Entre 6 et 8 millions de français vivent dans un désert médical. Les territoires font tout pour attirer des médecins mais aucune solution ne résout le problème. A quelques mois de la Présidentielle, élus et politiques montent au créneau. Des maires interpellent officiellement le chef de l'Etat.
"Une prime d'installation, un logement de fonction, une voiture, un terrain à bâtir et l'assurance de maintenir ses revenus de 6.770 euros nets après impôts." : voici les conditions émises par mail par un médecin de banlieue parisienne au maire de la commune de Barneville-Carteret, dans la Manche, pour venir s'installer dans sa commune. La cité balnéaire manque en effet de médecins généralistes. Sur les cinq cabinets du pôle de santé, seuls trois sont occupés par des praticiens. Parmi eux, le docteur Carmen Padilla qui reçoit près d'une quarantaine de patients chaque jour. Arrivée d'Espagne en 2018 pour remplacer des médecins partis à la retraite, la médecin se dit aujourd'hui débordée : " Chaque médecin qui part à la retraite, c'est 2000 patients qui se retrouvent sans suivi généraliste. Je suis obligée de réduire le temps des consultations pour faire face à la demande". Dans la Manche, 45.000 patients n'ont pas de médecins traitants.
Une situation de pénurie qui place les médecins en position de force et conduit certains à émettre des exigences abusives comme à Barneville-Carteret.
" On est choqué, on a choisi la voie de la dénonciation et de mettre ça sur la place publique. On se sent en état d'impuissance, un médecin peut vous faire chanter, c'est intolérable, inacceptable".
" Les études des médecins sont payées par l'Etat. L'Etat, c'est qui ? C'est l'ensemble des habitants de la France. On leur paye leurs études, ils devraient s'implanter sur tout le territoire français sans laisser de zones blanches. En plus, c'est une médecine à deux vitesses, sans égalité. Car si vous n'avez pas de médecin traitant, vous n'êtes remboursés qu'à 60 % par la Sécurité Sociale, sur une consultation à 25 euros, vous en serez pour 10 euros de votre poche, c'est donc la double peine" poursuit l'élu.
" Rendez-vous compte, cette personne gagne 14.000 euros brut par mois, c'est indécent, il y a plein de gens qui gagnent 1500 euros par mois et qui n'ont aucune aide pour payer leur logement ou leur frais de transports. Par le passé, ce type de demandes se faisait par oral mais maintenant, il n'y a plus de scrupules, ils l'écrivent. " Cet usage d'avantages divers et variés accordés aux généralistes ne date pas d'hier.
Barneville-Carteret s'est en effet déjà illustrée précédemment, en 2018 , pour rendre sa ville plus attractive, l'ancien maire, Pierre Géhanne, avait décidé d’offrir de sérieux avantages aux potentiels repreneurs du cabinet : appartement de fonction avec vue sur la mer, repas au restaurant. Il était même prêt à prêter son bateau qui mouille sur le port de plaisance. Une proposition ultramédiatisée qui aurait décomplexé certains médecins? " Honnêtement, ça fait des décennies que ce type de pratique a lieu, ça peut passer par un caddie de courses offert par mois, parfois ce sont même les pharmaciens qui mettent la main à la poche pour payer le cabinet médical car ils sont dépendants de son maintien. Actuellement, nous payons le logement d'une médecin, c'était prévu sur deux ans, elle a renouvellé sa demande. On a validé la demande dans l'intérêt des populations. "
Les avantages d'une installation en zone blanche pour les médecins
Une aide forfaitaire de 50.000 € est octroyée par l'assurance maladie aux médecins s'installant en zone blanche, pour une activité de 4 jours par semaine. Cette aide est versée en deux fois : 50 % à la signature du contrat, 50 % un an plus tard, à la date anniversaire du contrat. Le montant de l’aide décroît si la durée de l’activité est réduite. Pour les zones particulièrement déficitaires en médecins, l’aide forfaitaire peut s’élever jusqu’à 60.000 € pour une activité de 4 jours. " Ils ne payent pas non plus de cotisations maladie mais sont pris en charge à 100 % et il y a d'autres primes" précise le maire de Barneville-Carteret.
Pour le syndicat majoritaire des médecins généralistes, cette surenchère a le mérite d'attirer l'attention sur les conditions de travail des praticiens. Jacques Battistoni , Président du syndicat MG France, estime que " ce professionnel pose ses exigences de façon franche comme un salarié qui négocie son embauche. Pour que ce soit compétitif, il doit trouver quelque chose d'équivalent au salaire et conditions de travail qu'il trouverait en unité de soins de suite ou en Ephad. Il est important aujourd'hui que les municipalités organisent l'accueil des médecins en mettant en place des structures avec du personnel d'accueil ou encore des assistants médicaux pour que le médecin arrive et puisse se consacrer à sa clientèle. "
Opération séduction auprès des étudiants en médecine
La profession est l'objet de vastes entreprises de séduction pour attirer des médecins dans les territoires sous-dotés. Ainsi dans la Manche, des campagnes de communication sont menées pour vendre le territoire. La beauté des paysages, les atouts du littoral figurent en bonne place pour convaincre d'une qualité de vie certaine alors que nombre de médecins privilégient les grandes agglomérations ou encore l'ensoleillée Côte d'Azur. On y découvre par exemple " la vie rêvée du Dr Sophie Favier ". Près de Valognes (50) , la médecin s'est installée depuis près de 15 ans avec sa famille qui " s'essaye à la permaculture ou tente de faire pousser une micro-forêt". Après avoir exercé en libéral dans une maison médicale flambant neuve, elle est aujourd’hui salariée de la Fondation Bon Sauveur, institution psychiatrique et médico-sociale réputée dans la région. "Pour vivre ici, il faut aimer le vert et le temps océanique, mais ça ne se limite pas à ça, insiste-t-elle. Il existe aussi une vie culturelle très riche, à Cherbourg, Saint-Lô ou même Caen qui n'est pas si loin. On n'est pas du tout paumés ! " lit-on sur le site du Conseil départemental de la Manche.
