Dans son nouveau roman "Les yeux de Milos", l'académicien Patrick Grainville tisse un portrait croisé des peintres Picasso et Nicolas de Staël, il met en scène aussi l'abbé Breuil en nous emmenant fureter dans les grottes de Dordogne. Exquis !
Milos, personnage central du nouveau roman de Patrick Grainville est apprenti paléonthologue. A Antibes, avec Marine son amoureuse, ils se passionnent pour le destin particulier du peintre Nicolas de Staël. L'artiste s'est suicidé en se jetant de la terrasse de son atelier, laissant une immense toile inachevée. L'ogre Picasso, son exact opposé, fascine aussi les jeunes gens.
Au cours de ses périgrinations, le couple se rend en Dordogne où "Ce fut un merveilleux séjour. Le pays était un grand gruyère troué de nefs de Sixtine et de chapelles magdaléniennes. Coiffé de châteaux forts à donjon. Un labyrinthe de galeries menant à des cathédrales d'aurochs et de bisons."
En revanche, Milos et Marine font l'impasse sur Lascaux IV : "L'édifice ressemblait à l'aile d'un terminal d'aéroport (...) Le populo ira voir le grandiose simulacre. Plus instructif, plus didactique. Climatisé. On peut y pisser, s'y restaurer, y boire un coup, acheter des bouquins, des cartes postales, des vidéos. Il n'y avait pas d'autre solution pour sauver de l'haleine de tous leurs descendants les chefs-d’œuvre des chamans. "
L'auteur sort les griffes quand il voit la profanation toute sélective de la grotte originelle : "Cette dernière est réservée à l'élite de l'humanité ! Aux princes héritiers, aux parasites huppés, aux habiles, aux politiques, aux rastaquouères incultes et puissants, certes aux savants, à des catégories finalement mal connues, rarement évoquées. Furtives visites d'initiés. Faveurs accordées aux maîtres du monde. Aux dictateurs peut-être, aux rois, aux usurpateurs, aux cyniques. Dans les cavernes sacrées de Lascaux : des stars, des satrapes. L'injustice !"
"Un curé des cavernes"
Marine et Milos préfèrent donc l'exploration de Font de Gaume, Rouffignac, Bara Bahau ou des Combarelles où ils imaginent l'abbé Breuil, "le pape de l'archéologie", "l'Ulysse de la préhistoire" faire ses relevés au siècle dernier : "Un curé pour un sanctuaire, c'est normal (...)Breuil plein d'enthousiasme, évoquait le choc de sa découverte de la grotte des Combarelles.Il parcourt une centaine de mètres à la bougie, sans rien discerner, puis doit avancer à quatre pattes. A plat ventre, il enlève sa soutane. En caleçon, vautré dans le vagin de la grotte. Naissance à reculons. Le curé redevient un enfant profane."
"Du darwinisme en douceur"
Au gré du remarquable ouvrage, le lecteur retrouve l'Abbé Breuil flanqué de son assistante écossaise Mary Boyle aussi bien en Palestine qu'en Namibie ou au Vatican où il se fait tancer vertement par le pape pour ses "fouilles obscènes" et son "voyeurisme sacrilège". Le souverain pontife l'appelant à s'en remettre à la "vulgate biblique". "Au début du xx siècle, où l'abbé commença d'explorer les cavernes, en pleine séparation de l'Église et de l'État, il ne s'agissait pas de proclamer un évolutionnisme trop abrupt. Il faisait donc son Darwin en douceur."
Avec sa verve habituelle et son style luxuriant, Patrick Grainville nous happe et nous emmène dans ce voyage des origines de l'art à Picasso, en passant bien sûr par le destin tragique de Nicolas de Staël. Une échappée salutaire en ces temps confinés. Les musées sont fermés, ouvrez "Les yeux de Milos" !
"Les yeux de Milos" - Patrick Grainville- aux éditions du Seuil