Depuis hier, la justice a tranché au plus haut niveau contre le projet de déviation de Beynac. Sur le plan juridique au moins, cette guerre d'usure vieille de 30 ans connaît son épilogue. Au fil des années, Beynac était devenu un enjeu politique majeur en Dordogne
Pour beaucoup, ce lundi 29 juin 2020 a marqué le début de la dernière semaine avant les vacances d'été. En Dordogne, le 29 juin 2020 restera le jour où la justice a tranché définitivement contre le projet de déviation de Beynac.
Cette décision met fin à plus de trois décennies d'espoir, de projets, de promesses, d'inquiétudes, d'attentes, de manifestations... Pendant 30 ans cette guerre d'usure s'est transformé en enjeu politique opposant associations, personnalités, l'État, les riverains, les institutions et de simples citoyens. Et la forme des revendications a souvent occulté le fond du problème.
Beynac, petit village tranquille
La vallée Dordogne est l'une des 13 réserves de biosphère reconnues par l’Unesco en France. Niché dans une boucle de la rivière Dordogne, émaillé de demeures médiévales accrochées à flanc de colline, Beynac fait partie des plus beaux villages de France. Une petite bourgade de 550 habitants surplombée par un château magnifique et rempli de touristes chaque été qui viennent notamment s'y adonner au canoë-kayak.Mais s'il est traversé par la rivière Dordogne, le village l'est aussi par la départementale 703, empruntée indifféremment par les touristes, par plaisir, et par les chauffeurs routiers, par obligation. Au long des Départementales qui longent peu ou prou la Dordogne, peu d'autre solution que de passer par ce goulot d'étranglement entre Siorac en Périgord et Sarlat. Le Président de la Dordogne affirme qu'en plein été, il passe dans le petit village jusqu'à 13 000 véhicules/jour, de nombreux poids-lourds, et qu'il n'est pas impossible qu'un jour un car scolaire puisse être accidenté sans que l'on puisse intervenir en plein centre bourg.
Un projet de déviation né dans les années 80
En bon gestionnaires au milieu des années 80, les responsables politiques envisagent des solutions à ce problème qui va croissant. À Beynac, la Dordogne fait une boucle. La route est coincée entre la colline et la rivière, impossible de l'élargir. 10 ans plus tard, à une époque où l'environnement ne posait pas tant question, le projet d'une déviation activement soutenu par le Président du Conseil Général de l'époque, Bernard Cazeau semble bien parti.Germinal Peiro reprend le dossier... après son père
Arrivé à la tête du département en avril 2015, le socialiste Germinal Peiro a repris le dossier à son compte. Son père Fernand, à l'époque maire de la commune voisine de Vézac, souhaitait déjà cette déviation. Germinal Peiro, lui-même maire de l'autre commune voisine de Castelnaud-la-Chapelle entre 1989 et 2014 la jugera lui aussi indispensable. Il est celui qui la réaliseraBeynac, une route semée d'embûches
À son arrivée à la tête du département, Germinal Peiro reprend donc un projet inachevé. Il avait déjà fait l'objet de trois enquêtes publiques successives, aux résultats contraires. En 1989, la première avait donné un résultat favorable au chantier. Mais ses conclusions ont été rejetées par le Conseil d'État. 4 ans plus tard, une seconde enquête publique se montre cette fois défavorable. Enfin, en 2000, une nouvelle enquête montre à nouveau l'utilité de la déviation. Le chantier ne verra pas le jour pour autant, mais l'enquête aboutit tout de même à une déclaration d'utilité publique sur laquelle s'appuiera le projet ultérieur.Pas d'unanimité
Sur place, à Beynac même, les avis sont partagés. À l'image des maires de la commune. L'actuel défend la déviation, mais son prédecesseur Alain Passerieux y était farouchement opposé. Il procédera à l'élargissement de la voie et en 2017 s'opposera aux engins de chantier du département qui voulaient rétrécir sa chaussée et installer une circulation alternée. Une manière détournée selon lui de justifier la déviation.Persévérance et surenchère... des deux côtés
Entre passe d'armes et campagnes de communication, le projet avance tout de même. Mais à mesure qu'il progresse, les positions se crispent. Entre l'argumentaire sécuritaire du département et celui écologique des opposants, c'est la guerre des chiffres.Sauvons la Vallée Dordogne
Une association, Sauvons la Vallée Dordogne, s'est également constituée pour s'opposer au projet. À sa tête, Philippe Piston d'Eaubonne, très actif et mobilisateur, au point qu'il se retrouvera au tribunal pour diffamation envers Germinal Peiro.La SEPANSO de Dordogne
Enfin, dernier homme de ce triumvirat anti-contournement, Michel André. Le président de l'association de défense de l'environnement SEPANSO 24 a apporté son argumentaire écologique, celui-la même qui fera finalement capoter le projet. En effet, le chantier porte atteinte à l'environnement et surtout à certaines espèces protégées. Face à cela, le Département justifiait son chantier par "l'intérêt public majeur", un argument qui n'a pas convaincu la justice.Au temps de la ZAD
Un autre facteur a lourdement pesé dans la médiatisation du dossier, au point d'en faire un sujet auquel se sont interessés tous les grands médias nationaux. C'est la capacité à mobiliser l'opinion publique. Par la création d'une ZAD fin 2018, tout d'abord, dont la SEPANSO a savamment organisé la mise en place, en pleine polémique sur l'aéroport de Notre-Dame des Landes. Des militants grimperont sur les grues, un camp sera dressé, Noël Mamère viendra soutenir les manifestants, on fera le siège de la préfecture... et l'opinion publique s'intéressera de plus en plus au problème.Beynac et les "people"
Et à l'autre extrême, les relations vont jouer sur un front inattendu. Les people s'en mêlent, et les opposants décrochent un soutien de premier ordre : Stéphane Bern. Il n'en faudra pas plus pour que Germinal Peiro oppose le clan des parisiens et des châtelains à celui des périgourdins. Les deux hommes vont s'écharper par média interposés, des noms d'oiseaux seront échangés. Le Monsieur Patrimoine prendra ardemment fait et cause pour la sauvegarde du milieu naturel et de ses châteaux, le Président du Département se posera en homme de terrain pragmatique et soucieux du bien-être des périgourdins. Relayée par les médias, l'empoignade fera le buzz pendant plusieurs semaines.
