L'Histoire est souvent construite d'histoires plus discrètes, mais néanmoins importantes ; des histoires non dites, presque oubliées. L'histoire de Chaïm Rozent est de celles-là. Dans son film documentaire Sortie des ombres, le réalisateur Patrick Séraudie a mené une enquête pour mettre en lumière l'histoire de ce juif assassiné par les nazis en Corrèze.
Patrick Séraudie vit en Limousin. Il y est né. Briviste, il sait combien le Limousin a été un haut lieu de résistance à l’occupant nazi et au régime collaborationniste de Vichy. Cette région l’a payé au prix fort et a subi une répression féroce, notamment avec les massacres d’Oradour-sur-Glane et Tulle.
La répression nazie a aussi visé, de manière moins spectaculaire et donc moins documentée, mais toute aussi cruelle, les populations juives installées en Limousin pendant la guerre.
Comme beaucoup, il a lu des livres de Jean-Marie Borzeix. "Jeudi Saint" a inspiré ce film qui en est une libre adaptation.
Il vit à proximité du plateau de Millevaches. Non loin de chez lui, la petite commune de L'Eglise-aux-Bois compte aujourd'hui une soixantaine d'habitants. Son église et son cimetière semblent tout juste sortis du tableau d'un peintre qui aurait voulu monter la beauté d'un lieu, sans en révéler quelques mystères.
Patrick Séraudie consacre son activité de réalisateur depuis plus quinze ans à des sujets historiques comme les massacres de Tulle et d'Oradour, la résistance ou la déportation politique. Les années passent et le réalisateur connaît l'importance d'enregistrer la parole des derniers témoins.
Soixante ans après l’exécution par les nazis de quatre otages à Bugeat, l’arrivée d’un courrier de Yad Vashem à la mairie de ce village corrézien fait découvrir une cinquième victime oubliée de la mémoire collective, Chaïm Rozent.
Le réalisateur songe à une phrase extraite du Talmud et gravée sur chaque médaille remise aux Justes parmi les nations : « Quiconque sauve une vie sauve l’univers tout entier ».
Il m’est aujourd’hui impossible de sauver la vie de Chaïm Rozent, mais je peux raconter son histoire. Tirer son parcours et son souvenir des ombres et par là-même lutter contre la tentative des nazis qui voulaient non seulement anéantir les vies, mais éliminer jusqu’à leurs traces et leurs souvenirs.
Patrick Séraudie, réalisateur
Ci-dessous, un extrait du documentaire Sortie des ombres
Ce documentaire est construit comme une enquête. Il y a la recherche d'indices et de pistes, des moments de révélation et d'autres moins fructueux. Tout démarre dans le cimetière de L'Eglise-aux-Bois, à l'heure où les derniers rayons du soleil passent au-dessus de la cime des arbres pour allonger les ombres et faire jaillir encore un peu de lumière.
Dans ce cimetière, la tombe de Chaïm Rozent est différente de toutes les autres ; la croix de David qui est gravée sur la pierre tombale est bien plus qu'un indice. Mais si ce signe religieux dit l'appartenance à une religion, pour autant il ne raconte pas la vie, presque oubliée, de cet étranger, apprenti-coiffeur qui selon quelques mots a été victime de torture. Était-ce parce qu'il était juif et que cela suffisait à justifier pour les nazis une barbarie indépassable ? Était-il résistant ?
À chaque minute du film se dessine le visage de Chaïm grâce à des témoignages amicaux ou familiaux. On apprend que sa famille baignait dans le milieu artistique, théâtral, littéraire. Lui-même était violoniste et animait en Corrèze, lors de sa présence, quelques bals pour faire valser tout autant les habitants que les idées moroses de l'époque.
À chaque minute, Chaïm Rozen effectue une lente sortie des ombres... mais il n'en demeure pas moins des incompréhensions, des pages d'une vie qui ne sont plus, des périodes sans le son du violon et sans traces. Les archives, même officielles, ont parfois du mal à parler.
Fondé sur mon envie de rencontrer et d’interroger les vivants, Sortie des ombres est un film au présent.
