Elles ont 25 ans, un travail stable, consomment et vendent de la drogue : décryptage d'un phénomène de société

Longtemps symptomatique d’une déchéance sociale, la drogue s’impose de plus en plus dans les classes moyennes et supérieures, et surtout se féminise. Sarah Perrin, sociologue, se penche sur ce phénomène de société longtemps passé sous les radars de spécialistes et en dresse un portrait.

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En 2021, l’affaire Alicia Faye faisait grand bruit à Bordeaux. Cette jeune femme de 25 ans, faisait la "mule". Elle est morte lors d’un transport de drogue entre la Guyane et l'Hexagone. Une figure féminine du narco trafic qui semblait être une exception. 

Elle est pourtant loin d'être un cas isolé, souligne Sarah Perrin. La sociologue bordelaise s'appuie sur des statistiques officielles des institutions policières et sanitaires hors sol : il existe de plus en plus de femmes dans le monde de la drogue. À l'échelle internationale, elles sont plus de 20 %. En France, selon le Service statistique ministériel de la sécurité intérieure, en 2021, 9 % des personnes interpellées dans le cadre de la lutte contre le trafic de drogue étaient des femmes. 

La sociologue bordelaise a étudié pendant trois ans un panel de 26 femmes bordelaises âgées de 20 à 35 ans, pour comprendre ce phénomène de ces femmes qui consomment et vendent de la drogue. Des parcours qu'elle retrace dans son livre Femmes et drogues, trajectoires d’usagères revendeuses insérées socialement à Bordeaux et Montréal publié aux éditions Les Bords de l’Eau.

"Si je ne fume pas le soir, je ne dors pas"

Le modèle qui revient le plus est celui d'une fumeuse de joints. Le cannabis est la principale drogue consommée par ces femmes. "Ce sont des profils qui, pour la majorité, consomment essentiellement du cannabis et occasionnellement de la cocaïne ou de la MDMA, de l’ecstasy, voire des champignons dans un contexte festif", précise-t-elle. 

À l'image de Françoise, Bordelaise de 26 ans qui rapporte :  si je ne fume pas le soir avant de dormir, je ne dors pas. C’est vraiment à ce niveau-là que je ressens une dépendance".

Si toute la journée s’passe et j’ai rien à fumer, […] j’vais être un peu plus irritable.

Françoise

Consommatrice bordelaise de cannabis

Ou encore de Morane, 24 ans qui se considère dépendante. "C’est pas un problème dans ma vie quotidienne. […] Ça va pas m’empêcher d’aller bosser, ça va pas m’empêcher de me réveiller, ça va pas m’empêcher de sociabiliser. […] C’est vraiment un plaisir." Ces consommatrices sont "plutôt des personnes blanches et hétérosexuelles, qui vivent dans le centre-ville, donc de la classe moyenne supérieure en général", détaille la sociologue

La revente : un milieu misogyne 

Sarah Perrin revient sur l'expérience d'une autre jeune femme, également bordelaise, âgée de 25 ans, qui compare l’expérience d’achat auprès d'un dealer inconnu à un passage chez le garagiste. "Le dealer, comme le garagiste, présuppose qu’une femme n’y connaît rien en drogue ou en voiture. Et qu’il sera donc facile de lui proposer un tarif bien plus élevé que les prix pratiqués habituellement, ou une prestation de moindre qualité".

Un stéréotype arrive très vite : une femme n’a rien à faire dans ce milieu.

Sarah Perrin

Sociologue, auteure de "Femmes et drogues"

Cette misogynie ordinaire est particulièrement prégnante dans ce milieu ultra-viriliste de la drogue. "Du point de vue de la vente, c'est un milieu d'hommes", résume Sarah Perrin. "À partir du moment où on est une femme et qu’on veut acheter ou vendre seule, on est forcément confrontée à des valeurs virilistes, à des stéréotypes, à de la discrimination, à des menaces de violence ou à de la violence concrète. Donc, il faut forcément développer des stratégies. Le propos de ce livre, c'est aussi d’analyser ces stratégies-là", explique-t-elle. Parmi ces stratégies : la revente entre ami(e)s.

Petites ventes entre ami(e)s

À Bordeaux, Céline a vendu "un peu d’ecstasy, […], plus pour pouvoir se payer ses consommations, que pour pouvoir vraiment gagner de l’argent, explique Sarah Perrin dans son ouvrage. Ce sont des personnes qui vont avoir une trajectoire d’usage-revente. Elles vont revendre les produits qu’elles consomment, dans l’objectif de ne pas payer leur propre consommation". Car il faut compter sur l'effet discount : plus la quantité achetée est importante, moins le coût à l’unité est élevé. 

