nous-mêmes et si enracinée dans nos histoires familiales. On voit aussi ces visages en gros plan qui surgissent comme par miracle, si vivants, si vibrants. Ils nous sourient, ils nous disent leur force malgré l'occupant, leur lutte pour manger, pour cultiver les terres, pour travailler, pour aller à l'école, pour avoir un peu chaud l'hiver. Les joues creuses nous montrent les privations. Les sourires nous disent l'espoir.
Grâce à ces images, leur guerre se déroule "Sous nos yeux"
Parmi eux, il y a nos grands-mères et grands-pères, nos oncles et nos tantes, nos parents. Il y a leurs chapeaux, leurs lunettes rondes, les jupes longues des femmes, leurs coiffures, les processions de leurs mariages, leurs journaux. Il y a leurs cigarettes et leurs pipes fumantes. Il y a la vie, la vie malgré tout, la vie cabossée, la vie rapiécée. Ces visages nous frappent par leurs regards complices, si proches de nous. Il faut dire qu'ils sont filmés par un père, un ami ou un oncle qui a la particularité de posséder une caméra. Quand ils regardent la caméra, ils regardent un parent, ils ne voient pas l'objet, il n'y a pas d'enjeu de tournage. Leurs regards nous regardent. Ils nous disent leur gravité et leur légèreté. Ils sont si proches de nous.
"Très peu de personnes avaient une caméra à l'époque, c'est un véritable privilège d'en posséder une car elles coûtent extrêmement cher, l'équivalent du salaire d'un ouvrier" raconte encore Stéphane Miquel le réalisateur. Ceux qui filment s'appellent Fernand Bignon, André Danet ou Jean Camer. Ils filment de manière modeste et artisanale, le plus souvent de manière clandestine, car les Allemands ont strictement interdit que les cinéastes amateurs filment leurs soldats.
Sauf que voilà, Fernand Bignon, André Danet ou Jean Camer sont têtus, ils filment quand même. De derrière la fenêtre, en tirant légèrement les rideaux pour ne pas se faire voir. Ils documentent la guerre et gravent sur pellicule ces cinq longues années de leur vie, entre 1939 et 1944. Les maigres repas de famille, les amusements, car il faut bien vivre, le travail, le gel des hivers très rudes de 1939 et 1940, les files d'attente aux portes des commerces, les soldats omniprésents, les affiches de propagande, les pères absents parce que prisonniers de guerre...
Des années de pesanteur et d'angoisse où la Normandie paye un lourd tribut : bombardée dès 1940 par les Allemands, détruite et meurtrie par les bombardements et combats alliés en 1944 à la Libération. 20 000 morts civils, un tiers des pertes françaises.
Fernand Bignon, André Danet ou Jean Camer, et bien d'autres encore, ignorent qu'ils nous racontent l'Histoire, à nous, leurs descendants, 80 ans plus tard, qui sommes nés et avons grandi dans un monde de paix. C'est comme s'ils revenaient d'entre les morts pour nous dire à quel point ils ont été vivants. Combien ils étaient dans leur temps et leur époque, les uns soldats, les autres photographes ou paysans.
Un récit qui prend vie
Ce film documentaire puise sa force de cette sensibilité rare. Stéphane Miquel trouve les mots justes, forts et douloureux pour accompagner ces tranches de vie. Ces images rescapées disent la guerre telle qu'elle a été vécue dans nos familles. Nos aînés, après la guerre, ont tu les horreurs, les peurs et les traumatismes. La silence car pargois les mots étranglent. Avec ce film, leur guerre se déroule "sous nos yeux".
"Sous nos yeux", un film de Stéphane Miquel, en association avec Marc Pottier, raconté par Philippe Torreton, une coproduction Keren production et France Télévisions, à voir ce 4 juin, sur France 3, à 22h40 et à quand vous voulez sur france.tv