Abus sexuels dans l'Eglise : « une emprise totale », les victimes appelées à témoigner à Bordeaux

La Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise fait étape en Gironde durant deux jours. Celle-ci invite les victimes à témoigner pour faire la lumière sur ces affaires, évaluer les mesures prises par l’Eglise, et saisir la justice... lorsque cela est encore possible.
 

José avait 12 ans quand il dit avoir subi les premiers attouchements d’un prêtre à Toulouse. Il était en séminaire, celui-ci avait proposé de payer la pension mensuelle car les parents de José refusaient de le faire, raconte-t-il. La relation avec ses parents était compliquée : « J’étais un enfant mal aimé, un enfant rejeté, un enfant qui n’existait pas ». Aujourd'hui José a 63 ans et vit en Dordogne.

Mon prédateur a profité de ma situation d’abandon. L’enfant rejeté a une faim affective qui fait qu’il va être beaucoup plus réceptif au regard du pédophile.
José
 

Après les attouchements, à 14 ans, il dit avoir subi cette fois-ci le viol, toujours du même bourreau. A l’époque, l’enfant pensait « que ça faisait partie de la vie, que c’était quelque chose de normal, parce que moi j’ignorais totalement la sexualité ». "C'est une emprise totale", résume-t-il.  Désormais l'adulte  a décidé de parler.
   

A la demande de l’Eglise

Comme José, les personnes s’estimant victimes d’abus sexuels dans l’Eglise sont invitées à témoigner. Près de 4 000 l’ont déjà fait : 3 900 signalements ont été enregistrés par la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase). Celle-ci a été créée en novembre 2018 suite à une lettre envoyée à Jean-Marc Sauvé par la Conférence des évêques et la Conférence des religieuses et religieux de France. Tout part donc de l’Eglise qui lui demande de présider cette commission, de la composer avec un mandat précis.
L’ancien vice-président du Conseil d’Etat avoue avoir hésité.

Mais j’ai accepté car j’ai pensé qu’il s’agissait d’une mission d’intérêt général, et qu’on me donnait les moyens financiers nécessaires ainsi que l’accès aux archives.
Jean-Marc Sauvé


83% des victimes présumées ont plus de 50 ans aujourd'hui

Durant deux jours, ce lundi et mardi, à Bordeaux des entretiens individuels sont réalisés par la Commission notamment avec l’aide de France victimes (Fédération regroupant 130 associations spécialisées dans l’aide aux victimes). Des auditions confidentielles au cours desquelles les victimes peuvent se livrer.

Ces séances « durent au moins deux heures », explique Jean-Marc Sauvé, « pour que les victimes puissent s’exprimer sans contraintes temporelles ». « Certaines veulent être entendues mais ne peuvent ou ne veulent se rendre à Paris ». C’est la raison pour laquelle la Ciase a entamé un Tour de France. Parallèlement, une plateforme téléphonique a été mise en place (01 80 52 33 55), une boite mail aussi ( victimes@ciase.fr).

Résultat les témoignages affluent. 62% émanent d’hommes. Dans 32% des cas les victimes présumées ont plus de 70 ans.  (50,5% ont entre 50 ans et 69 ans). Dans la grande majorité des cas, les faits remontent aux années 50, 60 et 70. Certaines zones seraient-elles plus touchées que d’autres ?

Sans surprise on a une représentation plus élevée là où l’empreinte de l’église catholique est élevée : le grand Ouest, l’extrême Est, et un arc partant de la Savoie, passant par le Massif Central, jusqu’aux Pyrénées-Atlantiques,
précise le président de la commission.


Des religieux agressés eux aussi

Parmi les personnes venues témoigner, «on retrouve un certain nombre de prêtres et de religieuses abusés lorsqu’ils étaient enfants ». « Au sein de l’Eglise, on a 14% des abus qui ont été subis par des jeunes majeurs (18-25 ans). Et sur ces 14%, plus d’un tiers étaient des prêtres ou des religieux ou religieuses en formation », précise Jean-Marc Sauvé.

Ces sont des personnes qui sont objectivement dans des situations de vulnérabilité par rapport aux auteurs des abus, car elles pouvaient être dépendantes hiérarchiquement de personnes qui commandaient, par exemple, l’accès aux voeux qu’ils voulaient prononcer.


« Certains abuseurs ont eu plusieurs victimes, on le sait déjà ».

Seule l’exploitation de la totalité des formulaires remplis par les victimes pourra permettre de répondre à certaines questions sur la récurrence des agressions, ou encore sur la nature même des faits.
« On ne peut pas encore répondre à ces questions mais par les témoignages que nous avons reçu, on sait que certains abuseurs ont fait plusieurs victimes, on le sait déjà », explique Jean-Marc Sauvé.
 

Dans certains cas, ils sont déjà poursuivis, dans d’autres ils sont décédés, parfois ils sont encore en vie.
 

