"La métropole ne mesure pas ce qui se passe réellement ici." Alors que l'état d'urgence vient d'être déclaré en Nouvelle-Calédonie, des femmes et des hommes originaires de Poitou-Charentes et installés à Nouméa vivent retranchés dans leurs maisons. Ils ont installé des barrages, patrouillent en milice et s'apprêtent à passer une troisième nuit de violences.
"C’est un sentiment que je ne souhaite à personne, le sentiment d’insécurité, de peur, on est tous, sous-tension”, se désole Laëtitia. Barricadée dans sa maison d’un quartier du nord de Nouméa avec son mari et ses trois enfants, cette infirmière Rochelaise peut entendre des détonations et des coups de feu non loin.
Pour la troisième nuit consécutive, la Nouvelle-Calédonie s’embrase, malgré le couvre-feu. En cause, un projet de révision constitutionnelle examiné lundi et voté à l’Assemblée nationale dans la nuit de mardi à mercredi. Il prévoit d’élargir le corps électoral propre au scrutin provincial qui détermine le gouvernement local. Cette révision remet en question l’accord de Nouméa signé en 1998, et provoque la colère des indépendantistes.
Barrages et milices armées
De nombreuses émeutes ont éclaté ainsi qu'un grand nombre d'incendies, et sur place, les habitants s'organisent pour assurer eux-mêmes leur protection. Des barrages de fortune ont été installés à de nombreuses intersections et des milices se constituent : "Dans l’après-midi, on a bloqué notre rue avec tout ce qu’on a trouvé dans nos jardins pour éviter que les voitures puissent rentrer", explique Laëtitia. "On fait des rondes, on a des armes, des fusils de chasse dont on ne va pas se servir, mais qui vont nous servir à tirer en l’air si besoin, elles sont chargées, mais c’est dissuasif, on ne veut pas attaquer, mais on veut juste se protéger."
On va avoir des catastrophes médicales très rapidement en quelques jours.
MarcMédecin généraliste niortais installé à Nouméa
Dans les différents quartiers, ce système se répète. Guillaume, Rochelais également, compte se rassembler chez un voisin, lui-même armé : “Cela nous permettra de nous défendre si on est attaqués.” Arrivé il y a dix ans et marié à une Calédonienne, il vit avec ses deux enfants de cinq et sept ans. “On leur ment, on leur dit qu’il y a la grève de la cantine, c’est pour ça qu’ils ne peuvent pas aller à l’école”, sourit-il. Il déplore le manque d'anticipation de ces événements : “Autant ils ont envoyé beaucoup de monde pour les referendums, notamment le troisième, autant là, ils ont vraiment pris ça à la légère. Les indépendantistes avaient annoncé que s’ils touchaient au corps électoral, ça allait être la révolution”, rappelle-t-il. “Ce n’est pas aux citoyens armés de se défendre. J’ai l’impression que la métropole ne mesure pas ce qui se passe réellement ici, on est dans la peur de mourir. On n’en est plus à se dire qu’on va perdre nos biens matériels, on se prépare à abandonner nos maisons, on a tous préparé des kits de survie. On est livrés à nous-mêmes.”
Le quartier de Soline, ostéopathe niortaise arrivée il y a six ans, est plus calme, mais la tension est identique. “C’est très stressant, on se retrouve un peu en état de pseudo-guerre”, soupire-t-elle. Elle prend part à la surveillance collective et s’étonne de l'évolution de la situation en seulement 48 heures. “C’est allé vraiment vite, il y a 48 heures, ils agitaient des drapeaux, mais en souriant tout en étant très sympa avec la population, ils passaient au milieu des pseudo barrages qu’ils avaient organisés, mais c’était hyper cool”, raconte-t-elle.
Inquiétudes sur la nourriture
Alors que de nombreux magasins ont brûlé et qu'il est très difficile de se déplacer, les habitants barricadés s'inquiètent de leurs provisions qui diminuent à vue d'œil. Laëtitia rapporte que le lait maternel commence à manquer dans certains foyers, et que l'entraide s'organise sur les réseaux sociaux. Elle-même est maman d'un enfant de presque deux ans : "On priorise, les couches, on fait à l’ancienne, on met une serviette."
On se prépare à abandonner nos maisons, on a tous préparé des kits de survie. On est livrés à nous-mêmes.
GuillaumeRochelais installé à Nouméa
Les interrogations se portent également sur "l'après", entre les commerces pillés et dégradés et les délais d'approvisionnement.
"Il n’y a plus rien. L’intégralité des commerces, l’alimentaire, les magasins de vêtements, les coiffeurs, les sociétés de pneus, les garages, tous les commerces qui nous semblent bénins au quotidien, il n’y a plus rien", constate l'infirmière. "Ça commence à être compliqué, on se rationne, on se raisonne, on mange juste à notre faim, mais à un moment nos congélateurs vont se vider et on n’a plus de magasins. Pour l’instant, on vit au jour le jour avant de se projeter un peu plus loin."
Pertes de chance et "morts secondaires"
Le secteur médical s'alarme également. Marc, médecin généraliste installé à Nouméa il y a 30 ans, n'a pas pu voir ses patients depuis lundi. Selon lui, l'accès à l'hôpital est très difficile et l'accès aux médicaments est critique : "Un groupement pharmaceutique de gros a été brûlé", s'inquiète-t-il. "Il approvisionne à peu près 50 % du territoire, c’est comme si à Poitiers, vous aviez 50 % des pharmacies qui fermaient du jour au lendemain. Imaginez la panique que ça peut créer quand des gens doivent renouveler leur traitement chronique et qu’ils n’ont pas anticipé qu’il fallait faire des stocks."
Faute de médicaments, de nombreux traitements risquent d'être interrompus et causer des pertes de chance importantes : "On va avoir des catastrophes médicales très rapidement en quelques jours", alerte-t-il. "Forcément, il va y avoir des ruptures de traitement, il va y avoir des morts secondaires à cet épisode-là. Il y a des gens qui vont mourir, par défaut d’approvisionnement de médicaments, c’est obligé. J’ai des patients qui, s’ils n’ont pas leur traitement, feront une insuffisance cardiaque, feront un dérèglement du diabète."
Mercredi, les principaux partis indépendantistes et non-indépendantistes ont appelé "au calme et à la raison", a indiqué l'AFP. En fin de journée, le ministère de l'Intérieur a fait état d'une "situation insurrectionnelle dans le Grand Nouméa", le gouvernement indiquant que le couvre-feu entrerait en vigueur à 20 heures, heure française, soit cinq heures du matin en Nouvelle-Calédonie.