Peut-on vivre en milieu rural sans voiture ? A tout juste un mois de la présidentielle 2022 et à l'heure où le carburant ne cesse d'augmenter, notre journaliste a passé deux jours en immersion à Rugles, petite commune d'environ 2.200 habitants dans le sud de l'Eure, où la solidarité s'organise pour aider les personnes sans permis.
Il est 11h ce lundi 7 mars 2022. Dans le centre-bourg de Rugles, tout le monde se presse dans le rue Aristide Briand pour acheter son pain ou aller chercher ses médicaments à la pharmacie. Les voitures défilent dans cette unique rue commerçante. "Sans voiture, vous ne pouvez rien faire ici !", nous lance Ghyslaine, retraitée de 72 ans rencontrée à la sortie de la pharmacie. "Le problème, c'est que le prix de l'essence augmente, alors il va falloir penser à limiter les déplacements."
Patrick, qui habite à Rugles depuis sa naissance en 1962, n'est pas de cet avis. "Moi je me déplace souvent à pied, il y a tout ce qu'il faut ici. Mais c'est parce que j'habite tout près du centre-bourg."
Après 1h30 de trajet en voiture depuis notre rédaction à Rouen, en passant par les routes de campagne, me voici en immersion à Rugles où je vais passer deux jours pour parler de mobilité en milieu rural avec les habitants. Aucune difficulté pour me garer, il n'y a pas foule un lundi matin. De nombreuses places de parking sont à disposition un peu partout dans le village et bonne nouvelle, elle sont gratuites.
Comment se déplacer sans permis en milieu rural ? Forcément, la première idée qui vient à l'esprit, ce sont les transports en commun. Les gares les plus proches étant à L'Aigle, dans l'Orne, ou à Verneuil d'Avre et d'Iton, je me rends donc à l'arrêt de bus de Rugles, situé rue des Forges. Le car dessert entre Evreux et L'Aigle. Les passages sont peu fréquents : un bus le matin, un le midi et un le soir. " Il n’y a que le mercredi et le samedi qu’il y en a un peu plus", m'explique Anabelle, qui attend le bus avec sa fille Manon, 18 ans. A 38 ans, Anabelle n'a pas le permis. "J'adore marcher, ça ne me dérange pas. Mon mari l'a donc a va." Manon, elle, a hâte d’avoir son permis "pour bouger rapidement". "C’est mieux quand on habite à la campagne", nous confie la jeune fille.
Effectivement quand on est jeune, difficile de s'occuper à Rugles. Nous faisons la connaissance de Maeva, 18 ans. La jeune femme est originaire de Dunkerque. Elle a déménagé avec ses parents à Rugles il y a quatre ans. Son père, qui travaille à La Poste, a été muté. " C’est très compliqué de sortir ici quand on est jeune, niveau commerce ici, il n’y a pas grand-chose. La plupart sont à L’Aigle, à une dizaine de kilomètres. On a quand même le bus mais il ne passe pas souvent. Si on a de la chance, on a nos parents ou des amis qui ont le permis, sinon on reste chez soi !"
C’est compliqué quand on est jeune de vivre dans une ville morte.
Maeva, 18 ans
"Quand j’étais au collège à Rugles, la seule sortie qu’on pouvait se faire le mercredi après-midi après les cours, c’était de prendre un kebab et s’installer dans le parc." Maeva rêve aujourd'hui de retourner dans sa ville d'origine pour retrouver un "bus gratuit qui passe toutes les dix minutes et des commerces ouverts".
Maeva n'a pas tort. Entre 12h et 14h, la ville est comme morte. Tout est fermé. Arrive l'heure du déjeuner, mais impossible de trouver un lieu pour me restaurer. Jusqu'ici, rien d'anormal pour un lundi, mais je m'étonne de constater que je n'aurais que trois choix pour le lendemain : un kebab ou deux pizzerias (dont une en vente à emporter uniquement). Pour ce premier déjeuner à Rugles, un food truck de pâtes sur la place de l'église sauve ma pause déjeuner. "J'ai déjà une sauce en rupture de stock, j'espère que ce n'est pas celle que vous voulez. Je suis là tous les lundis, j'ai beaucoup de demandes. Les gens m'appellent même plusieurs jours à l'avance pour réserver", nous lance le propriétaire du Psyk'O pâtes. J'opte pour la "sauce biquette" : chèvre, miel et tomates séchées. A défaut d'être attablée, ce sera pic-nic dans le parc au soleil derrière l'église.
