La réalisatrice Solène Chalvon-Fioriti a présenté son documentaire "Nous, jeunesse d'Iran" au Prix Bayeux qui se tient du 7 au 13 octobre 2024. Un film poignant où Sarah (nom d'emprunt), une étudiante de 21 ans dévoile le quotidien de jeunes Iraniens en lutte contre la république islamique. Pour préserver son anonymat, son visage est totalement recréé à l'aide de l'intelligence artificielle.
"Je ne peux pas vous dire comment je m'appelle. C'est la faute de mon gouvernement. Il nous interdit de parler aux médias étrangers. C'est dommage car j'ai un beau prénom. Je ne peux pas vous montrer mon visage non plus. On a dû le changer à l'intelligence artificielle pour ma sécurité."
Pendant un an, celle qui a choisi de s'appeler Sarah, une jeune étudiante iranienne de 21 ans en filière scientifique, a transmis à la réalisatrice Solène Chalvon-Fioriti des notes vocales et des vidéos pour alimenter le documentaire Nous, jeunesse(s) d'Iran à retrouver sur la plateforme de replay de France Télévisions.
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Cacher son identité avec l'intelligence artificielle
Des bouts de films où l'on voit de jeunes Iraniens se faire frapper. Elle filme les visages des adolescents tués dans les manifestations. Une façon de contourner l'interdiction faite aux caméras étrangères de tourner dans le pays : "Sarah doit cacher son identité car au moment où on commence le tournage, le régime iranien avait mis en prison 17 000 personnes. Leur moyenne d’âge c’était 19 ans. Il faut comprendre qu’il y avait de la part du régime Iranien la volonté de persécuter, de traquer sa jeunesse, c’est la jeunesse iranienne qui a porté le mouvement "Femmes Vie Liberté", nous explique Solène Chalvon-Fioriti.
"Femme Vie Liberté" est une révolte massive, portée par la jeunesse, principalement des étudiants issus de la petite classe moyenne. Ce mouvement est provoqué par la mort de Jina Mahsa Amini, 22 ans, 16 septembre 2022 à la suite d’une arrestation violente par la police religieuse de Téhéran. Son visage gracile et maquillé est devenu en Iran le symbole des libertés brimées.
Face aux arrestations, aux tortures et exécutions du régime islamique, le mouvement s’est essoufflé. Mais derrière l’élan brisé se niche une autre révolution, silencieuse : la mutation culturelle irrépressible de la génération Z d’Iran. Une jeunesse massive, très urbaine, très instruite. Une jeunesse en souffrance, privée des libertés individuelles fondamentales dont fait partie Sarah :
Sarah voulait parler mais en montrant son visage elle risquait de se faire mettre en prison et torturer. Il y a des abus sexuels dans les prisons iraniennes. Il y a des étudiants qui ont été fouettés, d’autres torturés. Alors pour lui éviter ça, on a décidé de prendre énormément de précaution et donc, il a fallu l’anonymiser par l’intelligence artificielle.
Solène Chalvon-FioritiRéalisatrice du documentaire "Nous, jeunesse(s) d'Iran"
Donner la parole à la jeunesse iranienne en toute sécurité
Solène Chalvon-Fioriti est grand reporter, elle a été correspondante pendant de nombreuses années au Pakistan, en Afghanistan et elle a aussi travaillé en Iran. Elle ne connaît pas grande chose à l'intelligence artificielle mais décide de se lancer car c'est la seule façon de convaincre Sarah de témoigner : "Sarah, si on ne transforme pas son visage, on ne peut pas avoir sa parole. Sa parole n’existe pas. Dans le film, on voit que Sarah se promène en Iran, elle nous emmène voir des gens que jamais on n’aurait pu aller voir autrement, notamment les classes religieuses. Ce ne serait pas possible de faire tout ça si elle n’était pas cachée."
Au total ce sont six témoins de moins 25 ans qui livrent leur récit dans ce film et toutes ont un faux visage. La journaliste nous explique que souvent on lui demande pourquoi elle n'a pas simplement utilisé le floutage pour les anonymiser. Elle tient à répondre une bonne fois pour toutes : "Il faut savoir que n’importe quel humain à un moment se lasse de regarder une espèce de paquets de beurre. Et si j’avais appliqué un flou léger et bien maintenant justement à cause de l’utilisation de l’IA dans son rôle le plus maléfique, on peut recroiser les traits et redessiner un visage."
Ce documentaire est une première en France
De là naît ce documentaire aux visages conçus par l'intelligence artificielle. Une première en France : "Sarah m’a fait confiance car il faut savoir que les Iraniens ont des connaissances technologiques très supérieures aux nôtres, surtout à l’âge de Sarah. Je ne compte pas le nombre d’Iraniens qui m’ont dit "mais tel truc il faut le vérifier avec tel hackeur, tel VPN ne passera pas si tu passes par telle application. Ils vivent cette cybersurveillance quotidienne et en plus ils ont de bonnes universités qui forment les ingénieurs".
Même si Solène Chalvon-Fioriti ne cache pas qu'elle a dû gagner cette confiance : "Les bénéfices de l’IA ne sont pas ancrés dans la culture française et il faut dire que pour Sarah, au début ce côté bénéfique ne l’était pas non plus dans la sienne. Elle m’a demandé "qui verra mon vrai visage, qui travaillera l’IA sur mon visage ? Comment je peux être sûr que mon visage ne va pas fuiter ?", ce sont des vraies questions auxquelles j’ai tenu à lui répondre, c’est mon taf de journaliste". Elle lui présente donc les rares personnes qui ont travaillé sur ce projet.
L’intelligence artificielle ça fait peur. Mais dans le cadre de la protection des sources, chose qui nous anime profondément nous les journalistes, c'est un cadeau.
Solène Chalvon-FioritiRéalisatrice du documentaire "Nous, jeunesse(s) d'Iran"
"Un visage de défiance face au régime"
"Elle était rassurée par l’IA mais elle était aussi rassurée par le fait qu’elle a choisi son visage. On le voit dans le film, c’est elle qui choisit son visage, pour ne rien gâcher, elle se choisit hyper jolie. Ce visage s’est superposé sur le sien et il a adopté ses expressions, c’est ça qui est génial avec l’IA !", ajoute cette dernière.
Solène Chalvon-Fioriti n'a pas pu se rendre en Iran pour réaliser ce documentaire. Elle s'est vue refuser son visa à deux reprises. Le régime iranien interdit la présence des médias étrangers sur place et elle voulait à tout prix que ce film sorte : "Je voulais que ces gens prennent la parole. J’ai peur aussi comme de nombreux journalistes des effets pervers de l’IA mais ce film prouve que l’IA peut vraiment servir un propos libre. On peut ouvrir un horizon et faire en sorte que ces filles existent. Elles n’auraient pas parlé sans ça".
Pour la réalisatrice, l'utilisation de l'intelligence artificielle est aussi une façon de porter un message politique fort :
Avoir des femmes qui se créent un beau visage, ça symbolise la féminité, la beauté alors que tout leur régime ne vise qu’à les voir chialer toute la journée en se masquant le plus possible... Et là même si c’est un visage articifiel, c’est un visage de défiance par rapport au régime.
Solène Chalvon-FioritiRéalisatrice du documentaire "Nous, jeunesse(s) d'Iran"
Et la réalisatrice est fière de s'être battue pour ce film : "Je suis heureuse, en tant que journaliste, d’exhiber la beauté comme arme de résistance."