Une cérémonie d'importance historique a eu lieu, ce mercredi 7 après-midi, dans les locaux de l'École nationale de la magistrature (ENM) à Bordeaux. Robert Badinter a remis le récit de la toute dernière exécution d'un condamné en France, une lettre rédigée en 1977 par Monique Mabelly.
Voilà 35 ans que la peine de mort est abolie en France. Et ce, grâce au combat d'un homme, Robert Badinter, alors garde des Sceaux sous la présidence de François Mitterrand. Ce mercredi 7 décembre, il était présent à l'École nationale de la magistrature (ENM) afin de remettre un document à la valeur historique : le récit poignant, heure par heure, de la toute dernière exécution d'un détenu, Hamida Djandoubi, exécuté par guillotine le 10 septembre 1977 à Marseille pour la torture et le meurtre d'une jeune fille.
En ce 10 septembre 1977, Monique Mabelly, doyenne des juges d'instruction de Marseille, rédige une lettre livrant son témoignage, ses impressions. Commise d'office pour assister à l'exécution, elle confie en neuf pages sa "réaction de révolte", sans pouvoir s'y soustraire. En effet, à cette époque, un magistrat étranger au dossier était désigné pour assister à l'exécution, afin de recueillir, s'il y en avait, les déclarations du condamné.
En pleine nuit, une voiture de police vient la chercher chez elle pour l'emmener à la prison des Baumettes, où a lieu l'exécution. "Pendant le trajet, nous ne prononçons pas un mot", écrit-elle. À son arrivée, il faut aller chercher le détenu, qui sommeille dans sa cellule. Elle décrit ses pas hésitants, car il ne faut pas faire de bruit. On le prépare, il va bientôt rejoindre la guillotine.
"Nous attendons. Personne ne parle. Ce silence, et la docilité apparente du condamné, soulagent, je crois, les assistants. On n'aurait pas aimé entendre des cris ou des protestations."
"Il est jeune. Les cheveux très noirs, bien coiffés. Le visage est assez beau, des traits réguliers, mais le teint livide, et des cernes sous les yeux. Il n'a rien d'un débile, ni d'une brute. C'est plutôt un beau garçon", commente-t-elle.
Monique Mabelly décrit la procession, le cortège qui s'arrête auprès des tables. Hamida Djandoubi est assis sur une chaise, les mains menottées dans le dos. Celles-ci sont trop serrées, alors, raconte-t-elle, il est question de les remplacer par une cordelette. "Mais on se contente de lui enlever les menottes et le bourreau a ce mot horrible et tragique "vous voyez, vous êtes libre !..." Ça donne des frissons..."
En dernière volonté, le détenu a le droit à deux cigarettes et un verre de rhum.
Il a les mains libres et fume lentement. C'est à ce moment que je vois qu'il commence vraiment à réaliser. Que c'est fini. Qu'il ne peut plus s'échapper. Que c'est là. Que sa vie, que les instants qui lui restent à vivre, dureront tant que durera cette cigarette.
Elle poursuit : "C'est à ce moment que les sentiments commencent à s'entremêler. Cet homme va mourir, il est lucide, il sait qu'il ne peut rien faire d'autre que de retarder la fin de quelques minutes. Et ça devient presque comme un caprice d'enfant qui use de tous les moyens pour retarder l'heure d'aller au lit !"
Le condamné tente d'élargir son temps, de gagner quelques minutes. Il demande une autre cigarette, n'ayant pas aimé les deux premières. "Mais le bourreau, qui commence à s'impatienter, s'interpose : "on a déjà été très bienveillant avec lui, très humain, maintenant, il faut en finir".
En tout, une vingtaine de minutes se sont écoulées, et semblent comme suspendues dans le temps.
"20 minutes, si longues, et si courtes ! Tout s'entrechoque. La demande de cette dernière cigarette redonne sa réalité, son "identité" au temps qui vient de s'écouler. On a été patients, on a attendu 20 minutes, debout, alors que le condamné, assis, exprime des désirs qu'on a aussitôt satisfaits. On l'avait laissé maître du contenu de ce temps. C'était sa chose. Maintenant, une autre réalité se substitue à ce temps qui lui était donné. On le lui reprend."
De là, tout semble s'accélérer. "Tout va très vite, le corps est presque jeté à plat ventre, mais à ce moment je me tourne, non par crainte de "flancher", mais par une sorte de pudeur (je ne trouve pas d'autre mot), instinctive, viscérale". Le récit devient plus saccadé, semble plus détaché.
Monique Mabelly décrit un bruit sourd, des quantités de sang qui semblent lui faire peur. Il ne reste plus que le corps sans vie, le nettoyage de la guillotine : "Il faut vite effacer les traces du crime...", écrit-elle. Après avoir assisté à la rédaction du procès verbal, Monique Mabelly rentre chez elle.
"À 5h10, je suis chez moi. J'écris ces lignes", conclut-elle, laconiquement.
R. Badinter : "Il faut qu'elle écrive tout ce qu'elle a vu pour s'en libérer" #LTBadinter
— Ecole magistrature (@ENM_France) 7 décembre 2016
R. Badinter : "Ce manuscrit est fait pr l'enseignement des jeunes générations(...) C'est un souvenir du passé, un passé révolu." #LTBadinter
— Ecole magistrature (@ENM_France) 7 décembre 2016
► RELIRE la lettre rédigée par Monique Mabelly en 1977 :