Sur 3 900 signalements déjà enregistrés, dans 20% des cas des plaintes ont déjà été déposées. Il faut dire que le délai de prescription est clair : il s’élève à trente ans à compter de la majorité de la victime. « Si l’auteur présumé des faits est décédé on ne peut rien faire » dit le président de la commission, sauf à juger d’éventuels complices ». « Mais on a énormément de cas dans lesquels les prêtres sont décédés ».
 

Saisir la justice lorsque les faits ne sont pas prescrits

Cette commission a quatre objectifs : faire la lumière sur ce qui s’est passé dans l’Eglise depuis 70 ans, dire publiquement comment l’Eglise a géré ces affaires, évaluer les mesures prises par celle-ci depuis le début des années 2000 en matière de prévention notamment, et enfin faire des recommandations.

José raconte avoir parlé à l'époque à un prêtre des agressions sexuelles qu'il avait subi. En 2016, il a contacté ce prêtre par téléphone pour lui demander pourquoi il n'avait pas averti sa hiérarchie. Selon José, voilà ce que l'homme lui aurait répondu :
 

J'ai pensé aux apprentis qui arrivent dans un atelier d'industrie, qui subissent un bizutage, un moment d'initiation pour rentrer dans la confrérie, je n'ai rien pensé à dire, ça me semblait être une étape d'initiation, rapporte José.
 

Pour réaliser son travail, la commission dispose de plusieurs leviers. Elle entend explorer les archives de l’Eglise catholique, des ministères de la Justice, de l’Intérieur et de la Défense, ainsi que celles des juridictions locales. La Ciase a également entamé une étude de terrain dans trois diocèses et trois congrégations pour voir comment les faits se sont produits, dans quelles circonstances ont-ils pu être commis, et quelles ont été les suites.
Enfin, pierre angulaire de ce travail titanesque : amener les victimes à témoigner.  

Son travail s’arrête-t-il là ? La question judiciaire est-elle également traitée par la Ciase ? 

La loi nous fait obligation de signaler à la justice des mauvais traitements et agressions sexuelles sur mineurs et personnes vulnérables
Jean-Marc Sauvé.


« Ceci nous conduit donc quand les auteurs des abus ne sont pas décédés et que les faits ne sont pas prescrits, à faire des signalements à la justice ». « Il s’agit de l’article 434-3 du code pénal, article sur la base duquel le cardinal Barbarin est poursuivi ». 
 

La parole… et après ?

Les raisons qui ont poussé ces personnes à parler varient. « Certaines ne l’avaient jamais révélé », explique Olivia Mons porte-parole de France victimes. « Parfois on a des personnes qui en ont parlé à leur famille, à l’Eglise ou à la justice, et ne sont pas satisfaites des réponses apportées ». « Ces victimes-là nous appellent pour révéler ce qui est pour elles, est un dysfonctionnement. Pour que la Ciase puisse prendre acte de leur situation ou du dysfonctionnement dénoncé ».

Puis restent « les victimes ayant réussi à se construire malgré les violences sexuelles et qui se disent « je veux apporter ma pierre à l’édifice » que construit la Ciase pour que ce type de situation ne se reproduise pas ». C’est le cas de José : « je veux me sentir utile », dit-il. « La meilleure façon pour quelqu’un qui a souffert, ce n’est pas de se lamenter, de se plaindre. »

Certaines sont dans la colère. D’autres sont dans la volonté de construire quelque chose pour faire en sorte qu’il n’y ait plus jamais ça. D’autres encore veulent comprendre comment l’Eglise qui devait les protéger a pu laisser faire. Parfois c’est tout ça en même temps.
Olivia Mons


Une fois le témoignage des victimes présumées recueilli, France victimes met en place un dispositif pour les accompagner. Une aide médicale, psychologique ou encore juridique leur est proposée. Près de la moitié des personnes ayant témoigné ont en effet « sollicité une aide de proximité, la plupart du temps pour un soutien psychologique », précise Olivia Mons, « et quand même aussi pour avoir une explication sur ce qui est possible de faire juridiquement ».


Déjà 3 900 témoignages déjà recueillis, est-ce beaucoup ?

C’est évidemment très relatif. « Aujourd’hui 40 millions de Français ont été en contact étroit avec l’Eglise catholique donc 3 900 c’est à la fois beaucoup et pas considérable au regard de la population concernée », analyse Jean-Marc Sauvé, sachant que la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise est loin d’avoir fini son travail de recueil des témoignages à travers toute la France.

Du côté des victimes aussi ce chiffre s’interprète différemment. « Certaines nous disent, « vous avez déjà tous ces témoignages ? Moi ça me libère, je sens que je ne suis pas seul ». D’autres au contraire affirment « moi je ne voulais pas le dire mais comme je trouve qu’il n’y a pas beaucoup de témoignages, alors, je vais apporter le mien ».

Le travail de la Ciase devrait s'achever début 2021, "pour faire converger nos propres recherches avec celles engagées sur les violences sexuelles en France afin de croiser les données, et faire un état des lieux sérieux", précise Jean-Marc Sauvé.

  
 
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