En 2018, une étude de l'Agence nationale de santé et du médicament confirme les liens "avérés" entre la prise de médicaments progestatifs tels que l'Androcur ou le Lutényl et le développement de méningiomes, des tumeurs au cerveau. Des femmes victimes ont décidé d'attaquer l'État en justice pour obtenir réparation. Le cabinet Dante qui les représente demande la création d'un dispositif d'indemnisation.
Pour raconter son histoire, Nadia Garrigue s'accompagne d'une synthèse détaillée, écrite minutieusement. Elle craint d'oublier certains détails de "sa douloureuse expérience". Par moments, elle s'égare, se mélange quelques dates, puis s'excuse presque de garder de légers "troubles cognitifs et de mémoires", qui l'obligent encore aujourd'hui à "tout noter". En mai 2008, cette directrice d'une agence bancaire, à Bergerac, en Dordogne, fait soudainement une crise d'épilepsie. "Plus aucun son ne sortait de ma bouche, j'étais muette et après c'est le trou noir", lâche-t-elle. Transportée à l'hôpital Pellegrin de Bordeaux, Nadia est finalement diagnostiquée d'un méningiome au cerveau, une tumeur "de la taille d'une orange", accompagnée d'un œdème "tout aussi gros".
"Désastre le plus total"
Très vite opérée, sa craniotomie est suivie d'une convalescence en maison de repos, Nadia s'enfonce "dans un gouffre". "J'étais constamment prise de vertiges, je titubais, c'était le désastre le plus total", raconte-t-elle. Malgré la rééducation et "les traitements médicamenteux très forts", elle tombe dans une dépression nerveuse et enchaîne les opérations lourdes. Pourtant "en pleine ascension professionnelle", la directrice en banques sera à l'arrêt de 2008 à 2011, avant une mise en invalidité de deuxième catégorie. "Ça a bousculé toute ma vie", glisse-t-elle. Depuis, Nadia subit "des crises de douleur insupportables", des insomnies et "vit les trois quarts du temps à l'intérieur" pour éviter d'empirer ses infections quasi hebdomadaires. "Je suis beaucoup plus vigilante, car j'ai appris à gérer ma situation", précise-t-elle.
Je ne pouvais pas parler sans tousser, j'attrapais tout ce qui passait et j'avais des sinusites chroniques.
Nadia Garriguevictime du Lutéran
C'est en 2019, au détour d'une émission télévisée, que le parcours de Nadia prend instantanément sens. À l'écran, Emmanuelle Huet-Mignaton, présidente de l'association Amavea, lève le voile sur les liens qui existeraient entre la prise de médicaments progestatifs et le développement de méningiomes. "Ça a fait tilt", insiste Nadia. Pendant quinze ans, la cinquantenaire s'est vue prescrire du Lutéran pour soulager son endométriose. "J'ai pleuré, et j'ai été rassurée de ne plus être seule, ce n'était plus moi le problème."
Des effets secondaires minimisés
Le Lutéran comme l'Androcur ou le Lutenyl, sont des médicaments progestatifs utilisés en contraception, pour le traitement de certaines pathologies gynécologiques, comme traitement hormonal pour la ménopause ou encore contre l'acné. Ils font partie des médicaments commercialisés dans les années 80 et mis en cause dans une étude de l'Agence nationale de santé et du médicament (ANSM). En 2009, l'Androcur fait, par exemple, l'objet d'une surveillance spécifique au niveau européen en raison du risque d'apparition de méningiome. Deux ans plus tard, l'Agence européenne des médicaments exige que ce risque soit mentionné dans la notice. Enfin, en 2022, l'ANSM précise dans une publication que "ce risque est connu depuis les années 2010". Ce n'est qu'en 2018 que sera publié un rapport pointant "une augmentation du risque de méningiome avec la durée d'utilisation" de ces médicaments.
L'association a un dossier de presse, qui répond à la majorité des questions qu'on peut se poser sur les #méningiomes et les #progestatifs .