De moins en moins de commerces en centre-bourg
Après avoir englouti mes pâtes, je décide d'explorer un peu plus en détail la rue commerçante. Pharmacie, boucher, boulangerie, petite superette, coiffeur, banque... à première vue rien ne manque. Mais une chose me frappe : une bonne partie des commerces de la rue Aristide Briand sont inoccupés. Pratiquement la moitié. "Mise à part la boulangerie l'année dernière, ce n'est pas nouveau toutes ces vitrines vident. Certains commerces sont à l'abandon depuis plusieurs années", nous lance une passante.
Pour donner un peu plus de gaité à ces vitrines abandonnées, l'union commerciale de la ville a fait installer des trompe l'œil : du pain, du fromage, un étal de poissonnier.... "Rugles vous attend", peut-on lire. "Ce sont les habitants qui font vivre les habitants. Malheureusement, on ne peut pas empêcher les gens d'aller dans des commerces en périphérie... Les petits commerçants en souffrent. Le petit commerçant dans une ville de 5.000 aura toujours du monde, mais dans une ville de 2.200 habitants comme nous, c'est plus compliqué !", nous explique le maire de Rugles Denis Guitton.
Prochaine fermeture en centre-bourg à faire grincer des dents les habitants : la pharmacie. Cette dernière devrait prochainement être transférée vers la zone artisanale du Hanoy, a côté d'une grande surface qui se trouve sur les hauteur de Rugles, pour avoir des locaux plus grand. Le maire a fait plusieurs propositions à la propriétaire pour la faire rester en centre-bourg, en vain. Un véhicule sera donc nécessaire pour aller chercher ses médicaments.
Comment se déplacent les Ruglois ? Après avoir échangé avec les habitants, mis à part quelques exceptions, tous sont unanimes : la voiture est indispensable. Et les chiffres parlent d'eux-mêmes. En 2018, 75,7% des actifs de plus de 15 ans se rendent au travail en voiture. 6,7% utilisent les transports en commun, 10% se déplacent à pied et 5,2% ne se déplacent pas. Quant au vélo, ils sont seulement 0,6% à l'utiliser.
Le co-voiturage solidaire pour lutter contre l'isolement des personnes âgées
A Rugles, 43% de la population est retraitée et 60% des personnes de 80 ans ou plus vivent seules, et beaucoup d'entre elles ne conduisent plus. C'est le cas d'Antoinette, 84 ans. Atteinte de diabète et de myélodysplasie, elle ne souhaite plus conduire. "Un jour une amie a fait une crise de diabète pendant qu'elle conduisait, elle a fini dans le ruisseau." Sa fille de 60 ans habite à Rugles, mais cette dernière n'a pas son permis non plus. "Je pourrai très bien aller chez le boucher ou me commander des frites au kebab mais pas tout les jours, c'est trop cher."
Alors pour ses déplacements en dehors du bourg, elle a fait appel au dispositif "Transport solidaire" de l'Association Culturelle Rugloise (ACR). "Le projet a été mis en place par l'association des familles rurales à Damville. Nous avons été sollicité pour que tout le territoire de l'intercommunalité des communes du sud de l'Eure soit couvert", nous explique Estelle Martin, directrice de l'ACR. Les personnes sans permis ou dans l'incapacité de conduire peuvent donc compter sur 7 conducteurs bénévoles pour aller faire ses courses, se rendre à un rdv médical, administratif. "Ca peut aussi être quelque chose de très futile comme faire du shopping", ajoute Estelle Martin.
Parmi les conducteurs bénévoles, Noël Duval, 71 ans. "Ca m'occupe et au-delà de simplement faire le chauffeur, c'est un vrai moment de partage." Nous le rencontrons mardi matin lors d'un trajet avec Aurora, 75 ans. Noël l'emmène faire ses courses environ une fois par semaine. "Depuis la mort de mon mari je prenais le taxi pour aller à L'Aigle mais ça me coûtait environ 30 euros à chaque fois, ce n'était plus possible de continuer." Entre les deux septuagénaires, une vraie complicité est née. "Je l'aide même pour ses démarches administratives", indique Noël Duval.