Les opérations séduction remontent à plusieurs années déjà notamment en direction des étudiants de la Faculté de Caen, allant jusqu'à financer les études de certains d'entre eux contre une promesse d'installation dans le département. "C'est bien de faire ça, confiait une étudiante en deuxième année en 2018. La Manche ? Oui, pourquoi pas. Ça pourrait m'intéresser pour des stages". Il est en effet facile d'établir un lien de cause à effet entre les territoires normands qui manquent cruellement de professionnels de santé et les jeunes médecins qui peinent à s'installer dans ces zones, souvent rurales. Pourtant, les raisons de leur démobilisation se justifient.... en commençant par les études.
Le cursus des étudiants en médecine pour obtenir leur diplôme d'état est sélectif et long (entre 9 ans, pour la médecine générale et 12 ans d'études pour les spécialisations), le nombre de places en médecine a durant 50 ans été limité. C'est le fameux "numerus clausus" institué en 1971. La réforme du premier cycle des études de santé a changé la donne mais le système reste très sélectif et les effets de cette réforme ne sont pas immédiats.
Les études des médecins se terminent vers 30 ans. Certains vivent avec un ou une partenaire, en poste dans les environs, et ont parfois même des enfants scolarisés. Difficile pour eux de quitter ensuite leur lieu d'études, par exemple à Caen ou à Rouen, en Normandie. Les zones rurales ne sont pas plébiscitées. Par ailleurs, la médecine générale n'est pas valorisée et ce n'est pas un choix de prestige. Un médecin de campagne est seul et travaille environ 72 heures par semaine.
Le problème des déserts médicaux perdure. "Cela est vraiment difficile, aujourd'hui, les habitants de ces zones doivent attendre parfois plusieurs semaines contre seulement quelques jours en ville ou dans le Sud. Le législateur doit agir et obliger l'installation sur tout le territoire" affirme le maire de Barneville-Carteret qui au Congrés des Maires de France a prévu ce mercredi 17 novembre d'interpeller le Président de la République sur ce sujet.
Obligation d'installation des médecins : un combat national
Pour tenter de résoudre cette problématique des déserts médicaux, les élus de tous bords montent au créneau. Le Sénat d'abord qui a il y a une semaine adopté un amendement (à l'initiative de sénateurs LR) de " conventionnement sélectif " qui propose de conditionner, à compter du 1er novembre 2022, tout conventionnement au fait que le médecin ait exercé dans un désert médical, comme remplaçant ou comme salarié, pendant au moins six mois.
Vendredi 19 novembre, une quarantaine de députés UDI va déposer un amendement pour imposer aux jeunes médecins des zones d’installation. " Depuis 15 ans, tous les ministres de la Santé ont proposé des mesures incitatives pour faire venir des médecins dans des déserts médicaux : défiscalisation, prime à l’installation, télémédecine, maison de santé pluridisciplinaire, communauté hospitalière de territoire, etc. Tout a été fait… tout. Mais ça ne suffit pas" confie un député d'Ille-et-Vilaine à nos confrères de Ouest-France.
" Selon un rapport sénatorial qui date du janvier 2021, ce sont entre 6 et 8 millions de personnes qui vivraient aujourd’hui dans un désert médical. Il faut un changement radical. On propose donc la régulation et l’encadrement de l’installation des médecins, comme pour les pharmaciens. Ils ne pourront pas s’installer où ils veulent. Ils iront travailler là où il y a des besoins." Cette proposition prévoit , peut on lire dans le quotidien, une obligation d’exercice en zone « sous-dotée » durant les 3 ans qui suivent l’obtention du diplôme de médecin et un préavis obligatoire d'un an avant un départ.
Le député communiste de Seine-Maritime Sébastien Jumel présentera une proposition de loi le 2 décembre devant l'Assemblée Nationale pour instaurer notamment une obligation d'installation et une régionalisation des cursus universitaires en fonction des besoins des territoires. " Cette proposition est transcourant, je ne comprendrais pas qu'elle ne soit pas adoptée. Bien sûr, je rencontre les syndicats de médecins qui défendent la liberté d'installation, moi je defends l'égalité des citoyens et le droit à la santé". Huit français sur dix sont favorables à l'obligation d'installation. A quelques mois de la présidentielle, l'attitude du législatif mais aussi de l'éxecutif sera observée à la loupe.