Une autorisation préfectorale et un chantier sur les chapeaux de roue
Le 29 janvier 2018, le président du Département jubile : Anne-Gaëlle Baudouin-Clerc vient de signer l'arrêté préfectoral N°DDT/SEER/2018/003. Le feu vert de l'État pour débuter les travaux assorti du soutien écrit d'Edouard Philippe et de celui oral d'Emmanuel Macron pour la bonne réalisation du chantier. L'arrêté préfectoral est un sésame qu'il estime suffisant pour lancer aussitôt les travaux; Il n'attendra pas, comme il est d'usage dans des chantiers délicats, que les recours soient épuisés.
L'arrêté prefectoral retoqué
Or il était prévisible que les opposants ne s'arrêteraient pas là. Ils saisissent le tribunal administratif de Bordeaux. Le 9 avril 2019, ce dernier annule l’arrêté de la préfecture de la Dordogne et ordonne au conseil départemental de remettre le site dans son état naturel.
C'est le début de la dégringolade juridique du Conseil Départemental. Malgré de multiples tentatives, plus aucun de ses arguments ne sera entendu, jusqu'à ce 29 juin 2020, l'ultime recours devant le Conseil d'État ne modifiera pas la condamnation du Tribunal Administratif de Bordeaux. Pour la justice, le Département doit bel et bien remettre en état le site et reléguer son projet aux oubliettes.
Résistance, atermoiements et responsabilité
On peut imaginer que devoir baisser les armes après un combat de plus de trois décennies soit difficilement supportable. Voire inacceptable. Germinal Peiro ne baisse donc pas les bras, promet une résistance sur tous les fronts, affirme d'ores et déjà qu'il ne pourra pas tenir les délais de remise en état qui lui sont imposés (au début de l'année prochaine) et rappelle la faute de l'État. Pour la petite histoire, le Conseil d'État qui a rejetté l'ultime recours du département est présidé par le Premier Ministre, Edouard Philippe, celui-là même qui avait écrit son soutien à Germinal Peiro. Amère pilule.
L'ardoise
L'autre volet du dossier ce sont les coûts. Ceux des études préalables, ceux des travaux, déjà engagés, ceux qu'il faudra dépenser pour remettre en état le site, ceux qui dédommageront les entreprises qui n'auront pas le chantier, ceux que les procédures ont coûté, etc... Et là encore, personne n'est d'accord. Le projet initial était chiffré à 32 Millions. Germinal Peiro assure que plus de 26 Millions ont déjà été dépensés, et qu'il en faudrait encore une quinzaine pour tout démolir. Intolérable gâchis qui justifie selon lui l'achèvement des travaux. Les opposants affirment que ces sommes largement surestimées sont surtout destinées à faire pression sur l'opinion. Ils chiffrent quant à eux la remise en état à 4 millions.
Dégâts collatéraux
Parmi les sacrifiés inutilement, les opposants n'oublient pas de mentionner le bassin gallo-romain mis au jour pendant les travaux de terrassement. Le site, selon un expert, ne revêtait pas d'intérêt majeur et a donc rapidement été évacué. Une centaine d'arbres ont également été détruits, et il est certain que la pose des piles de pont dans la Dordogne n'a pas été sans incidence sur la faune et la flore locale. Tout comme le sera la remise en état.
Tous perdants
Enfin, parmi les dégâts qui seront longs à réparer, il y a le malaise qui s'est installé entre les tenants du projet et les autres. On n'oublie pas bien sûr les nombreux habitants de Beynac et des alentours qui souhaitaient sincèrement l'arrivée de cette déviation, pour des raisons pratiques, de tranquilité, de pollution, de risque, de préservation de leur cadre de vie immédiat. Pas plus que ceux à qui la déviation aurait permi un désenclavement, ou un développement économique. Ils sont les grands perdants de l'opération. Les autres n'en sont pas pour autant des vainqueurs car la vallée portera encore longtemps les traces de cette guerre qu'ils ont gagné. Et enfin, une pensée particulière à ceux qui n'avaient pas d'avis, ni dans un sens ni dans l'autre, mais qui devront tout de même payer au final...