— AMAVEA association de victimes de méningiomes (@AMAVEA1) May 29, 2024
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C'est justement pour faire connaître ce risque du grand public qu'Emmanuelle Huet-Mignaton crée l'association Amavea en 2019, accompagnée d'un conseil scientifique. Elle aussi a consommé de l'Androcur et du Lutéran pendant plus de quinze ans et se fera opérer de quatre méningiomes sur les cinq qui lui sont diagnostiqués en 2017. "Je ne mesurais pas le nombre de victimes, s'étonne-t-elle encore. La seule solution pour avoir du poids était de rassembler toutes les femmes concernées."
"Je commençais à moins bien voir, je me suis dit que c'était normal"
Marie-Pierre Launay a très vite rejoint l'association. Cette habitante de l'Houmeau, près de La Rochelle, ne sait plus très bien quand elle a commencé à prendre de l'Androcur. 2005, ou 2006 "peut-être". Ce dont elle se souvient parfaitement en revanche, c'est le soulagement qu'elle a ressenti les mois qui ont suivi. Souffrant de règles particulièrement douloureuses, elle se voit prescrire ce médicament progestatif ayant pour conséquence de les faire disparaître. "Le bonheur, insiste-t-elle. À ce moment-là, j'étais très contente." Petit à petit, Marie-Pierre ressent toutefois une dégradation de ses acuités visuelles. "Je commençais à moins bien voir, mais je travaille beaucoup sur ordinateur, je me suis dit que c'était normal, puis en vieillissant…"
Mais en 2013, une IRM lui décèle des méningiomes sphéno-orbitaires dont elle se fera opérer dans la foulée. 50 % de son champ visuel sera diminué après l'opération et l'Androcur lui restera prescrit. Aujourd'hui, Marie-Pierre en est à sa troisième opération et "ne voit plus du tout de son œil droit". "Ça aurait pu être évité si on m'avait donné un autre médicament, d’autant plus qu'après ma récidive, on a continué de me le prescrire et personne ne m'a rien dit. Ça me met en colère", tonne-t-elle.
Quand j'ai appris ça, j'ai foncé chez ma gynéco pour lui dire : "C'est pas possible, on sait tout ça et vous me laissez quand même sous Androcur ?"
Marie-Pierre Launayvictime de l'Androcur
Recours auprès de la justice, 500 dossiers
En mars 2024, deux requêtes ont été déposées auprès du tribunal administratif de Montreuil, en Seine-saint-Denis et mettent en cause l'État pour défaut d'information. Charles Joseph-Oudin, avocat en charge des victimes pour le cabinet Dante, à Paris, recense à ce jour plus de 500 dossiers en attente d'être étudiés, dont 39 provenant de la région Nouvelle-Aquitaine. "Sur la cinquantaine d'expertises judiciaires ordonnées, une vingtaine est terminée et toutes retiennent le lien de causalité entre progestatifs et méningiomes", indique l'avocat.
Nous considérons qu'à partir de 2004, la dangerosité est avérée, les agences de santé traînent à transmettre des informations, alors que chaque jour qui traîne, ce sont des jours où les méningiomes se développent.
Charles Joseph-Oudinavocat en charge des victimes pour le cabinet Dante
"D'autres plaintes vont arriver, dont la mienne", avance Emmanuelle Huet-Mignaton. Nos attentes, c'est d'authentifier les responsables, pourquoi on arrive à ce que des milliers de femmes soient opérées du cerveau sans être informées des risques ? Pourquoi la sonnette d'alarme n'est tirée qu'en 2018 ?", s'indigne la présidente de l'association Amavea.
"La justice n'arrive pas à absorber tous ces dossiers, il y en a trop"
Ce lundi 3 juin, le cabinet Dante, a rédigé un courrier adressé au ministère de la Santé. Consulté, ce courrier réclame la "création d’un dispositif d’indemnisation amiable comparable à ceux existants pour le Benfluorex et le Valproate de Sodium". "La création d’un dispositif amiable d’indemnisation permettrait, à l’ensemble des victimes de bénéficier d’un collège d’experts nommés, bénéficiant de sa propre organisation garantissant ainsi des délais raisonnables et une absence de risque de contestation du rapport", est-il écrit.