Pas question de faire concurrence aux taxis, mais tout le monde n'a pas les moyens de les financer. En 2021 à Rugles, 17 personnes ont bénéficié des transports solidaires et 92 trajets ont été effectués. Les bénéficiaires sont principalement des personnes âgées. Un trajet ne leur coûte que 0,32 centimes d'euros par kilomètre. Ce tarif a été revu à la baisse ce mois-ci, malgré la hausse du prix de l'essence. Le conducteur bénévole est dédommagé à 0,45 centimes du kilomètres.
L'Association Culturelle Rugloise recherche activement d'autre bénévoles. Pour adhérer, il est possible de les contacter au 02 32 35 07 38.
Passer son permis à 50 ans, c'est possible !
Depuis le Covid, Rugles attire de nouveaux habitants. Un profil se présente majoritairement : des citadins, actifs ou retraités, à la recherche de verdure. Ces derniers n'ayant jusqu'ici pas eu besoin de véhicule pour effectuer leurs déplacements. C'est le cas d'Audrey, qui a emménagé à Rugles en juillet 2021. Cette dernière se déplace en car mais regrette le manque de passage. A 38 ans, elle a décidé de s'inscrire au permis de conduire.
Sabine Codigo est propriétaire de l'unique auto-école de Rugles. "J'ai des personnes de 16 à 60 ans qui viennent passer leur permis. C'est rare, mais ce sont souvent des gens qui arrivent de région parisienne. Quand ils arrivent ils se rendent bien compte que la voiture c'est vital. Alors j'ai parfois des élèves de 50, 55, 60 ans", nous explique la Rugloise. "Mais tout ça c'est possible grâce à la boîte automatique !"
La mobilité, enjeu majeur de l'Interco Normandie Sud Eure
Comment améliorer la mobilité de vie des habitants du sud de l'Eure ? C’est l’un des enjeux principaux du projet politique des élus de l’Interco Normandie Sud Eure dans les prochaines années. Les délégués communautaires ont récemment récupéré la compétence "Mobilité", qui était auparavant propriété de la région Normandie. Concrètement, cette décision permet à l’Interco d’intervenir dans six domaines principaux pour développer une offre de transport adaptée au territoire : transport solidaire, transport à la demande, transport scolaire, mobilités douces, co-voiturage, etc.
"Nous travaillons actuellement sur plusieurs grands axes", indique Jean-Luc Boulogne, président de l’Interco Normandie Sud Eure (INSE), "le transport solidaire, le co-voiturage et l'autopartage ou encore favoriser la mobilité douce".
Au transport solidaire s'ajoute un autre projet pour aider à financer son permis de conduire. "Nous avons créé il y a trois ans l'auto-école sociale pour des personnes qui n'ont pas les moyens de financer plus d'heures de conduite pour leur permis", explique Jean-Luc Boulogne.
L'auto-école sociale est accessible à toute personne susceptible de pouvoir justifier que l’acquisition d’un permis de conduire lui est nécessaire pour son insertion sociale et professionnelle. Autrement dit, pour pouvoir bénéficier de l’Auto-Ecole Solidaire, les personnes intéressées doivent :
- habiter le territoire de l’Interco Normandie Sud Eure,
- faire valoir que le permis de conduire est indispensable pour trouver, retrouver ou conserver un emploi,
- avoir besoin d’un suivi renforcé pour apprendre le code de la route,
- avoir besoin d’un peu plus de temps pour maitriser la conduite d’une automobile,
- avoir des ressources financières limitées.
"Sur 14 personnes qui ont obtenu le permis grâce à ce dispositif, 7 ont obtenu un CDI. Ca n'aurait jamais été possible sans permis de conduire", se félicite Jean-Luc Boulogne.
Le covoiturage pour réduire l'emprunte carbone et faire des économies
L’Interco Normandie Sud Eure mise également sur le covoiturage. Le département de l'Eure possède d'ailleurs sa propre plateforme de covoiturage. A Rugles, une aire de cinq places a été installée sur un parking de supermarché. Le jour de notre reportage, il n'y a pas foule. Je décide de patienter quelques instants à une heure de pointe mais rien ne se passe. Mon hôtel pour la nuit se trouvant à L'Aigle, je décide de chercher un trajet dans cette direction. Sur la célèbre application de co-voiturage Blablacar, aucun trajet depuis Rugles.
La hausse du prix de l'essence pourrait dans les jours à venir pousser les utilisateurs à opter pour cette option. Bien que Rugles fasse partie des 10 villes de l'Eure où le prix de l'essence est le moins cher.