Patrick Séraudie, réalisateur
Chaïm Rozent a eu trois enfants nés en France pendant la Guerre :
Shifra en1940, Hanna en1941 et Chaïm (fils) en mai1944 soit à peine un mois après le décès de son père.
Ils vivent aujourd'hui en Israël et ont tous les trois des enfants et des petits enfants.
Il est important de préciser que Chaïm Rozent n'était pas seul à Bugeat (Corrèze). Il était accompagné de sa femme et de ses enfants et de son frère Jacques. Le fils aîné de Jacques s'appelle Bernard ; Il vit dans le sud de la France et voue une profonde admiration à son oncle. Jacques et Chaïm ont vécu ensemble l'errance, les déplacements forcés, le dur travail de la tourbe en Corrèze.
Le film de Patrick Séraudie prouve que Chaïm a été victime de deux amnésies : celle de la France d'après-guerre durant laquelle le clivage "tous victimes" ou "tous résistants" était fort, et celle d'Israël naissant et pressé de se faire une identité.
Une partie de la famille de Chaïm est venue sur sa tombe en Corrèze. Nous sommes en 1981 pour le 1er voyage. Yael son fils, va profiter d'un déplacement en Europe pour venir voir la tombe de son père dans le cimetière de L'Église-aux-Bois en Corrèze. Une plaque en aluminium est déposée sur la tombe. Sur cette plaque un numéro de téléphone pour lancer un appel à témoignage. C'est cette plaque que Jean-Marie Borzeix trouvera ; il écrira un livre ; Patrick Séraudie réalisera un documentaire ; l'histoire n'est pas terminée. Elle s'écrit encore, et Sortie des ombres s'inscrit dans cette continuité.
Les trois enfants attendront 18 ans de plus et la mort de leur mère pour venir ensemble se recueillir sur la tombe de Chaïm. Ils ont retrouvé la France en 1999 après l'avoir quitté en 1945. C'est Hanna, qui a beaucoup souffert de l'absence de son père et du silence de sa mère Malka, qui sera à l'initiative de ce second voyage.
Malka en quittant la France, avait pu emporter avec elle deux choses : un tableau et un violon, celui dont Chaïm jouait. Son remariage en 1950 a très probablement été essentiel dans l'entretien d'une amnésie volontaire.
Après ce voyage de 1999, la tristesse a remplacé la rage chez Hanna qui a alors compris que sa mère avait occulté le souvenir de son père pour la protéger.
Shifra est l'autre fille de Chaïm. C'est l'aînée des enfants, elle n'avait que quatre ans quand son père est décédé, mais elle se souvient du bruit des bottes allemandes et de la peur qui l'envahissait. Elle vit en Israël, entourée de paysages qui sont à l'opposé de ceux que l'on peut voir en Limousin. Shifra peint, la fibre artistique familiale perdure.
Une partie de la famille de Chaïm vit encore en France.
Au-delà de l'enquête qui souhaite retrouver les points marqueurs de la vie de Chaïm pour tracer une ligne de vie, il s'agit bien aussi de mémoire et de transmission familiale ; peut-être même de reconstruction familiale.
Les enfants et les petits enfants d’Hanna offrent un bel aperçu de la diversité israélienne : la part séfarade se sent très peu concernée par l’histoire de Chaïm ; l’autre au contraire espère la sauver de l’oubli... Récemment, le fils d’Hanna a proposé de demander le « rapatriement » du corps de Chaïm, ce qui provoque un débat.
Ce film a fait l'objet d'une projection au Mémorial de la Shoah le dimanche 5 février et d'une autre projection le jeudi 13 avril à Meymac en Corrèze.
Sortie des ombres, réalisé par Patrick Séraudie
Coproduction France 3 Nouvelle-Aquitaine / Pyramide production
avec le soutien de la Région Nouvelle-Aquitaine en partenariat avec le CNC du Centre national du cinéma et de l’image animée, de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, de la PROCIREP - Société des Producteurs et de l’ANGOA et du Ministère des Armées - Secrétariat général pour l’administration, Direction de la mémoire, de la culture et des archives
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