"Il n'y a pas de dispositif d'indemnisation comme dans Mediator ou Depakine, développe Charles Joseph-Oudin. C'est une demande très forte pour les victimes, car la justice n'arrive pas à absorber tous ces dossiers, il y en a trop. En l'état, s’il n'y a pas de dispositif d'indemnisation créé, on sera obligés de faire des expertises individuelles et c'est un bordel terrible."
Prévention
Si Nadia Garrigue s'est, jusqu'à présent, résignée à ne pas entamer de recours en justice, elle souhaite cependant transmettre son dossier au cabinet Dante afin qu'il soit examiné. "J'attends une reconnaissance, qu'on trouve un médicament de substitution pour qu'on ne prescrive plus de progestatifs, explique-t-elle. Pour moi, c'est trop tard, mais je veux aider les autres, je ne veux plus qu'on mente."
Alexandra (le prénom a été modifié) non plus n'a pas "l'énergie de faire une croisade". Après la prise de Lutényl pendant plus de vingt ans pour atténuer son endométriose, elle est diagnostiquée de sept méningiomes "qui peuvent grossir du jour au lendemain". Après de lourds traitements, elle "commence aujourd'hui à se stabiliser" malgré des pertes de mémoires fréquentes, une fatigue persistante et des vertiges réguliers. "Tout le monde participe à cette chaîne de responsabilité, c'est un système entier, accuse-t-elle. Je témoigne pour faire de la prévention, je pense à mes filles qui sont des jeunes femmes et qui devront faire avec ces médicaments."
Le moindre mal ?
Pourtant, Alexandra reconnaît l'efficacité de ce médicament dans la lutte contre son endométriose. Avant d'entamer son traitement de Lutényl, et que sa maladie ne soit diagnostiquée, cette Girondine manque de mourir d'une hémorragie interne."On m'appelait la petite rescapée, se souvient-elle, il fallait trouver une solution, et vite." Rapidement, le progestatif s'avère être "le médicament miracle".
"Plus de règles, ni de maux de ventre alors qu'avant, j'avais l'impression d'accoucher tous les jours. Face à la maladie, on accepte tout et même si à l'époque on m'avait parlé des risques que j'encourais, j'aurais peut-être fait le choix de prendre le Lutényl quand même, confie-t-elle. Entre le marteau et l'enclume, la mort et la potentialité de développer des méningiomes, on choisit le moins risqué à l'instant T. Mais ça vous soigne d'un côté et ça vous mutile de l'autre."
Le professeur Hugues Loiseau, neurochirurgien au CHU de Bordeaux, fait partie du conseil scientifique partenaire de l'association d'aides aux victimes Amavea. "On nous demande de traiter des infections avec les éléments dont on dispose et si un traitement est efficace, pourquoi le discuter ?", se questionne-t-il.
On peut reprocher aux laboratoires, et c'est évident, le principe d'essayer de vendre le plus possible de quantités au lieu de s'intéresser aux effets doses/efficacité.
Professeur Hugues Loiseauneurochirurgien au CHU de Bordeaux et membre du conseil scientifique Amavea
"Ces produits ont été largement utilisés parce que les personnes qui les prenaient en tiraient un certain bénéfice, mais il y a beaucoup de médicaments qui apparaissent sur le marché sans qu'on ait une vision très claire des effets secondaires que ça peut engendrer. Le problème, il est là", conclut le neurochirurgien.
Selon l'AFP, les prescriptions d’Androcur ont reculé de près de 90 % entre janvier 2018 et décembre 2023. Fin novembre 2023, moins de 10 000 patientes étaient traitées par Androcur contre environ 90 000 fin 2017.
*Le prénom a été modifié