Depuis deux ans, les consommateurs se détournent du lait biologique en raison d'un prix prohibitif. De leur côté, les producteurs laitiers de la filière bio peinent à écouler leurs stocks et alertent sur la situation.
Crème, lait conditionné ou encore camembert... les produits laitiers bio ne se vendent plus. Plus chers que leurs voisins "conventionnels", ces derniers se retrouvent boudés par les consommateurs.
"Le covid avait marqué un tournant pour le bio avec une grosse hausse de la consommation, mais depuis la guerre en Ukraine et l'inflation, elle baisse de façon continue. Le consommateur est contraint à des arbitrages et il se détourne des produits laitiers bio", regrette Alexandre Roux, conseiller en lait dans l'association de producteurs "Bio en Normandie".
Alors que la collecte de lait bio avait doublé entre 2017 et 2022, passant de 600 millions à 1,2 milliard de litres par an en cinq années, cette dernière subit désormais un décrochage continu. En septembre 2023, les ventes se sont rétractées de 18 % pour l’ultra frais et jusqu’à -26 % pour les fromages par rapport à début 2021, estime la chambre d'agriculture de Normandie. Selon le panéliste Nielsen, le lait bio représentait au premier trimestre 2023 12,6% des ventes de lait en grandes surfaces, contre 14% un an plus tôt et 14,8% en 2021.
Les producteurs bio peinent à écouler leurs productions
Conséquence : les producteurs laitiers bio peinent à écouler leurs stocks, notamment en Normandie où les vaches laitières certifiées bio représentent 15% de l'effectif national, selon l'ORAB. Et les signaux pour l'avenir sont inquiétants.
"Je me demande si je vais finir l'année, car la crise nous impacte durement."
Denis Lelouvier, producteur laitier à ferme Naturellement Normande à Landelles-et-Coupigny (Calvados)
"Dans notre ferme, nous sommes des convaincus du bio, pas question de changer. Mais ce choix nous met en difficulté aujourd'hui, expose Denis Lelouvier, à la tête de la ferme Naturellement Normande à Landelles-et-Coupigny, située à proximité des Gorges de la Vire dans le Calvados. Je suis l'un des rares producteurs de camembert AOP de Normandie, j'ai aussi les labels IGP et Bio, mais j'ai dû mettre en place une cagnotte en ligne cette année pour m'aider à maintenir la production. Nous avons besoin d’une prise de conscience rapide".
Le producteur, labellisé bio en 2016, n'est pas le seul à s'inquiéter. La Fédération nationale d'agriculture biologique (Fnab) a appelé à la mobilisation générale en juin pour sauver la filière.
Déclasser, voire arrêter le lait bio
Plusieurs exploitations ont déjà dû se résoudre à délaisser le bio : "Il y a eu une dizaine de retours conventionnels en 2022, et les chiffres devraient être identiques en 2023, pointe Alexandre Roux. Cela crée notamment beaucoup d'inquiétudes chez les producteurs laitiers qui arrivent en fin de conversion bio. Les derniers installés se retrouvent souvent refusés par les laiteries".
Le problème est double : la demande en berne s'articule avec une énorme vague de conversion de 2016 à 2019. Cette hausse des disponibilités en lait bio, en décalage avec la demande actuelle qui ne représente que 5% de la filière laitière, a entraîné un effondrement des prix.
"Le lait bio se vend aujourd'hui moins cher que le lait conventionnel au niveau du producteur, aux alentours de 450 euros les 1000 litres contre 500 euros/1000 L", s'insurge Denis Lelouvier.
D'autres ont ainsi dû se résoudre à un "déclassement" de leur production, c’est-à-dire à vendre leur lait bio à la filière conventionnelle. En 2022, l'Interprofession laitière (le Cniel), a estimé que 35 % de la collecte a été déclassée du fait du manque de consommateur. Les chiffres devraient être identiques en 2023.
"Le lait bio est tout de même valorisé avec ces replis sur le conventionnel, mais c'est toute la filière bio qui est fragilisée. Par ailleurs, certains producteurs transformateurs n'ont pas cette possibilité et subissent de plein fouet la crise", ajoute le conseiller technique élevage de l'association Bio en Normandie.
Quelles solutions pour le lait bio ?
Pour faire face à la crise, producteurs et institutions promouvant la filière bio recherchent des solutions : "Il faut mettre en place une meilleure anticipation dans la filière, une meilleure programmation des volumes. Il faudrait surtout aider au maintien des convertis. Or, les négociations de la PAC, qui concernent la période 2023-2027, n'ont pas abouti à une aide au maintien", regrette Alexandre Roux.
Les producteurs laitiers interrogés pointent également les lacunes de la loi Egalim 2 : "Nous avons besoin d'une application de la loi Egalim, qui devait imposer 20% de produits bios et locaux dans les collectivités. Or, elle n'est absolument pas appliquée. Il y a à peine 8% de produits bios dans les lycées", regrette Denis Lelouvier, que la prochaine loi d'orientation et d'avenir agricole ne rend guère plus optimiste.
"La loi Egalim a suscité de l'engouement mais elle ne s'est pas concrètement réalisée"
Laurent Groult, producteur laitier à la ferme des douces prairies.
Enfin, tous insistent sur le déficit de lisibilité du label bio. Interrogés par France 3 Normandie à la sortie d'une grande surface, les consommateurs ne différencient qu'à la marge les produits bios de leurs concurrents "alternatifs" présentant les mentions "emballages durables", "zéro déchet" ou "équitable".
Le Cniel prévoit de son côté que l'offre continuera de baisser d’environ 7 à 8 % sur les deux prochaines années, essentiellement en raison des cessations d’activités. Laurent Groult de la ferme des douces prairies à Gonneville-le-Theil (Manche) se veut néanmoins optimiste :"Depuis que nous sommes passés bio, en 1998, nous avons traversé bien des crises. Le consommateur boude nos produits pour le moment, mais je suis confiant pour 2025. J'espère du reste qu'il y aura une impulsion politique pour soutenir davantage cette agriculture, respectueuse des sols et des eaux".