Mais il y a l'autre aspect, sécuritaire. La sociologue décrit à quel point Bordeaux est une ville compliquée en termes de réseaux de revente. Afin d'éviter les deals en pleine rue et les dealers peu scrupuleux, voire dangereux, les femmes s'organisent autrement : s'accompagnent chez le dealer et se revendent entre elles.

Lili, 26 ans, résume ce sentiment d'insécurité : "en tant que nana, […] tu ne sais pas ce qu’il peut se passer".

Les dealers c’est pas tous des gentils, […] et une femme seule, quelle que soit la situation, ça sera toujours plus[…] craignos qu’un mec seul."

Laura

"Femmes et drogues"

Et comme le précise la sociologue, "personne ne va appeler la police pour dire mon dealer m’a harcelée". Le témoignage de Maïa va encore plus loin dans la description de l'appréhension de la rencontre physique avec le dealer: "C’est un milieu super violent, […] encore plus si t’es une nana. Moi j’vois mon gars, […] il était charpentier, il peut au moins se défendre, au moins mettre les bras devant son visage pour essayer de faire bouclier ; moi, […] mon poignet il me le casse ! Qu’on se le dise, j’fais 55 kilos, hein, j’en fais pas 70, 80. […] Un coup de couteau, ça part super vite."

Sarah Perrin fait le parallèle avec Montréal, où la vente de cannabis est légale, et où il y a, de fait, moins d'insécurité à l'achat. "Ça formalise les relations sociales et évite les débordements, observe-t-elle, avant de tempérer. Légaliser, ça protège les femmes dans les moments d’achat, mais pas dans les moments de consommation".

"Une femme qui consomme, c'est une femme facile"

"Une femme qui consomme dans l’esprit de certains hommes, c’est une femme facile, c'est une femme qui est disponible sexuellement", insiste Sarah Perrin. 

L'auteure se souvient notamment d'un entretien avec une jeune femme, interrogée chez elle, sur son canapé, "le canapé sur lequel elle avait été violée l’avant-veille", précise la chercheuse. "C’est assez symptomatique de la place des femmes en général, de plus, est dans un milieu illicite", étaye-t-elle. 

Cécilia témoigne également d'agressions auxquelles elle a directement assisté sur des filles "défoncées" : "elles se faisaient tripoter dans tous les sens par les mecs et elles étaient pas au courant. Elles étaient complètement inertes, […] ils leur touchaient les seins, les fesses".

Contexte hostile et fierté 

Dans cette adversité, les femmes qui s'en sortent développent un sentiment de fierté. Sarah Perrin parle d'empowerment. Celui-ci transparaît dans le discours des participantes à travers la récurrence de l’emploi de termes tels que "confiance", "assurance", "maturité", "sécurité" et "forte"…

Un autre entretien a marqué considérablement la chercheuse. Une jeune femme "mettait en avant énormément d’empowerment". "Elle me disait : je me suis construit une confiance en moi en vendant, en apprenant à négocier, en m’intégrant dans un milieu masculin".  

Un jeu d'équilibre  

Toutes les femmes interrogées par la chercheuse font partie d'un même milieu social. Elles ont toutes fait des études supérieures, perçoivent parfois des salaires de 1 300 euros, tout en ayant des parents qui gagnent jusqu'à 15 0000 euros. Et toutes apprécient ce subtil équilibre entre vapeurs de la drogue et lucidité du quotidien. "On est sur des gens qui adhèrent complètement aux valeurs promues par notre société de réussite économique, d’enrichissement, d’avoir des études, d’avoir un bel appartement", note la chercheuse.

On est aussi sur des gens qui ne supporteraient pas uniquement de faire du métro boulot dodo.

Sarah Perrin

Sociologue, auteure de "Femmes et drogues"

Sarah Perrin évoque cette soupape de décompression essentielle, mais qui ne fait pas une vie. "Elles sont vraiment dans un jeu d’équilibre entre la déviance et la norme. Je pense que c’est le cas de la plupart des usagers de drogue et des personnes insérées socialement, qui jonglent entre les différents impératifs liés à la consommation, à la vie professionnelle ou familiale", conclut-elle.

À l'image de Céline, fan de sa double vie : "J’aime pouvoir me dire que le vendredi soir, j’suis dans un vieil entrepôt à faire la fête, à me mettre des trucs dans la tête toute la nuit, et le samedi midi, j’suis en repas de famille, dans un endroit assez classe, à boire du champagne quoi", témoigne la jeune femme.

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